UNIVERSITE DE PARIS VIII
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UNIVERSITE DE PARIS VIII
UNIVERSITÉ PARIS 8 – VINCENNES-SAINT DENIS Ecole Doctorale : Société - Information - Informatique - Culture Thèse pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS 8 Discipline : Sciences de l’Information et de la Communication présentée et soutenue publiquement le 17 mai 2004 par : Claudia Feld LA TÉLÉVISION COMME SCÈNE DE LA MÉMOIRE DE LA DICTATURE EN ARGENTINE. Une étude sur les récits et les représentations de la disparition forcée de personnes Directeur de thèse : M. Armand Mattelart N° attribué par la Bibliothèque REMERCIEMENTS La présente thèse est le résultat d’un long parcours au cours duquel de nombreuses personnes ont apporté leur soutien inconditionnel, leurs encouragements et leur camaraderie. Si je ne peux toutes les nommer, je souhaite qu’elles se reconnaissent en lisant ces lignes et qu’elles mesurent ma reconnaissance. La confiance première du directeur de cette thèse, Armand Mattelart, le soutien apporté tout au long de ces années ainsi que les opportunités qu’il m’a données – y compris dans les moments les plus difficiles – sont quelques uns des éléments fondamentaux à l’aboutissement de cette thèse. Je l’en remercie. La possibilité de travailler avec lui et d’apprendre de son expérience m’a enrichie non seulement en tant que « chercheuse » mais aussi et surtout en tant que personne. Parce qu’ils sont étroitement liés à ce processus de formation et d’apprentissage qu’engage toute recherche, je ne peux que souligner l’importance de mes deux autres « maîtres » : Elizabeth Jelin et Héctor Schmucler. La traduction en français du manuscrit final a été prise en charge par Antonia García Castro que je remercie également pour les commentaires rigoureux des brouillons successifs. De brouillon en brouillon, et pas à pas, ce travail a également été nourri par les échanges et les discussions avec les boursiers et les enseignants du Programme de Recherche et de Formation de Jeunes Chercheurs « Mémoire collective et répression : perspectives comparatives sur le processus de démocratisation dans le Cône Sud de l’Amérique Latine » développé par le Social Science Research Council (SSRC) et dirigé par Elizabeth Jelin ; ainsi qu’avec les membres du Núcleo de Estudios sobre Memoria del Instituto de Desarrollo Económico y Social (Groupe d’Etudes sur la Mémoire de l’Institut de Développement Economique et Social, IDES). Je remercie également les participants au programme de recherche dirigé par Mirta Varela à l’Université de Buenos Aires. D’autres ont participé à des tâches extrêmement concrètes : Alejandra Naftal et Román Volnovich m’ont aidé à obtenir une partie du matériel audiovisuel nécessaire à l’étude ; Natalia Santero, Roxana De Candia et Patricia Feld ont collaboré au dépouillage des archives et à la transcription des entretiens ; Lucila Schonfeld, Marisa Strelczenia, Graciela Queirolo et l’Association « Memoria Abierta » ont fourni les éléments indispensables à l’élaboration de l’annexe des images. Cette thèse est riche de leur soutien et aussi du généreux concours apporté par toutes les personnes ayant accepté de parler et de participer à cette recherche au cours des divers entretiens effectués. Enfin, je veux également témoigner ma reconnaissance au personnel de IDES et à Gisèle Boulzaguet. Cette thèse a eu le soutien économique des bourses de recherche attribuées par l’Université de Buenos Aires, le Social Science Research Council, et le Instituto de Desarrollo Económico y Social. 2 TABLE DES MATIERES 8 PROLOGUE PREMIERE PARTIE. Mémoire, disparition et télévision 16 Chapitre 1. Mémoire et télévision : une relation complexe 17 Point de départ : questions, dilemmes et tensions 18 Qu’appelons-nous « mémoire » ? 24 La télévision comme scène de la mémoire 31 Dispositif de l’analyse 36 Axes principaux de la recherche présentée 42 Chapitre 2. Les enjeux de mémoire face au « crime de la disparition » (1976-1983) 46 I - Dictature et répression : la disparition forcée comme système 47 Antécédents : Violence politique et répression en Argentine 47 (1966-1976) Antécédents du terrorisme d’Etat 52 La disparition forcée 54 Objectifs de la disparition 61 Effets de la disparition 65 II - Mémoire, images et disparition 72 Montrer la disparition 72 La « version » des militaires : le « Document Final » 79 Le « Document Final » à la télévision 85 Enjeux de mémoire 90 3 DEUXIEME PARTIE. Actions institutionnelles et récits médiatiques : à la recherche d’une narration (1984-1994) 96 Chapitre 1. Récits de la transition : mémoire, vérité et justice (1984-1986) 99 I – Le « show de l’horreur » 108 Une construction médiatique 108 Déterrer ce qui était enterré 113 Les « N.N. » 117 Fragments de témoignages 121 Comment parler de la disparition ? 124 II - La CONADEP et le rapport Nunca Más 126 Climat de pressions 128 Messages contradictoires 131 Un nouvel énonciateur 135 Les propriétés du discours 137 Les témoignages 141 Le choc du « Nunca Más » 146 Une scène de la mémoire 149 Le livre Nunca Más 151 III – Le procès des ex-commandants 155 Un « procès historique » 156 La mise en scène du procès 158 La décision d’une diffusion télévisuelle sans son 163 Une vérité juridique 168 Médias et actions institutionnelles 172 Chapitre 2. La « réconciliation nationale » : silence et impunité (1987-1994) 174 Point Final et Obéissance Due 175 Les grâces présidentielles 179 4 Mémoire et Impunité 181 Silence, autocensure et vidéos pirates 183 Des militaires inquiétés 184 TROISIEME PARTIE. La télévision comme scène de la mémoire (1995-1999) 189 Chapitre 1. Réactivation de la mémoire 193 I – Langages, acteurs et événements 194 L’événement 194 Les brèches de l’impunité 197 H.I.J.O.S. et les escraches 201 A vingt ans du coup d’Etat 204 De nouveaux lieux de remémoration 206 II – Nouveaux rôles de la télévision 208 Rôles de la télévision dans le travail de mémoire 208 La télévision comme scène de la mémoire : raisons d’une sélection 210 Les dispositifs télévisuels I : l’émission journalistique d’opinion 213 Les dispositifs télévisuels II : le documentaire télévisé 218 Chapitre 2. Emissions journalistiques d’opinion : Les ex-agents de la répression à la télévision (1995 – 1997) 225 I - Du « repentir » à la « réconciliation » 226 Déclarations télévisuelles des ex-agents de la répression 226 La construction du « repentir » 233 Aveu, autocritique, repentir 237 Les métaphores de la « réconciliation » 243 La mise en scène de la « réconciliation » 249 Mémoire et repentir 251 Le visage des assassins 253 Les « vols » 257 5 II – L’impossible « débat » entre victimes et bourreaux 261 La polémique sur les faits 265 Les règles du débat 272 La « preuve » télévisuelle 277 Chapitre 3. Documentaires télévisés : les images du procès à la télévision (1998 - 1999) 285 I – Comment les images du procès parviennent à la télévision 286 Les images retrouvées 286 Du procès à l’ ESMA 290 Comment gérer les émotions ? 297 Montrer la vérité 301 II - La valeur du témoignage dans le documentaire télévisé 305 Témoignage et disparition 305 Le témoignage à la télévision 307 « Le jour d’après » 310 Ce que racontent les témoins 314 III - Les “enfants” comme symbole, comme accroche, comme thème 316 H.I.J.O.S., enfants et petits-enfants 316 Les « enfants » à l’écran 320 Les « enfants » comme accroche 326 Modèles d’identification 329 Les « enfants » comme thème 332 CONCLUSION. Le futur de la mémoire 342 Ruptures et continuités 350 Dangers et enjeux 354 Questions ouvertes 356 BIBLIOGRAPHIE 360 6 ANNEXES 378 ANNEXE I : LES MEDIAS SOUS LA DICTATURE 379 ANNEXE II : DECLARATIONS ANALYSEES 391 ANNEXE III : CHRONOLOGIE 416 ANNEXE IV : SIGLES 420 ANNEXE V : IMAGES 421 7 PROLOGUE J’appartiens à une génération dont l’enfance s’est déroulée sous la dictature. De cette enfance nombre d’activités quotidiennes et futiles me reviennent en mémoire : aller à l’école, jouer avec des figurines, regarder des émissions pour enfants, apprendre les règles basiques de l’existence et de la vie en société. Entre 1976 et 1983, tandis que les militaires séquestraient et assassinaient des milliers de personnes, censuraient les médias et réduisaient les opposants au silence, ma vie semblait s’écouler dans un univers cloisonné comprenant ma maison, mon école, ma famille. Les disparus, les exilés, les prisonniers politiques faisaient partie d’une autre réalité dont les adultes de mon entourage parlaient à voix basse, souvent avec des références fragmentaires et à demi-mots. Aucun membre de ma famille n’a disparu, aucun d’entre eux n’a été emprisonné ou contraint à l’exil. Néanmoins, les références étaient proches : des amis de mes parents, certains de leurs collègues, comptaient parmi les victimes de la répression. On ne disait aux enfants que peu de choses et toutes les allusions à cette réalité cachée se scindaient invariablement par un avertissement : « il ne faut en parler à personne ». Des années plus tard, lorsque la dictature prit fin et que les demi-mots se muèrent progressivement en phrases complètes, lorsque les voix se haussèrent et que le puzzle de cette histoire devint récit plus complet et plus complexe, j’ai su que ma vie quotidienne avait été traversée par l’expérience dictatoriale : j’avais été à l’école dont les programmes d’enseignements étaient décidés par le régime, j’avais regardé à la télévision des émissions pour enfants censurées – et dans plusieurs cas – produites par la dictature, j’avais joué avec les figurines du mondial de football de 1978 (l’événement sportif avec lequel les militaires ont voulu se légitimer), j’avais appris les règles de la vie en société à travers la peur et l’oppression. A la croisée des souvenirs et des interprétations ultérieures de ces mêmes souvenirs, en quête d’une identité traversée par les luttes et les processus politiques de mes premières années, j’ai commencé à m’interroger sur ma propre mémoire, en tant qu’adulte, avec l’intention de comprendre. Dans le cadre de ces interrogations personnelles et générationnelles, mon option a été d’aborder la question de la 8 mémoire de la répression dictatoriale par le biais d’un travail de recherche en sciences sociales. Enquêter sur la mémoire de la répression engageait, pour moi, de commencer à déchiffrer ce climat de peur ayant entouré mon enfance ; de tenter de transformer cette expérience en un espace intelligible au présent ; d’entreprendre un chemin – certes, modeste, incomplet – pour revendiquer la vérité des faits du passé contre le mensonge et le silence ; et d’essayer de contribuer à désactiver aussi bien les modalités par lesquelles ce passé conditionne le présent que les conditions de l’horreur susceptibles de se reproduire à l’avenir. Lorsque j’ai commencé cette enquête en 1995, les approches les plus répandues en Argentine sur la question de la dictature et de sa mémoire avaient pour résultat des oeuvres testimoniales (consignant divers aspects de la répression à travers le récit de leurs protagonistes)1 ou journalistiques (enquêtes réalisées par des journalistes en vue d’obtenir et de diffuser des informations et des opinions sur divers aspects et/ou personnages de la dictature)2, ou se manifestaient sous la forme d’un autre type de pratiques, tel que l’activisme social. En Argentine, le principal acteur ayant revendiqué la question de la mémoire de la répression avait été le mouvement des droits de l’homme. Dans le cadre des slogans adoptés et des actions réalisées par ce mouvement, la mémoire de la répression dictatoriale avait été érigée en étendard et en revendication principale, en champ à conquérir et non en objet de recherche et de problématisation. Bien que la recherche sur la mémoire de la répression incorpore des expériences personnelles et des luttes politiques, elle marque nettement sa différence avec les approches antérieures. En relation à ces approches, la particularité des études universitaires se vouant à la recherche sur la mémoire c’est qu’elles se proposent 1 Voir, par exemple : BONASSO Miguel, Recuerdo de la muerte, Buenos Aires, Bruguera, 1984 ; BUDA Blanca, Cuerpo I. Zona IV (El infierno de Suarez Mason), Buenos Aires, Contrapunto, 1988 ; TIMERMAN Jacobo, Preso sin nombre, celda sin número, Buenos Aires, El Cid Editor, 1982. 2 Parmi les nombreuses recherches journalistiques entreprises au cours des années 1990, on peut citer : CIANCAGLINI Sergio, GRANOVSKY Martín, Nada más que la verdad. El juicio a las juntas, Buenos Aires, Planeta, 1995 ; GOÑI Uki, El infiltrado. La verdadera historia de Alfredo Astiz, Buenos Aires, Sudamericana, 1996 ; URIARTE Claudio, Almirante Cero. Biografía no autorizada de Emilio Eduardo Massera. Buenos Aires, Planeta, 1991 ; VERBITSKY Horacio, El Vuelo, Buenos Aires, Planeta, 1995. 9 d’apporter une vision analytique pour penser et analyser les présences et les sens du passé dans une société donnée. En Argentine, l’idée que la mémoire de la répression dictatoriale puisse être objet d’une recherche en sciences sociales n’était pas évidente au moment où j’entreprenais cette recherche. A certains égards, c’est encore le cas aujourd’hui. Il a fallu bien des années pour ouvrir un espace capable d’accueillir et de fomenter la recherche autour de cette thématique. Actuellement, alors que de nombreux projets de recherche sont menés dans les universités sur le problème de la répression dictatoriale, il est difficile dans certains milieux d’appréhender la mémoire de la dictature en adoptant une position critique, notamment dans le cadre d’une recherche empirique et ce, d’autant plus, si l’enquêteur est issu d’une génération qui « n’a pas participé » aux événements. Parfois les disqualifications sont virulentes, parfois le travail rencontre une totale indifférence. Un exemple de celle-ci est la froideur avec laquelle a été accueillie, dans le monde universitaire, la collection dirigée par Elizabeth Jelin intitulée « Mémoires de la Répression » (Siglo XXI, Espagne et Argentine, 2002)3. Ces disqualifications semblent incorporer le fait que, même au sein des universités et des instituts de recherche, la mémoire de la répression peut être objet de réflexions plus ou moins générales, ou de revendications politiques concrètes, mais non d’études rigoureuses menées à terme en mobilisant les outils propres aux sciences sociales. Il est évident que, dans une large mesure, les disputes dans le monde universitaire sont traversées par les luttes politiques en appelant à la mémoire et celles-ci engagent l’ensemble de la société argentine. Ces luttes participent encore aujourd’hui de la définition de positions et de pratiques, de la délimitation des discours possibles et de la désignation d’acteurs légitimés autour de cette thématique (par exemple, le journalisme militant, le mouvement des droits de l’homme). 3 Cette collection de 12 volumes (les six premiers ayant été publiés entre le mois de juillet 2002 et le mois de janvier 2004), réunit les résultats des travaux menés dans le cadre du Programme de Recherche et de Formation de Jeunes Chercheurs « Mémoire collective et répression : perspectives comparatives sur le processus de démocratisation dans le Cône Sud de l’Amérique Latine » développé par le Social Science Research Council (SSRC) sous la direction scientifique d’Elizabeth Jelin. 10 Mon travail de recherche a commencé dans le cadre d’une bourse attribuée par l’Université de Buenos Aires (1995-1997). Il s’est poursuivi dans le cadre du DEA « Enjeux Sociaux et Technologies de la Communication, option Médias et Acteurs » à l’Université de Paris VIII (1998). En 1999, j’ai rejoint le Programme de Recherche et de Formation de Jeunes Chercheurs appelé « Mémoire collective et répression : perspectives comparatives sur le processus de démocratisation dans le Cône Sud de l’Amérique Latine » développé par le Social Science Research Council (SSRC). Enfin, ces recherches préalables ont abouti à la thèse ici présentée dans le cadre du Doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication de l’Université de Paris VIII. Tout au long de ces années, le travail a été réalisé principalement en Argentine dans des conditions matérielles bien souvent adverses : les carences des bibliothèques universitaires, la difficulté à obtenir des textes non traduits en espagnol, l’absence d’archives audiovisuelles et – surtout – d’archives télévisuelles, sont autant d’éléments ayant ralenti le recueil des sources bibliographiques et documentaires. Outre l’effort demandé pour réunir le matériel nécessaire, cette situation a eu plus fondamentalement comme conséquence l’exclusion de certaines pistes de recherche parce que les sources en étaient fragmentaires ou incomplètes. La possibilité de réaliser plusieurs séjours d’étude en France dans le cadre du doctorat m’a ainsi permis de faire face à quelques unes de ces difficultés et de combler certaines lacunes. Le fait d’avoir une formation en Sciences de l’Information et de la Communication a marqué ma première approche de la question de la mémoire de la répression. Celle-ci optait résolument pour un questionnement sur le rôle que les médias jouaient dans le processus de gestion et d’élaboration d’une période conflictuelle du passé comme l’était celui de la dictature militaire en Argentine. Ainsi, mon premier projet de recherche, rédigé à la fin de l’année 1994, se proposait de faire état des caractéristiques et des langages spécifiques avec lesquels les émissions des genres informatifs de la télévision hertzienne argentine racontaient la période dictatoriale. Bien que le thème de la répression ait été présent dans le domaine public et médiatique durant les premières années de la transition 11 démocratique (entre 1983 et 1987), en 1994 on parlait peu de la dictature et les médias ne lui consacraient qu’un espace fort limité. Cependant, à peine cette recherche initiée, en mars 1995, le thème de la répression revint sur la scène médiatique à l’occasion des déclarations faites, lors d’une émission télévisée, par un militaire ayant participé à la répression. Ces déclarations ont été suivies de l’apparition à la télévision d’autres anciens agents de la répression et de chefs militaires encore en activité. Contrairement à ce qui s’était produit auparavant, la télévision est devenue un espace fondamental de l’évocation de la répression. Soudain, un thème – que je pressentais comme marginal en relation aux diverses manifestations de la mémoire collective en Argentine –, se profilait comme thème central. La gêne que j’éprouvais alors devant la légèreté avec laquelle tant d’émissions télévisées transformaient soudainement la question des disparus et de la disparition de personnes en thème central de l’information a donné lieu à une série de questions. D’une certaine manière, celles-ci ont durablement guidé ma recherche : que se passe-t-il quand une expérience extrême, défiant notre capacité de compréhension et de perception de l’humain – comme c’est le cas de la disparition forcée de personnes en Argentine –, devient un thème présenté au quotidien par les médias ? Que devient la mémoire de cette expérience quand sa présentation publique adopte les formats et les langages typiques de la télévision commerciale4? Y a-t-il une contradiction inhérente entre la thématique qu’évoquaient ces émissions et les langages et les formats télévisuels ? La seule formulation de ces questions, c’est-à-dire la mise en relation de deux champs apparemment si divergents (médias et mémoire de la dictature), supposait d’adopter une approche singulière, de proposer et de tenir un dispositif d’analyse jusqu’alors absent dans les recherches sur la mémoire de la dictature militaire en Argentine. En effet, bien que dans les années 1990 un certain nombre de recherches aient été consacrées à cette thématique, il n’y avait que peu d’antécédents directs, de sources mobilisables pour traiter cet objet spécifique. 4 Les chaînes commerciales et privées sont majoritaires à la télévision hertzienne argentine au cours de la période traitée dans la présente étude. 12 Les recherches publiées rendaient compte d’un travail rigoureux sur certains aspects concrets de la construction des mémoires (par exemple, sur le rôle des associations des droits de l’homme) ; d’autres étaient vouées – à partir du domaine juridique – à la réflexion sur la gestion de cette période par l’intermédiaire des procès intentés pour violations des droits de l’homme ; d’autres encore recourraient à des éléments de la psychanalyse pour réfléchir aux marques que la répression laissait sur les individus et les familles concernées ; enfin, un autre pôle était celui des analyses politiques, économiques et sociologiques de la dictature et ses conséquences sur l’actuelle société5. Dans le domaine des études en communication, il y avait une réflexion latente, informelle, sur cette problématique –Héctor Schmucler6, par exemple, avait formulé, dans le cadre de certains de ses essais, bien des questions étant à l’origine de mes premières recherches. Au demeurant, le thème n’avait pas été abordé de manière systématique dans le cadre d’une recherche universitaire avec les exigences et les contraintes que cela suppose. Dès le début de cette recherche, il est apparu comme une évidence que pour engager cette réflexion il était nécessaire de recourir à des travaux effectués au sein de diverses disciplines ainsi qu’à des études effectuées dans divers pays et donc rapportées à des contextes historiques et sociaux différents de ceux de l’Argentine. C’est de cette manière, en essayant de poser les jalons d’une approche spécifique à ma problématique7, que je suis parvenue à identifier, à sélectionner et à réunir les diverses références utilisées dans ce travail : elles sont en grande partie issues d’études consacrées à ce que l’on peut appeler la « mémoire des expériences extrêmes » ; à la représentation et la gestion du passé dans le cas de situations de violence et de répression. La plus grande partie de ces références provient d’études 5 Voir, entre autres : JELIN Elizabeth et al., Juicios, castigos y memorias. Derechos humanos y justicia en la política argentina, Buenos Aires, Nueva Visión, 1995; NINO Carlos, Juicio al mal absoluto. Los fundamentos y la historia del juicio a las juntas del Proceso, Buenos Aires, Emecé, 1997 ; KAES, René (dir), Violence d’Etat et psychanalyse, Paris, Dunod, 1989; JOZAMI Eduardo et al. Crisis de la dictadura militar argentina. Política económica y cambio social (1976 - 1983), Buenos Aires, Siglo Veintiuno, 1985; QUIROGA Hugo, TCACH César (dir.), A veinte años del golpe. Con memoria democrática, Rosario, Eds. Homo Sapiens, 1996. 6 Voir SCHMUCLER Héctor, Memoria de la comunicación, Buenos Aires, Ed. Biblos, 1997. 7 Je développerai les particularités conceptuelles et méthodologiques de cette approche ultérieurement. Première partie, chapitre 1. 13 consacrées à la mémoire de la Shoah, abordée par diverses disciplines : l’histoire, l’anthropologie, la science politique, la philosophie et la sociologie8. D’autre part, dans le domaine des études en communication, les travaux ayant consacré une réflexion à la constitution du champ et aux manières de penser les médias en société (comme les recherches d’Armand Mattelart) m’ont permis de repenser l’axe de ma recherche à partir de cette discipline spécifique, en explorant quelques problématiques centrales pour celle-ci (antre autres, les sens construits pas la mise en scène et le discours télévisuels, la relation entre représentation télévisuelle et autres représentations sociales) dans le but explicite d’observer des processus comme ceux de la construction des mémoires. Or, cet objet n’avait pratiquement pas été abordé par les études en communication Ainsi, la thèse présentée comporte-t-elle deux « entrées » ou deux grilles d’analyse. Vue des études consacrées à la mémoire, elle tente d’introduire dans la réflexion des objets et des problèmes habituellement délaissés. Entre autres, le mode par lequel les médias – et les langages propres aux médias – imprègnent avec leurs logiques particulières la gestion et l’élaboration du passé dans l’espace public. Vue des études en communication, cette thèse tente d’introduire dans le champ des questions et des thématiques peu étudiées jusqu’à présent. En effet, dans ce domaine, les recherches se sont davantage consacrées à l’examen du mode par lequel les médias construisent l’actualité qu’à celui de la manière dont les médias construisent les liens d’une société donnée à son passé. Cette double grille d’analyse m’a permis de ne pas limiter la réflexion aux aspects les plus techniques de la communication et aux « produits » télévisuels euxmêmes ; c’est-à-dire de tenir compte des logiques de la télévision argentine tout en tentant de les dépasser. Il s’agissait certes de prêter attention à des émissions télévisées mais aussi d’identifier et d’analyser les enjeux sociaux de ce que l’on montre et raconte au cours desdites émissions. 8 Je dois clarifier que ma familiarisation avec beaucoup de ces références est redevable au séminaire de sociologie de la mémoire assuré par Marie-Claire Lavabre à l’E.H.E.S.S. (séminaire que j’ai suivi au cours de l’année universitaire 1997-1998) et au programme de recherche dirigé par Elizabeth Jelin (voir supra) dont j’ai été boursière en 1999. 14 Plus fondamentalement, cette recherche s’est proposée de mettre en relation des faits et des processus que peu d’études avaient pensés conjointement. Ces faits (l’histoire contemporaine argentine ; son souvenir et son élaboration à travers diverses instances de la société ; son traitement spécifique par les médias ; et, surtout, l’interaction entre travail de mémoire et médias) exigeaient de faire appel à diverses disciplines et à des méthodes de travail et des concepts bien différents. Cette option impliquait de prendre une série de risques (épistémologiques, méthodologiques ; et même, éthiques et politiques). Je suis consciente de ne pas avoir surmonté les difficultés à chaque fois. Néanmoins, la décision de m’engager plus avant sur ce chemin complexe et peu transité n’a pas été le fait d’une ignorance sur les risques encourus sinon au contraire d’une prise de conscience : on ne peut aborder la thématique choisie sans prendre des risques. D’une certaine manière, mon travail a tenté de mettre la télévision face à ses responsabilités. La question de la responsabilité qu’ont les médias dans le processus d’élaboration et de gestion des périodes conflictuelles du passé n’est pas traitée en tant que telle dans cette thèse. Néanmoins, une idée est sous-jacente et guide l’ensemble du parcours effectué au cours de cette recherche : je suis convaincue que la télévision a – devrait avoir – d’autres responsabilités que celles de faire de l’audimat ou d’émouvoir les téléspectateurs dès lors qu’elle choisit de s’occuper de certains thèmes – dont ceux que nous allons mettre en évidence dans les pages suivantes. Bien que les questions qu’engagent une telle affirmation dépassent largement la problématique de cette thèse telle qu’elle a été finalement définie et traitée, on ne peut simplement les écarter : quel rôle devraient avoir les médias en démocratie ? Y a-t-il une « responsabilité citoyenne » des médias ? Quels rôles jouent-ils dans la tâche ardue consistant à gérer et à élaborer les terribles événements auxquels l’humanité se confronte au jour le jour ? A l’aune de ces questions ouvertes, on peut envisager que les médias sont ici non seulement confrontés à leurs responsabilités mais aussi – et surtout – à leurs limites. 15 PREMIERE PARTIE Mémoire, disparition et télévision 16 Chapitre 1 Mémoire et télévision : une relation complexe 17 Point de départ : questions, dilemmes et tensions La dernière dictature militaire argentine s’est maintenue au pouvoir de 1976 à 1983. Bien que d’autres gouvernements militaires l’aient précédée, la répression exercée par ce régime a eu un caractère inédit du fait de son ampleur et de la principale modalité adoptée pour combattre et éliminer les opposants : la disparition forcée de personnes. Celle-ci suppose l’enlèvement, la torture, la réclusion de prisonniers clandestins, puis l’assassinat et l’occultation des dépouilles. On estime ainsi que durant la période dictatoriale entre 10 000 et 30 000 individus ont disparu en Argentine9. Depuis 1983, la disparition forcée de personnes génère en Argentine des défis spécifiques en relation à la mémoire sociale10. Au sein de la problématique plus générale de la gestion du passé récent, un nouveau défi a vu le jour axé sur la question de savoir comment représenter cette expérience extrême11. Quels sont les espaces et les scènes où des récits sur ce passé peuvent être élaborés et entendus ? Quels sont les langages pertinents dès lors qu’il s’agit de donner un sens à l’expérience de la disparition ? Ou encore, comment transmettre cette expérience « inimaginable » aux nouvelles générations et aux personnes n’ayant pas été directement concernées par ces faits du passé ? Ce travail veut rendre compte de la manière dont on raconte et représente la disparition forcée de personnes à la télévision argentine aujourd’hui. Le choix de ce thème de recherche a été motivé par deux raisons principales. La première est qu’en Argentine, à la différence d’autres pays du cône sud de l’Amérique Latine ayant connu des expériences dictatoriales similaires, les médias – et la télévision en particulier – ont très vite participé à la construction de récits cherchant à rendre publiques et visibles les violations des droits de l’homme. Ainsi, en Argentine, les premiers témoignages publics réalisés par les survivants 9 Le premier chiffre a été avancé par le rapport de la CONADEP (1984), commission chargée spécifiquement de faire la lumière sur les disparitions perpétrées entre 1976 et 1983. Le deuxième est avancé par les Mères de la Place de Mai. 10 La notion de « mémoire », omniprésente dans ce travail, sera définie ultérieurement. Voir la sous-partie dans ce même chapitre : « Qu’appelons-nous mémoire ? ». 11 Sur la notion d’expérience extrême voir : POLLAK Michael et HEINICH Nathalie, « Le témoignage », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986. 18 et les familles des disparus ont été montrés à la télévision hertzienne12. C’est précisément parce que, contrairement aux expériences chilienne et uruguayenne, le thème n’a pas été laissé de côté par les médias mais, au contraire, traité de manière centrale, qu’il nous importe d’approfondir l’étude du rôle joué par la télévision et de mettre en exergue le type de représentations télévisuelles ayant rendu compte de cette expérience extrême. Notre travail part de la prémisse suivante : il n’existe pas de relation mécanique entre mémoire et récit médiatique ou entre silence public et oubli. Au contraire, le fait que de nombreuses émissions évoquent actuellement la question de la disparition de personnes durant la dictature – modalité singulière du rappel du passé dans le présent – ne veut nullement dire qu’au moment où l’on se souvient publiquement de cette expérience, les défis politiques et éthiques les plus sérieux que la société argentine ait rencontrés soient effectivement abordés en vue de leur gestion. La deuxième raison ayant motivé ce choix thématique tient à notre volonté d’explorer le lien entre mémoire et représentation télévisuelle parce que la télévision est devenue à notre époque un puissant moyen de popularisation de certains thèmes – lesquels, sans cette diffusion, seraient restés confinés dans de petits groupes d’intéressés. Ces constatations concernent tout particulièrement la question des disparus en Argentine. Elles peuvent également renvoyer à d’autres expériences comme celle de la Shoah, telle qu’elle a été traitée à posteriori dans certains pays d’Europe et aux Etats-Unis13. Il est probable qu’avec le temps et au fur et à mesure que les nouvelles générations prendront connaissance de ces faits qu’elles n’ont pas vécus, les récits sur cette expérience resteront, dans une grande mesure, du domaine des médias et en particulier des médias audiovisuels. Or, ces médias – avec leurs logiques, leurs langages et leurs formats spécifiques – tendent à promouvoir certaines interprétations du passé et à en écarter d’autres. Dans ce 12 Nous faisons référence à l’émission télévisée Nunca Más (Jamais Plus), diffusée en juillet 1984. Cette émission sera analysée ultérieurement. Voir Deuxième partie, chapitre 2. 13 Pour ne donner qu’un seul exemple, Jeffrey Shandler étudie la manière dont la diffusion télévisuelle (aux Etats-Unis, dans les années 1960) du procès intenté à Eichmann a contribué à désigner et à définir le phénomène connu sous le nom de Holocauste. Voir SHANDLER Jeffrey, While America Watches. Televising the Holocaust, New York, Oxford, Oxford University Press, 1999. 19 sens, les récits télévisuels peuvent être perçus comme une force menaçant la mémoire et, en même temps, comme une condition de sa survie. Ces deux motivations majeures et ce qu’elles engagent nous amènent à prendre en considération les fortes tensions et paradoxes inhérents à notre objet d’étude. Dans le cas de l’Argentine, les entrées possibles pour aborder la mémoire de la disparition forcée et ses représentations publiques sont nombreuses. On peut distinguer parmi d’autres : les actions menées par des associations de défense des droits de l’homme (tels que les Mères de la Place de Mai) ; les actions judiciaires intentées contre les militaires ayant violé les droits de l’homme ; les actions réalisées dans les domaines artistiques et culturels (cinéma, théâtre, arts plastiques, littérature) ; ou encore, les initiatives en vue de commémorer et de laisser des traces en érigeant des musées, des mémoriaux là où la répression s’est déroulée en Argentine. En comparaison à ces actions et supports divers de la mémoire, la représentation télévisuelle peut sembler plus éloignée et le lien entre mémoire et espace télévisuel plus difficile à localiser. D’une certaine façon, notre travail tente de mettre en relation ce qu’il y a de plus extrême, l’enjeu le plus limite eu égard à la capacité de représentation, par le biais d’un mécanisme qui semble être le plus naturalisé et stéréotypé dans notre société. L’enjeu de la narration et de la représentation d’une expérience extrême a été l’objet de débats et de réflexions dans des sociétés diverses. Grand nombre de ces débats sont consacrés à l’expérience de la Seconde Guerre Mondiale et en particulier à la Shoah. Sans commenter dans le détail l’imposante bibliographie disponible, nous voulons signaler que ces discussions – telles qu’elles figurent dans des recherches menées en France, en Allemagne et aux Etats-Unis – s’articulent principalement autour : des langages appropriés pour représenter l’inimaginable grâce à l’art ; des enjeux de la représentation liés au récit historique ; ou autour de la manière de raconter cette expérience à travers des témoignages14. Progressivement, ces 14 Ces problématiques ont été développées, entre autres, par : FRIEDLANDER Saul (éd.), Probing the Limits of Representation. Nazism and the “Final Solution”, Cambridge / London, Harvard University Press, 1992 ; KOCH Gertrude, « Transformations esthétiques dans la représentation de 20 discussions ont incorporé les médias audiovisuels dont le cinéma. A cet égard, le cinéma de fiction a tout particulièrement retenu l’attention de nombreux chercheurs15. On peut dégager de ces débats trois dilemmes principaux. Le premier est d’ordre expressif et porte sur le langage approprié dès lors qu’il s’agit de représenter ce qui a eu lieu16. Le deuxième est un dilemme d’ordre éthique, traversé par le souci du comment ne pas profaner la mémoire de l’événement, comment ne pas le banaliser, comment ne pas prolonger l’horreur de l’événement par sa représentation, entre autres questions. Le troisième est un dilemme d’ordre politique, relatif aux conséquences politiques éventuelles de certaines représentations ayant accédé à l’espace public17. L’étude de la manière dont on représente l’inimaginable à travers des récits télévisuels, autres que les fictions, implique d’avoir recours à de nouveaux cadres d’analyse, d’inclure d’autres types de questions et de porter son attention sur de nouvelles tensions. Il s’agit d’explorer la capacité de la télévision à construire des récits sur une expérience extrême du passé avec les mêmes langages et formats utilisés par la télévision pour construire l’actualité : au moyen des genres télévisuels d’information. l’inimaginable » in LANZMANN et al., Au sujet de Shoah. Le film de Claude Lanzmann, Paris, Belin, 1990, pp 157-166 ; POLLAK M. et HEINICH N., op. cit. 15 Voir entre autres : INSDORF Annette, « L’Holocauste à l’écran », Cinémaction, n°32, Paris, Cerf, 1985 ; KAES Anton, From Hitler to Heimat. The Return of History as Film, Cambridge / London, Harvard University Press, 1989 ; ZELIZER Barbie (éd.), Visual Culture and the Holocaust, New Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 1999. 16 Comme le souligne Anton Kaes, ce dilemme peut se décliner de la manière suivante : « Si l’on accepte que la catastrophique destruction massive ayant eu lieu il y a cinquante ans est un défi non seulement pour la description historique et la détermination quantitative mais aussi pour l’explication rationnelle et l’articulation linguistique, alors nous avons besoin d’une nouvelle manière autoréflexive de codifier l’histoire ». KAES Anton « Holocaust and the End of History : Postmodern Historiography in Cinema » in FRIEDLANDER S. (éd.), op. cit., p. 208. 17 Par exemple, en France, les représentations de la déportation ayant accédé à l’espace public dans les années immédiatement ultérieures à la Seconde Guerre Mondiale accordaient un caractère central à la figure du résistant, laissant de côté celle du déporté pour discrimination raciale. Ceci s’explique en partie du fait que politiquement il était utile de construire un type de mémoire susceptible de servir la réunification de la France. C’est-à-dire, une mémoire héroïque des faits survenus sous l’Occupation. Voir, entre autres : ROUSSO Henry, Le syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1987 ; WIEVIORKA Annette, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992. 21 A première vue, les logiques dominantes de la représentation télévisuelle18, c’est-à-dire ces logiques que l’on met en mouvement pour que quelque chose parvienne ou non à la télévision19, semblent être en contradiction avec les dilemmes ci-dessus présentés et génèrent des tensions évidentes. Il existe une première tension entre le format et le thème. Sur ce point, la logique spectaculaire20 de la télévision vient se heurter au dilemme d’ordre expressif. Dès lors, la question est de savoir comment représenter une expérience extrême à travers des formats standard et des langages hautement conventionnels. De quelle manière peut-on inclure dans ces formats et ces langages (forcément réducteurs et, dans bien des cas, vecteurs de banalisation) un thème dont le traitement requiert approfondissement, réflexion et sens de la complexité ? On observe une deuxième tension entre les logiques commerciales de la télévision (on inclut le rentable, le non rentable étant exclu) et le dilemme de type éthique concomitant à la représentation d’une expérience extrême. En transformant la mémoire de l’horreur en un produit de vente de masse, il semblerait que soient transgressés certains codes éthiques propres à la représentation d’une expérience de ce type et que les événements soient forcément banalisés21. 18 Nous faisons référence à l’actuelle télévision hertzienne en Argentine, essentiellement privée et commerciale. 19 Bien qu’en apparence la télévision admette un discours dépourvu d’exclusions, il n’en demeure pas moins que pour que quelque chose parvienne à la télévision, certaines règles discursives doivent être respectées. La « télévisation » est un processus complexe où les règles discursives sont autant d’opérations de sens, non réductibles nécessairement à ce que l’on a traditionnellement compris comme relevant de la « manipulation de messages ». Voir sur ce sujet : MATTELART Armand et MATTELART Michèle, Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte, 1995. 20 Dès lors que l’on applique cette logique, le critère primordial dans le choix des matériaux articulés dans le discours télévisuel est « la satisfaction du désir audiovisuel du spectateur moyen ». Voir GONZALEZ REQUENA Jesús, El discurso televisivo : espectáculo de la posmodernidad, Madrid, Cátedra, 1988, p. 107. 21 Annette Insdorf décrit cette tension en relation au cinéma hollywoodien lorsqu’il prend pour sujet l’Holocauste : « Les exigences commerciales du cinéma en font un médium très douteux quant à sa faculté de transmettre la vérité sur la dernière guerre mondiale: il faut compter avec la dépendance du box-office de critères commerciaux comme le sexe, la violence, une intrigue pas trop compliquée, un comique basé sur la facilité, etc. Pourtant, c’est surtout à travers le cinéma que le grand public a appris – et continuera d’apprendre – tout ce qui concerne la période nazie et ses victimes », INSDORF A., op. cit., p. 11. 22 Enfin, se fait jour une troisième tension entre l’objectif consistant à capter de l’audience et les multiples niveaux de lecture et d’interprétation offerts par l’expérience que l’on cherche à transmettre. Devant la nécessité de réunir le spectateur jeune et le spectateur expérimenté, le spectateur informé et le néophyte, le spectateur engagé et l’indifférent, certains questionnements sont évacués ainsi que de nouvelles interprétations de ce qui s’est passé. Dans ce sens, le dilemme auquel doit faire face la représentation télévisuelle n’est pas seulement celui de savoir quels sont les langages appropriés en vue de représenter une expérience extrême, mais aussi quels sont les langages capables de la représenter et de parvenir au grand public. La réponse de la télévision hertzienne passe souvent par le recours à des clichés et à des emblèmes facilement reconnaissables. Ceci produit en contrepartie une simplification de l’histoire notamment du fait de la mise à l’écart des conflits que connaît la société. Ces tensions sont présentes dans bien d’autres types de représentations et objets culturels tels que les musées, la littérature de masse, le cinéma22. Mais peutêtre l’espace télévisuel est-il le lieu où ces tensions se manifestent à l’extrême en raison de la pénétration de ce média dans la vie quotidienne de millions de personnes. Ceci d’autant plus que les formats télévisuels sont bien souvent copiés par d’autres types d’artefacts culturels qui se proposent « d’éduquer » les générations plus jeunes en matière de crimes de lèse humanité commis dans le passé23. Il est vrai qu’une fois mises en mouvement, la logique spectaculaire, la logique commerciale et la logique de captation d’audience sont capables de transformer la mémoire d’une expérience extrême en spectacle, en produit de vente de masse et en récit suffisamment général pour être digéré par tous. Mais il est également vrai 22 Comme le signale Tim Cole, en relation à ce qu’on appelle la « marchandisation de l’Holocauste »: « Après l’Holocauste, on trouve partout une littérature médiocre, des cartes postales, des jeux et des jouets, et du tourisme dans les camps de la mort ». COLE Tim, Selling the Holocaust. From Auschwitz to Schindler. How history is bought, Packaged and Sold, New York, Routledge, 2000, p. 16. 23 Comme le démontrent, par exemple, Nicola Lisus et Richard Ericson, au sujet du Musée de Los Angeles « The Simon Wiesenthal Center’s Beit Hashoah Museum of Tolerance ». Les graphistes ont utilisé des formats télévisuels pour communiquer et éduquer sur l’Holocauste. Voir LISUS Nicola et ERICSON Richard, « Misplacing memory : the effect of television format on Holocaust remembrance » in BJS, volume 46, n°1, mars 1995. 23 que ces logiques garantissent le fait qu’un thème sera montré à la télévision et vu par un large public. Cette tension entre banalisation et capacité de diffusion est au cœur de notre recherche. C’est pourquoi, dans le travail ici présenté, il nous a paru nécessaire d’assumer des postures critiques et parfois condamnatoires devant certaines représentations tout en essayant de réfléchir aux logiques qui les animent et à la manière dont elles construisent du sens. Ce travail se situe également au croisement de deux préoccupations plus générales : caractériser la culture contemporaine de la mémoire et les modalités actuelles de remémoration (dans la mesure où la télévision en particulier et les médias audiovisuels en général participent de ce processus où ils jouent un rôle central) ; et réfléchir au mode dont est gérée, via ces médias, une expérience extrême comme l’a été la disparition forcée en Argentine. Presque trente ans après les premières disparitions, l’espace télévisuel est en train de jouer un rôle fondamental dans son évocation. La définition de notre objet d’étude demande encore certaines précisions. Qu’appelons-nous « mémoire » et quelles dimensions de cette « mémoire » voulons-nous explorer ? Quelles sont les caractéristiques de l’espace télévisuel dont nous allons nous occuper ? De quelle manière analyserons-nous la télévision dans le cadre de cette étude ? Qu’appelons-nous « mémoire » ? La notion de « mémoire » en tant que processus social a été abordée par diverses disciplines des sciences sociales et selon des approches plurielles ayant donné lieu à de multiples définitions et dénominations. Au cours des lectures nécessaires à cette recherche24, nous avons rencontré une série d’expressions pour 24 Nous faisons tout particulièrement référence aux travaux de : BAL Mieke, « Introduction » in BAL M., CREWE J., et SPITZER L., Acts of memory. Cultural recall in the present, Londres, Darmouth, 1999 ; JELIN Elizabeth, Los trabajos de la memoria, Madrid, Buenos Aires, Siglo Veintiuno Editores, 2002 ; LAVABRE Marie-Claire, « Usages et mésusages de la notion de 24 nommer ce processus telles que « mémoire sociale », « mémoire publique », « mémoire partagée », « mémoire collective », entre autres. L’usage abusif et globalisant du terme « mémoire » dans certaines recherches effectuées durant ces dernières années pour aborder des phénomènes au demeurant fort divers, nous amène à faire certaines précisions concernant le type de phénomène dont il sera ici question. Pour ce faire, nous signalerons les aspects pris en compte, tout comme ceux que nous n’inclurons pas dans cette étude. De quoi parlons-nous quand nous disons « mémoire » ? Quatre caractéristiques, comme autant de points de départ, sont déterminantes pour cette recherche : a) La mémoire comme travail A l’instar d’Elizabeth Jelin25, nous concevons la mémoire comme étant le processus social consistant à interpréter et à donner du sens au passé à partir du moment présent. Ceci en tenant compte du fait que ce processus se donne de manière complexe dans différentes strates ou différents niveaux (individu, groupe, société). Cette recherche se propose de penser et d’analyser les présences et les sens attribués au passé au sein de la société argentine actuelle, en examinant les marques symboliques et matérielles où viennent s’inscrire ces processus de remémoration. Les questions que ce travail entend mettre à jour se concentrent sur les processus de représentation et de signification du passé. L’accent est mis sur l’expérience de la disparition forcée telle qu’elle a été pratiquée en Argentine sous la dernière dictature militaire (1976-1983). Le fait de concevoir la mémoire comme travail implique de : 1.- Assumer une perspective constructiviste. C’est-à-dire, de nous référer à la mémoire comme à une construction faite dans le présent ou comme à un processus dans lequel le présent a la capacité de « modeler le passé et d’imposer différentes versions du même en vertu des circonstances changeantes du moment mémoire », in Critique Internationale, n. 7, avril 2000 ; RICŒUR Paul, La lectura del tiempo pasado : memoria y olvido, Madrid, Ediciones UAM, 1999 ; ROUSSO H., Le syndrome de Vichy…, op. cit. ; YERUSHALMI Yosef (dir.), Usages de l’oubli, Paris, Seuil, 1988. 25 JELIN E., Los trabajos de la memoria, op. cit. 25 vécu »26. Dans ce sens, la mémoire constitue « une reconstruction du passé depuis le temps présent qui module, recrée, oubli et interprète, de diverses manières, le passé »27. 2.- Penser tout autant en termes de processus que de manifestations. C’est-àdire, de nous intéresser aussi bien aux manifestations de la mémoire (« ce par quoi [la mémoire] se donne à voir, explicitement ou implicitement »)28 qu’aux processus et aux acteurs qui interviennent dans le travail de constitution et de formalisation desdites manifestations. S’il est vrai que notre objet d’étude (les textes télévisuels) peut être conçu comme un type particulier de manifestation de la mémoire, nous devons reconnaître que les manifestations de la mémoire sont liées à des processus sociaux auxquels participent des acteurs (individus ou institutions) qui génèrent des actions concrètes à des moments précis, poursuivent des objectifs spécifiques et sont confrontés à des enjeux politiques déterminés. 3.- Considérer que les aspects narratifs sont centraux dans le processus de remémoration. La « mémoire narrative » a une fonction sociale, puisque ce sont les récits qui permettent de donner au passé des sens culturellement partagés. Mieke Bal opère la distinction entre « mémoire habituelle » et « mémoire narrative ». La « mémoire habituelle » aide une communauté à survivre en transmettant les comportements et les actions qui font partie de la vie quotidienne. La mémoire narrative « apparaît dans un contexte culturel dont le cadre évoque et habilite la mémoire. Ce cadre dans lequel, précisément, le passé a un sens dans le présent, pour un tiers capable de le comprendre, de sympathiser avec lui, ou de répondre avec étonnement, surprise, ou même de l’épouvante »29. 4.- Etablir la différence entre mémoire et histoire. Si l’aspect narratif et le travail de signification et d’interprétation sont centraux aussi bien pour la mémoire que pour l’Histoire, ces deux modalités de la présence du passé dans la 26 AGUILAR FERNANDEZ Paloma, Memoria y olvido de la Guerra Civil española, Madrid, Alianza, 1996, p. 42. 27 Ibid. 28 ROUSSO H., Le syndrome de Vichy, op. cit., p. 18. 29 BAL M., op. cit, x. 26 société sont différentes. Sans entrer dans le détail de cette distinction sur laquelle bien des auteurs se sont penchés30, il est important de souligner le fait que cette étude n’aura pas pour objet l’Histoire en tant que « reconstruction savante et abstraite, plus encline à délimiter un savoir constitutif et durable »31. Autrement dit, elle ne s’occupera pas de la manière dont l’Histoire construit des récits sur l’expérience dictatoriale en Argentine, pas plus que de la manière dont la télévision prend en charge (ou non) l’enseignement de l’Histoire. b) La mémoire au sein de l’espace public Dans l’approche que nous proposons, il s’agit de « comprendre les mémoires comme des processus subjectifs, ancrés dans des expériences et des marques symboliques et matérielles »32. Dans ce sens, cette recherche se propose d’examiner ces marques pour reconstruire et interpréter les processus complexes de remémoration. Le lien entre mémoire sociale, mémoire du groupe et mémoire individuelle a été analysé par plusieurs auteurs et particulièrement dans les travaux pionniers de Maurice Halbwachs33. Sans méconnaître les liens étroits qui s’établissent entre ces différents niveaux, pas plus que le rôle que jouent les processus subjectifs dans le travail de la mémoire sociale, notre intérêt se porte, de manière prioritaire, sur les marques et les manifestations projetées au sein de l’espace public34. Ainsi, notre travail ne s’occupe pas de la manière dont se définissent et s’élaborent les mémoires dans leur dimension subjective ; pas plus que du lien entre l’individuel et le collectif (groupe ou société) ; mais pas davantage de la manière dont se produisent et se délimitent des identités dans l’interface entre ces différents niveaux. 30 Voir tout particulièrement : NORA Pierre, « Entre mémoire et histoire : la problématique des lieux », in Les lieux de mémoire, vol. 1, Paris, Gallimard, 1984. 31 ROUSSO H., Le syndrome de Vichy, op. cit., p. 10. 32 JELIN E., Los trabajos de la memoria, op. cit., p. 2. 33 HALBWACHS, Maurice, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997. 34 Nous considérons l’espace public, de manière générale, comme étant l’espace de visibilisation et de publicisation d’actions et d’événements ; comme l’instance où s’opère la définition de thèmes et de problèmes publics ; et enfin, comme le milieu du débat citoyen sur ces questions. Pour davantage de précisions sur le lien entre espace public et espace médiatique, voir : QUERÉ Louis, « La télévision règle-t-elle vraiment l’espace public ? », in ESQUENAZI J.-P. (dir.) La communication de l’information, Paris, L’Harmattan, 1997. 27 Nous nous intéresserons aux contenus des représentations publiques, aux médiations et aux supports déterminant le fait que ces représentations acquièrent une plus ou moins grande amplitude ou visibilité. Nous partirons de la prémisse selon laquelle les supports matériels de la mémoire servent non seulement à conserver les traces du passé et à les transmette d’une époque à une autre, mais aussi à donner une forme et à modeler les récits et les représentations sur le passé au sein de l’espace public. L’étude des supports de la mémoire (des monuments à la télévision, en passant par la presse et le cinéma) ne considère pas lesdits supports comme une simple « source » à partir de laquelle on peut reconstruire le passé, mais comme un objet spécifique d’analyse. Ceci en gardant à l’esprit le fait que ces supports ont été construits sur la base de règles et de logiques singulières, à des moments précis, et qu’ils sont le résultat de choix et de stratégies concrètes. c) La mémoire comme objet de disputes Dans cette recherche, nous comprenons également la mémoire comme étant objet de « disputes, conflits et luttes, ce qui engage de considérer le rôle actif et producteur de sens joué par les participants à ces luttes, encadrés qu’ils sont par des relations de pouvoir »35. Dans cette perspective, il est important de souligner le fait que cette recherche ne tente pas de « retrouver la mémoire » et encore moins de « l’opposer à l’oubli ». Dans les processus que nous avons analysés, nous n’avons pas rencontré d’opposition entre mémoire et oubli mais plutôt une lutte entre des récits, chacun d’entre eux étant issu d’un travail de mémoire mené par différents groupes ou acteurs dans divers milieux. Chacun, en vertu de sa propre narration, valorise certaines choses et en laisse d’autres de côté. Chacun dispose de ses propres mécanismes de sélection, ce qui suppose, en conséquence, des oublis spécifiques. Cette recherche se donne comme objet d’interprétation ces luttes, conflits et disputes entre des mémoires, en reconstruisant, dans certains cas, les trames au sein desquelles ces luttes se produisent et les espaces où elles se manifestent. Ainsi, on analysera les logiques de ces disputes, on caractérisera les acteurs qui 35 JELIN E., Los trabajos de la memoria, op. cit., p. 2. 28 les soutiennent et surtout, on réfléchira, au cas par cas, aux sens divers attribués au passé lorsqu’ils entrent en conflit. Ceci implique de : 1.- Repenser la catégorie d’« oubli », de ne pas la considérer comme étant le contraire de la mémoire mais comme partie intégrante du processus de remémoration. Dans ce sens, nous ne concevons nullement l’oubli comme un « vide » de mémoire. Simplement, nous analyserons les effacements, les silences et les omissions comme autant de processus actifs capables de produire du sens par eux-mêmes. 2.- Inclure la notion d’« entrepreneurs de la mémoire » en référence aux personnes ou aux groupes de personnes « qui prétendent à la reconnaissance sociale et à la légitimité politique d’une (leur) version ou récit sur le passé. Et qui s’occupent et préoccupent aussi de maintenir visible et active l’attention sociale et politique sur leur entreprise »36. 3.- Parler de mémoires plurielles et de « mémoires concurrentes »37. La pluralité, le caractère fragmenté et hétérogène sont autant d’éléments constitutifs de la mémoire en tant qu’objet de recherche. En effet, cette étude ne nous a pas amenés à identifier une homogénéité dans cet objet mais à interpréter et à approfondir cette hétérogénéité. 4.- Sur ce point, la notion de « mémoire dominante » (« un sentiment collectif diffus où prévaut une certaine interprétation du passé et qui peut avoir valeur de mémoire officielle »38) permet d’observer que certains récits s’imposent sur d’autres, en particulier du point de vue de leur accès à l’espace public et de leur capacité à perdurer et à acquérir du poids relatif dans diverses entreprises mémorielles et luttes politiques du présent. Il convient de préciser que lorsque nous parlons de mémoire dominante nous pensons bien plus à des luttes et à des conflits qu’à une simple imposition. Une mémoire dominante est le résultat – 36 Ibid., p. 49. Souligné par l’auteur. POLLAK Michael, « Mémoire, oubli, silence », in POLLAK M., Une identité blessée : études de sociologie et d’histoire, Paris, Editions Métailié, 1993. 38 ROUSSO H., Le syndrome de Vichy, op.cit., p. 12. 37 29 toujours précaire et provisoire – d’une lutte entre plusieurs mémoires et d’une configuration particulière du pouvoir dans une société donnée. d) La mémoire dans sa dimension diachronique Un autre point de départ est donné par la nécessité d’« historiciser » les mémoires. C’est-à-dire par la nécessité de « reconnaître qu’il existe des changements historiques dans les sens attribués au passé, comme dans la place accordée aux mémoires dans différentes sociétés, climats culturels, espaces de luttes politiques et idéologiques »39. Dans ce sens, ce qui nous intéresse c’est la manière dont la mémoire se transforme. Il s’agit de comprendre les évolutions – c’est-à-dire, les dynamiques, les changements et les permanences – que les récits, tout comme les disputes entre mémoires, subissent au fil du temps. Selon Henry Rousso, lorsqu’on écrit l’histoire de la mémoire d’un événement donné (non l’histoire d’un événement mais celle des représentations ultérieures), il faut tenir compte du fait qu’il s’agit d’un processus dynamique, de surcroît toujours ancré dans le présent : « La question de la mémoire n’est pas donnée par le fait que lorsqu’un événement se produit il est immédiatement un peu éclairci puis beaucoup éclairci cinquante ans plus tard. C’est la configuration qui change »40. L’idée de configuration de la mémoire permet d’aborder la dynamique de ces processus dans lesquels le passé est réinterprété à chaque nouvelle étape. Etudier les différentes configurations de la mémoire implique de prêter attention aux changements éventuels dans les récits, le sens et les interprétations du passé ; au renouvellement des institutions et des acteurs chargés de construire et de véhiculer ces récits dans l’espace public (c’est-à-dire, les « entrepreneurs de la mémoire ») ; aux modifications des langages, des formats et des moyens d’expression utilisés pour construire ces récits. 39 JELIN E., Los trabajos de la memoria, op. cit., p. 2. ROUSSO H., « El duelo es imposible y necesario », entretien réalisé par C. FELD, Revista Puentes, año 1, número 2, diciembre 2000, p. 35. 40 30 La télévision comme scène de la mémoire En tenant compte des définitions précédentes, on pourrait concevoir au moins quatre manières d’aborder la relation entre mémoire et télévision. Ces approches ne renvoient pas à des propriétés de la télévision, elles permettent simplement de l’appréhender et chacune d’entre elles implique des objets d’analyse et des dispositifs méthodologiques différents. Nous allons d’abord décrire brièvement ces quatre types d’analyse possibles pour ensuite écarter les trois premiers et approfondir l’approche que nous avons retenue où la télévision est conçue comme une scène de la mémoire (ou « escenario de la memoria »41). Il faut préciser que ces approches ne s’excluent pas, même si le fait d’en privilégier une implique de porter son attention sur certains phénomènes et d’en négliger d’autres. Il convient de préciser que le choix que nous faisons tient compte de l’étroite relation existante entre ces différentes approches tout en n’approfondissant qu’une seule. Ces approches sont : 1.- La télévision comme technologie de la mémoire. Ici la télévision est considérée comme un espace à partir duquel sont construits les événements dont on se souviendra par la suite. Pour Pierre Nora42, nos souvenirs des événements historiques seraient, de plus en plus, les souvenirs de ce que l’on a vu à la télévision et non de ce que l’on a vécu en étroite relation à un événement donné (par exemple, l’arrivée de l’homme sur la Lune). P. Nora parle d’une « mémoire télévisuelle » en tenant compte du fait que la télévision est à l’origine – et même, au cœur de la production – des événements. Ainsi, en participant à la construction de l’actualité, la télévision définit ce qui est mémorable pour une société donnée. 41 Il convient de préciser qu’en espagnol le terme de « escenario » (que nous traduisons par « scène ») renvoie de manière prioritaire à un lieu : c’est le lieu où se déroule une action (où une séquence d’images) et non pas l’action en elle-même. C’est donc le lieu, ou l’espace, que nous évoquons lorsque nous utilisons l’expression de « scène de la mémoire ». 42 NORA Pierre, « Le retour de l’événement », in LE GOFF J. et NORA P. (dir.), Faire de l’histoire I. Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1986. 31 Ici, la mémoire est tournée vers le futur. Elle relève de la construction de ce dont nous nous souviendrons plus tard. La télévision, en tant que technologie de perception, modèle les souvenirs des individus contemporains des événements. C’est-à-dire de ceux qui ont vécu une période donnée dont ils se souviendront plus tard. Par cette incidence sur la manière dont nous percevons les événements – et en conséquence, sur la manière dont nous nous en souviendrons – la télévision constitue un des éléments dont on doit tenir compte dès lors que l’on se propose de comprendre comment la mémoire sociale se configure à notre époque. 2.- Une deuxième approche consiste à considérer la télévision comme véhicule (ou voie ou milieu) de transmission d’expériences passées aux générations qui n’ont pas vécu les événements. Il s’agit d’étudier la manière dont les personnes qui n’ont pas vécu certains faits entrent en contact avec le passé par le biais des récits que la télévision fait à posteriori. Dans cette approche, on tient compte du fait que la télévision est un véhicule ou un milieu de transmission parmi d’autres (école, famille, autres produits culturels en plus de la télévision, espaces culturels alternatifs ou spécifiquement adressés à la jeunesse, etc.) mais présentant néanmoins certaines spécificités. En termes généraux ce qui caractérise la télévision, en tant que voie de transmission, c’est son immédiateté, sa facilité de lecture, son potentiel émotif, sa portée massive, sa consommation domestique, sa forte pénétration dans tous les niveaux de la société et son impact sur les jeunes. 3.- Une troisième approche considère la télévision en tant qu’entrepreneur de la mémoire. Cette approche tente de comprendre comment certains thèmes – ou certaines interprétations du passé – parviennent à la télévision, quels sont les intérêts en jeu et les acteurs qui les soutiennent et de quelle manière lesdits thèmes sont accueillis par d’autres médias et par l’opinion publique. Ici, il faut considérer les différents niveaux d’énonciation présentés par la télévision parce qu’à chacun de ces niveaux on rencontre des acteurs différents. De manière générale, on peut affirmer qu’à la télévision (en particulier, dans les 32 émissions de type informatif telles qu’elles se donnent en Argentine), le lieu de l’énonciation admet une pluralité de voix ou de niveaux où sont impliqués le média, les producteurs, les présentateurs et les protagonistes des faits. Ces instances, en accord avec les diverses situations (la chaîne, le moment politique, le type d’information que l’on diffuse, entre autres considérations) agissent avec un poids et un pouvoir de décision différents au cas par cas. Ce qui importe dans cette analyse, c’est la manière dont la télévision agit comme champ de lutte entre des mémoires et la manière dont se cristallisent, au sein de l’espace télévisuel, diverses disputes autour du passé. 4.- La quatrième approche appréhende la télévision comme scène de la mémoire. Nous comprenons cette expression comme renvoyant à l’espace au sein duquel on donne à voir et à entendre à un public donné, un récit sur le passé ayant une ambition « véritative »43. La notion de « scène de la mémoire » implique de souligner deux caractéristiques du travail de mémoire. D’abord, la volonté de générer un transit entre un passé que l’on tient pour dépassé et un présent que l’on interprète comme différent du passé. Comme le signale Paul Ricœur, pour que l’on puisse parler de mémoire il faut une certaine distance temporelle, il faut pouvoir distinguer entre le passé qui se confond encore avec le présent et le passé clairement différencié du présent : « Nous nous trouverions de cette manière face à une distanciation graduelle qui irait de la mémoire habituelle de Bergson, où le passé fait encore partie du présent, sans s’en distinguer sur le plan de la représentation, jusqu’au souvenir défini par son ‘caractère passé’, parce qu’il est quelque chose d’accompli. Sur ce sujet, l’épreuve de la perte est le lieu de passage obligé de la récupération de la distance temporelle »44. Ensuite, l’ambition « véritative » : dans le travail consistant à rendre présente une absence, la mémoire, à différence de l’imagination, a pour objet l’exactitude et la fidélité (en deçà ou au-delà du fait de savoir si l’on y parvient ou non) : « la recherche du passé caractéristique de l’anámnesis aristotélicienne a une 43 Dans le sens que donne Paul Ricœur à ce terme. Voir RICŒUR P., La lectura del tiempo pasado…, op. cit. 44 Ibid, p. 29. 33 prétention qui confirme la séparation de la mémoire et de l’imagination »45. Ceci rend nécessaire un travail de construction ou de « production »46 et de légitimation d’une vérité sur ce qui a eu lieu. Nous parlons de « scène de la mémoire » quand ces deux principes du travail de mémoire (distance temporelle et construction/légitimation de la vérité) se donnent dans un dispositif scénique où plusieurs acteurs participent, où l’on convoque un public défini et où la mise en scène crée et attribue des sens et des interprétations au passé à partir d’un moment présent. L’idée de « scène de la mémoire » – à la différence d’autres notions comme celles de « lieux de mémoire »47 ou de « vecteur du souvenir »48 – permet d’identifier plus clairement les problèmes liés à la mise en scène, à la tension dramatique, aux dispositifs du récit mis au service de la construction de sens attribués au passé, et aux mécanismes par lesquels on sélectionne, hiérarchise et réunit plusieurs voix ou témoignages. Par ailleurs, cette notion admet la possibilité de comparer des émissions télévisées avec d’autres scènes ou milieux où se déroulent des représentations similaires, y compris lorsqu’elles semblent fort différentes. Dans notre recherche, par exemple, la comparaison entre le procès intenté aux anciens commandants en 1985 et les récits télévisés ultérieurs a été déterminante. En les considérant sous le prisme de la notion de scène de la mémoire on peut penser les similitudes et les différences entre ces deux instances éloignées dans le temps et relevant de cadres institutionnels tout à fait distincts. Cette approche suppose de considérer que le travail de mémoire n’a pas seulement besoin d’acteurs, c’est-à-dire de personnes ou d’institutions chargées d’élaborer le souvenir et de construire des représentations sur le passé. Il faut encore 45 Ibid. Dans le sens donné par Michel Foucault : « La vérité est de ce monde ; elle y est produite grâce à des multiples contraintes. Et elle y détient des effets réglés de pouvoir. Chaque société a son régime de vérité, sa politique générale de la vérité : c'est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai ». FOUCAULT Michel, « Entretien avec Michel Foucault » (par A. Fontana et P. Pasquino), in Dits et Ecrits 1954-1988, Tome III (19761979), Paris, Gallimard, 1994, p. 158. 47 NORA P., « Entre mémoire et histoire… », op. cit. 48 ROUSSO H., Le syndrome de Vichy, op. cit. 46 34 intégrer dans l’analyse, des espaces ou des « scènes de la mémoire » où une « présentation de » et un « discours sur » le passé devient possible. Ces espaces ont des règles et des langages spécifiques qui, à leur tour, déterminent la production des récits. Ainsi, cette approche centre-t-elle son analyse sur les émissions télévisées elles-mêmes, sur leur format et leur langage. Ceci ne nous amène pas à exclure d’autres dimensions de la télévision – telles le dispositif technologique et son aspect institutionnel –, mais elles ne seront pas prioritaires dans cette analyse. L’analyse des scènes de la mémoire doit prendre en compte au moins trois dimensions : une dimension narrative (le fait de raconter une histoire) où il importe de pouvoir déterminer quel type de récit est construit ; une dimension spectaculaire (une mise en scène) où il importe d’identifier les langages et les éléments utilisés dans la mise en scène ; et une dimension « véritative » où il importe de déterminer quel type de vérité sur le passé l’on construit et en relation (voire en opposition) à quelles autres « vérités ». Dans le cas présent, s’agissant d’analyser la télévision, le fait de considérer la dimension narrative nous amène à distinguer ces questions : Quelle est l’histoire que l’on raconte ? Quelles sont les « clés »49 des récits sur le passé ? Comment nomme-t-on ce qui a eu lieu ? Quels dialogues et quels conflits s’établissent entre les diverses voix participant au récit ? Quels sont les « clichés » présents dans ces récits ? Au sein de quels types de récits viennent-ils s’insérer ? En relation à la mise en scène, les questions posées sont : Quelles relations y at-il entre les modes d’expression utilisés dans les émissions télévisées, tels que le son, l’image, la matière verbale ? Quelles sont les images que l’on montre (images d’archives, nouvelles images de type documentaire ou recréations) ? Quel genre de combinaisons établit-on entre ces différents types d’images ? Quelle est leur fonction, au-delà de leur origine, au sein du texte audiovisuel ? Quelle est leur 49 Le terme de « clés » (en espagnol, claves) ici et ailleurs dans le texte renvoie en partie au champ lexical des récits, à leur thématique et, plus fondamentalement, aux logiques discursives en présence (à titre d’illustration dans certains récits prévaut la « clé » de la guerre, dans d’autres celle des droits de l’homme, ou encore celle du repentir, comme nous le verrons au fur et à mesure de l’analyse). 35 durée ? Quelles sont les images répétées et celles qu’on présente de manière sporadique ? Au sujet de la dimension « véritative », il s’agira de savoir : Quels sont les mécanismes utilisés pour construire une vérité sur le passé ? Quel type de vérité construit-on ? Comment se situe-t-elle vis-à-vis d’autres régimes de vérité ? Quelles leçons veut-on offrir à partir de ces récits ? Qui sont ceux qui se présentent comme porteurs de « vérité » dans les émissions télévisées ? Quelles sont les images convoquées comme preuve de la véracité du récit ? Dispositif de l’analyse A défaut d’antécédents spécifiques pour mener à bien notre étude50, nous avons été amenés à construire un dispositif ad hoc capable de faire face à trois défis : 1. Caractériser les mécanismes utilisés sur les scènes de la mémoire pour donner du sens au passé, de manière à mettre en relation (non nécessairement de manière explicite mais du moins en guise de comparaison implicite) l’analyse de la télévision et celle d’autres milieux et d’autres scènes ; 2. Procéder à une mise en perspective historique des représentations télévisuelles en distinguant différentes périodes ; 3. Etre à même d’analyser la notion (si difficile à appréhender en termes audiovisuels) de « disparition forcée de personnes ». Pour ce faire, nous avons eu recours à un cadre conceptuel spécifique. Nous avons également construit un dispositif d’analyse capable de rendre compte de ces manifestations ou phénomènes hétérogènes. De fait, nous n’avons pas utilisé les outils singuliers de l’analyse télévisuelle51 mais une combinaison de diverses 50 Nous n’avons pas trouvé dans l’importante bibliographie disponible en Argentine sur la question de la dictature militaire (cf. Bibliographie) de références relatives à des recherches sur le problème spécifique du rôle de la télévision argentine dans la mémoire de la répression. 51 Comme, par exemple, ceux que présentent : CASSETTI Francesco et DE CHIO Federico, Análisis de la televisión. Instrumentos, métodos y prácticas de investigación, Barcelona, Paidos, 1999. 36 approches. Il en résulte un cadre théorique et un dispositif méthodologique hétérogène. Dans bien des cas, les notions nécessaires à l’analyse ont été empruntées à des travaux antérieurs ayant abordé des problématiques similaires à partir de disciplines variées. Nous avons également eu recours à des textes faisant référence à d’autres expériences que l’on peut comparer à l’expérience argentine (en particulier, l’expérience de la Shoah). Bien souvent, il s’agit de références bibliographiques négligées par les études de communication. Ainsi, les travaux sur la mémoire, menés en France par des historiens (Pierre Nora, Henry Rousso, entre autres) ou par des anthropologues (Michael Pollak). Dans d’autres cas, il s’agit de textes que nous avons partiellement sollicités pour notre analyse. Par exemple, la pragmatique linguistique et l’analyse de performatifs nous ont été particulièrement utiles lors de l’analyse des témoignages présentés au procès des anciens commandants (1985) ainsi que pour analyser les déclarations des anciens agents de la répression – déclarations prononcées dix ans après le procès au cours d’émissions télévisées. Le dispositif de l’analyse varie sensiblement selon la configuration de la télévision à chaque étape considérée par notre étude et selon les genres analysés, au cas par cas. En effet, dans ce travail nous considérons d’abord des émissions diffusées dans les premiers moments de l’ouverture démocratique (entre 1984 et 1986) pour ensuite mener une analyse plus approfondie des émissions diffusées à partir de 1995. S’agissant de phénomènes différents, sujets à des logiques ellesmêmes différentes (dans la première étape, la télévision est subordonnée aux logiques politico-institutionnelles du moment ; dans la seconde, la télévision met en avant ses propres logiques en tant qu’« entrepreneur de la mémoire »), notre dispositif d’analyse n’est pas le même dans ces deux cas52. La sélection de l’échantillon a été faite sur la base de la visualisation d’une série d’émissions de la télévision hertzienne53 des genres télévisuels 52 La spécificité du dispositif sera examinée et développée au cas par cas, au fur et à mesure que nous présenterons les analyses des émissions télévisées. 53 Les raisons pour lesquelles nous nous occupons exclusivement des émissions diffusées à la télévision hertzienne tiennent à ce qu’en Argentine, contrairement aux émissions des chaînes 37 d’information, diffusées entre 1995 et 1999 – émissions qui faisaient explicitement référence au thème de la répression. Nous avons ainsi visualisé des journaux télévisés, des émissions journalistiques d’opinion et des documentaires diffusés sur les chaînes hertziennes de Buenos Aires entre 1995 et 1999. Ce programme n’est pas exhaustif et ne rend pas compte de l’ensemble de la production relative au thème étudié. Nous avons été limités par le fait que nous ne disposions pas des archives de la télévision argentine (elles n’existent pas et il n’y a pas non plus de bases de données audiovisuelles susceptibles de nourrir cette recherche). De ce fait, le corpus a été constitué par nos propres soins et sur la base de nos enregistrements personnels. Nous avons ainsi dû enregistrer – tout au long de la période concernée – un grand nombre d’émissions des genres choisis et vérifier si les questions de la disparition forcée de personnes et de la répression dictatoriale y étaient évoquées ou non. Avant de réaliser la synthèse, il a fallu retranscrire chaque émission pour avoir une idée du type de matériel que l’on avait recollecté. Ces conditions de travail ne nous ont pas permis d’inclure également dans cette étude des émissions d’un autre genre ou d’autres types de matériaux réalisés auparavant et non disponibles actuellement (par exemple, les émisssions diffusées à la télévision sous la dictature ou au début de la période démocratique). Ce type de matériel aurait certainement enrichi notre travail. A partir des émissions visualisées, nous avons opéré une double sélection pour configurer le corpus : d’abord, nous n’avons retenu que deux genres (émissions journalistiques d’opinion et documentaires54) ; ensuite, nous avons choisi des émissions qui se sont révélées représentatives en relation aux autres émissions visualisées (ayant recours à des mécanismes similaires de représentation de la disparition forcée) et en même temps, emblématiques (se distinguant, de ce fait, câblées (en majorité, des chaînes thématiques), ces émissions ont pour préoccupation centrale de capter la plus grande quantité possible de public. Cette « visée d’influence » génère des tensions spécifiques entre média et thème. C’est-à-dire, entre les langages et les formats télévisuels et les problèmes liés à la représentation de la disparition forcée. Cela a déjà été dit, ces tensions font partie des préoccupations centrales de la présente recherche. Voir CHARAUDEAU P., « L’information télévisée ou le retournement du discours de vérité », in ESQUENAZI J.-P. (dir.), 1997, op. cit. ; et, du même auteur, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, Paris, INA / Nathan, 1997. 54 Les caractéristiques de ces genres ainsi que les raisons pour lesquelles nous les avons choisis seront expliquées ultérieurement. Voir Troisième partie, chapitre 1. 38 du reste du corpus pour diverses raisons : parce qu’elles ont été à l’origine d’événements ou pour la nouveauté qu’elles ont apportée du point de vue de la configuration de la mémoire, ou du point de vue de l’audimat et des répercussions qu’elles ont eues). En plus de la sélection et de l’analyse du matériel recueilli, nous avons reconstitué, pour les émissions les plus significatives, les voies par lesquelles elles sont parvenues à la télévision ; les circuits donc au travers desquels elles ont été émises ; les décisions et les critères en vertu desquels ces émissions ont été produites et diffusées. Cette reconstruction a été faite en prenant appui sur un matériel documentaire (articles journalistiques rédigés à propos des émissions en question, scénario des émissions, etc.) et sur des entretiens avec des producteurs et des journalistes chargés de la réalisation de ces émissions. Au moyen des outils propres à l’analyse du discours et de la mise en scène, nous avons réalisé l’analyse du matériel verbal, visuel et sonore propre à ces émissions, en essayant de répondre à cette question : quels sont les sens que ces textes attribuent à la répression dictatoriale et plus particulièrement à l’expérience de la disparition forcée ? Nous avons consacré une attention particulière à certains mécanismes (comme les « ancrages » et les mécanismes de condensation) et à l’usage de certains éléments (comme les « clichés » et les icônes emblématiques), répétés dans presque toutes les émissions analysées. La matière audiovisuelle offerte par la télévision admet une caractéristique essentielle, l’instantanéité temporelle. C’est-à-dire, que l’on émet des images éphémères qui créent l’illusion selon laquelle toute image nouvelle efface ou rend invisible une image antérieure55. Cet élément a pour contrepartie une série d’ancrages présentés par le discours télévisuel et permettant de fixer le sens dans certaines trames, à la manière dont le 55 Comme le signale Michèle Lagny en relation à l’image filmique : « Dans le flux des images, la dernière représentation efface les précédentes : la reproduction filmique n’obéit pas à une logique d’accumulation mais à celle du passage ; celle-ci est non seulement une conséquence du flux de l’image-film mais son principe même ». LAGNY Michèle, « L’histoire contre l’image, l’image contre la mémoire », in Hors Cadre (Le cinéma à travers champs disciplinaires), n. 9, Printemps 1991, p. 72. 39 texte écrit fixe « la chaîne flottante des signifiés » de la photographie dans une publicité56. Les genres analysés présentent divers types d’ancrages : certains sont liés à la parole du présentateur (la manière dont celui-ci répète et souligne certaines parties du discours des autres personnages ou les transforme de telle manière qu’elles acquièrent un sens nouveau) ; d’autres à l’image (la manière dont la caméra « commente » ce qu’est en train de dire un acteur précis, à travers des plans rapprochés, des inserts, etc.) ; il y a les ancrages donnés par les textes écrits qui, en guise de sous-titres, peuvent être vus à l’écran tandis que les témoins ou les acteurs concernés parlent ; et finalement, l’ancrage produit par la répétition des discours, de marques verbales, des invités aux émissions, du matériel enregistré, etc. L’analyse de ces ancrages nous permet de comprendre quels sont les sens que l’on tend à figer dans les récits télévisuels analysés. Pour cette raison, l’une des lignes centrales de notre étude tend à détecter ces ancrages au sein de chaque matière expressive analysée (verbe, image, son). Parmi ces éléments, nous avons été particulièrement frappés par certaines structures verbales figées à la manière de clichés et répétées d’une émission à l’autre et d’un invité à l’autre. Parce qu’elles sont répétées de manière permanente ces structures fonctionnent en qualité d’ancrages de sens. Nous avons également pu constater que s’agissant de représenter la disparition forcée, l’on a recours à certaines images « en tant que signe d’historicité et en tant qu’icônes chargées moralement »57. Ces icônes emblématiques changent d’une étape à l’autre mais il s’agit, dans tous les cas, d’images facilement reconnaissables présentées de manière récurrente à l’écran. Les clichés et les icônes emblématiques nous permettent d’observer le mode dont les images éphémères de la télévision se transforment en quelque chose de durable du fait de leur caractère récurrent. 56 BARTHES Roland, « Rhétorique de l’image », in L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982. 57 SHANDLER J., op. cit. 40 Autre aspect étudié, les mécanismes de condensation. C’est-à-dire l’étude du comment – et à travers quelles opérations discursives et quelle mise en scène –, on condense, en peu d’images et peu de mots, une expérience historique complexe. Finalement, nous nous sommes intéressés aux acteurs présents dans les émissions télévisées. Nous ne faisons plus référence aux « entrepreneurs de la mémoire » qui sont à l’origine d’une émission télévisée donnée (comme par exemple, la chaîne de télévision considérée en tant qu’institution ou les producteurs d’une émission) mais aux acteurs visibles dans ces émissions, y compris quand ils n’en sont pas les entrepreneurs. Ces visages « visibles » participent au travail d’attribution d’un sens au passé, puisqu’ils ont la capacité de symboliser des faits. L’apparition sur l’écran télévisé de tel bourreau ou de tel survivant d’un centre clandestin de détention est analysée en observant ce que les personnages les plus liés à certains groupes représentent (que ce soit au sein du monde militaire ou de celui des associations de défense des droits de l’homme), la manière dont ils assurent le relais d’autres personnes et leur prêtent leur propre voix. Ceci est également vrai pour l’analyse de l’apparition de journalistes et de présentateurs dans les émissions télévisées. Ce ne sont là que quelques uns des éléments considérés pour mener à bien cette analyse. D’autres seront développés dans les chapitres suivants lorsque nous présenterons les matériaux analysés au cas par cas. Il faut bien préciser que même si notre recherche tente d’interpréter une scène (ou escenario) aussi complexe que celle des émissions télévisées, nous admettons son caractère fragmentaire. Non seulement en raison des limites pratiques de cette étude mais surtout parce que l’objet même de notre recherche – la mémoire – est partiel, fragmentaire et particulièrement fuyant : mélange de matières et de temporalités différentes ; admettant des silences, des occultations et des oublis ; quête de traces et de marques diverses laissées par les expériences et les événements. Pour toutes ces raisons, la recherche ici présentée constitue fondamentalement un travail d’exploration et d’approximation. Son ambition est de fournir des hypothèses sur la question et un « agenda » de questions et de méthodes 41 permettant de guider des approches ultérieures, plutôt que de prétendre à des observations concluantes. Axes principaux de la recherche présentée Ce travail comprend trois parties : la première est consacrée à la présentation du problème de la disparition forcée de personnes et aux enjeux spécifiques liés à la mémoire en Argentine ; la deuxième porte sur le rôle qu’ont joué les médias, et la télévision en particulier, dans la construction des premiers récits sur la disparition dès la fin de la dictature militaire ; la troisième partie porte sur les représentations et les récits télévisuels actuels consacrés à la disparition (la période choisie va de 1995 à 1999). Ci-dessous, nous procédons à une présentation détaillée de chacune de ces parties. Le deuxième chapitre de la première partie élabore le problème de la disparition forcée en tant que question étroitement liée à la mémoire. Ceci engage une mise en perspective historique (le récit des événements marquants durant la dictature de 1976-1983) mais aussi une présentation analytique. A ce niveau de la réflexion nous interrogerons les enjeux de la mémoire liés à la modalité répressive de la disparition forcée : en quoi la disparition forcée de personnes engage-t-elle des enjeux spécifiques pour la mémoire ? Qui sont ceux qui ont été chargés de définir ce problème et quels moyens et langages ont-ils utilisés pour lui donner une présence dans l’espace public ? Ce chapitre présente également une première description des représentations et des sens relatifs à la disparition générés progressivement dans l’espace public au moment même où se produisaient les disparitions. Cette description est essentielle à la compréhension des récits et des représentations produites ultérieurement – objet d’analyse des deux autres parties de cette thèse. Il s’agit donc d’un chapitre fondamentalement descriptif mais non d’un simple parcours historique. Dans ce chapitre nous essayons de comprendre de quelle manière la disparition de personnes constitue un problème lié à la mémoire sociale et les manières dont divers acteurs ont porté ce problème sur 42 l’espace public. En retraçant ce parcours, nous voulons tout particulièrement déterminer la manière dont la violence s’installe dans la vie politique argentine à partir de la fin des années 1960 et dans la première moitié des années 1970 ; mais aussi comprendre dans quelle mesure le coup d’Etat de 1976 constitue une rupture, notamment du fait de la modalité répressive qu’il instaure. Priorité est donnée au développement de ce que fut la disparition forcée en tant que modalité répressive, aux représentations de ce crime produites sous la dictature et aux types de marques et de séquelles laissées au sein de notre société. La deuxième partie présente l’analyse des premiers récits sur la disparition forcée élaborés durant la transition démocratique (1984-1986). Nous partons du principe que durant cette étape un lien étroit est établi entre des actions institutionnelles (fondamentalement juridiques) et la représentation de la disparition forcée. Le rôle des médias, et principalement de la télévision, est analysé en relation à ces actions institutionnelles. C’est pourquoi les trois récits analysés dans le premier chapitre de cette partie sont-ils liés à ces actions. Premièrement, le récit des premières actions judiciaires essentiellement consacrées à l’exhumation des dépouilles enterrées dans des fosses anonymes en vue de déterminer le sort des disparus. Le récit médiatique de ces actions a été appelé le « show de l’horreur » et s’est déroulé entre janvier et mars 1984. Deuxièmement, le récit de la Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (CONADEP), créée par le pouvoir exécutif en vue d’enquêter sur le sort des disparus et dont le premier rapport intitulé Nunca Más (Jamais Plus) a été présenté en juillet 1984 à la télévision hertzienne. Troisièmement, les récits produits durant le procès intenté aux commandants responsables de violations des droits de l’homme, réalisé en 1985, où la télévision a été déplacée puisque les séances étaient diffusées sans son et à raison de trois minutes par jour. Ce que l’on peut observer dans ces trois sous-chapitres, c’est que les récits télévisuels finissent par se plier aux logiques institutionnelles accompagnant ces actions et on laisse de côté les logiques propres à la télévision (logiques commerciales, spectaculaires et de captation d’audience) dans le but de générer un milieu propice à la création d’un récit légitimé socialement sur la disparition forcée. 43 Après une période de silence relatif sur le sujet dans l’espace médiatique (1987-1994), concomitant d’une étape de défaites sur le terrain politicoinstitutionnel puisque l’Etat se dégage alors de la tâche d’enquêter et de rendre justice en relation aux crimes perpétrés sous la dictature (période étudiée dans le deuxième chapitre de la deuxième partie), s’ouvre une deuxième étape au cours de laquelle une nouvelle configuration de la mémoire de la répression en Argentine voit le jour. Cette période commence en 1995 avec l’apparition dans diverses émissions télévisées d’anciens agents de la répression58 faisant le récit de leur participation aux actions d’élimination de prisonniers disparus sous la dictature. Cet événement n’implique pas seulement l’ouverture d’une nouvelle étape et d’une nouvelle configuration de la mémoire de la répression mais aussi l’entrée dans le jeu de la télévision. Cette fois-ci, la télévision intervient avec ses propres logiques et langages dans les agissements relatifs à la mémoire. Si dans les premiers moments de la transition, la télévision a été subordonnée aux logiques institutionnelles, à partir de 1995 le média montre une autonomie relative vis-à-vis d’autres acteurs : le thème de la répression dictatoriale est traité à la télévision sans qu’il soit nécessaire que des événements se produisent dans l’espace extra médiatique et, s’agissant de la manière d’interpréter le passé et de construire ces récits, les émissions télévisées commencent à présenter le thème avec leurs propres langages et formats. La troisième partie de cette thèse porte sur cette nouvelle période. Nous en rendons compte dans le premier chapitre en attirant l’attention sur les nouveaux acteurs qui participent, les nouveaux langages utilisés, les nouveaux événements qui se produisent et, particulièrement, sur le mode dont les émissions télévisées se constituent en tant que scènes de la mémoire de l’expérience dictatoriale. Dans le 58 Traduction de « represores », terme consacré en Argentine pour se référer aux acteurs de la répression. Bien que l’expression « agents de la répression » puisse se révéler quelque peu lourde à certains passages de l’étude, elle a l’avantage de tenir compte du fait que les acteurs de la répression étaient fondamentalement des agents de l’Etat : non seulement des militaires mais aussi des policiers. Il faut également souligner qu’il n’y a pas eu en Argentine (comme ce fut par exemple la cas au Chili) de création d’un organisme « tampon » ou d’un organisme ad hoc (tel la DINA chilienne). D’après les déclarations d’un certain nombre d’agents de la répression, ce fut là un choix : faire en sorte que l’ensemble des institutions (militaires et policières) participent aux actions répressives; ainsi, même les groupes dits « de tâches spéciales » fonctionnaient généralement de manière rotative. 44 deuxième chapitre nous analysons les émissions journalistiques d’opinion diffusées entre 1995 et 1997, où apparaissent des anciens agents de la répression de la dictature. Le chapitre explore la manière dont ces émissions présentent ces agents, en analysant particulièrement le type de mécanisme que l’on utilise pour raconter les conflits du passé et pour présenter, avec de nouvelles images, la disparition. Dans le troisième chapitre nous analysons les documentaires télévisés réalisés entre 1998 et 1999. L’analyse accorde une place centrale aux émissions diffusées à la télévision ayant montré, pour la première fois avec le son, les images du procès intenté aux anciens commandants. L’accent est mis sur la manière dont on présente les témoignages des familles des disparus et des survivants des centres clandestins de détention et sur la manière dont on construit la figure des enfants de disparus. Cette découpe thématique, comme nous l’expliquerons ultérieurement, est en relation avec les nouveautés produites à partir de l’espace télévisuel : l’apparition des anciens agents de la répression et la « télévisation » des images du procès ont été des événements générés à l’initiative du milieu télévisuel et ont transformé d’autres récits publics et même la manière de représenter la disparition. Comme on pourra le remarquer, tout au long de ce parcours se dessine une histoire de la mémoire de la répression dictatoriale en Argentine. C’est une histoire incomplète et fragmentaire, centrée sur une seule de ses manifestations : la scène télévisuelle. Cette histoire retrace plus de vingt ans de luttes et de conflits, une histoire ayant connu des victoires relatives et des échecs récurrents du point de vue de la requête de justice, de vérité et de la tentative de donner une visibilité à un crime qui, dans sa vocation à demeurer invisible et impuni, porte atteinte aux traits les plus élémentaires de la notion d’humanité. 45 Chapitre 2 Les enjeux de mémoire face au « crime de la disparition » (1976-1983) « Le crime de la disparition n’a pas de nom possible. Parce que fondé sur l’oubli – faire disparaître c’est prétendre à la non-existence –, le crime, dépourvu d’objet sensible, n’existe que si on ne l’oublie pas »59. 59 SCHMUCLER Héctor, « Ni siquiera un rostro donde la muerte hubiera podido estampar su sello (reflexiones sobre los desaparecidos y la memoria) » [Pas même un visage où la mort aurait pu inscrire son sceau (réflexions sur les disparus et la mémoire)], in Confines, n° 3, septembre 1996. 46 I - Dictature et répression : la disparition forcée comme système Antécédents : Violence politique et répression en Argentine (1966-1976) L’histoire de l’Argentine est marquée par l’ingérence des militaires dans la vie politique. Entre 1930 et 1976, le pays est le théâtre de six coups d’Etat : celui de 1930, celui de 1943, celui de 1955, celui de 1962, celui de 1966 et enfin, celui de 1976. Le coup d’Etat de 1966, dirigé par le général Juan Carlos Onganía, instaure un nouveau type de domination. Jusque-là, les intrusions militaires se donnaient comme interruption temporaire du processus démocratique et celle-ci avait pour objectif principal d’installer dans les postes les plus stratégiques les alliés civils, membres des classes dominantes. « Le régime politique était alors une démocratie d’exclusion caractérisée par la proscription de la principale force politique : le péronisme. Le système était bidimensionnel : doté d’une façade politique institutionnelle (partis, parlement, exécutif) et d’un réseau parallèle de négociations in camera protégeant des intérêts corporatifs (syndicats, patronat, agro-exportatation, finance et commerce entre autres), le tout en une interphase instable, ‘corrigée’ de temps à autre par des interventions militaires. Les militaires, eux, ne se tenaient pas pour autant à l’écart de la politique, ils en faisaient pleinement partie, conformant l’un des différents groupes d’acteurs. En tant que tels, ils apportaient sur l’arène politique des ressources de pouvoir variées »60. Dès 1966, en revanche, ils prennent le pouvoir « dans le but explicite de suspendre indéfiniment la politique et de conduire un programme ambitieux de développement en association dépendante avec des capitaux transnationaux »61. L’instauration, à l’époque, d’un type singulier d’Etat capitaliste que Guillermo O’Donnell appelle « l’Etat Bureaucratique Autoritaire »62, permet de centrer le projet autour de deux objectifs premiers. L’un est l’« imposition de l’ordre » dans l’intention de « désactiver le secteur populaire, contrôler ses organisations de 60 CORRADI Juan, « El método de destrucción. El terror en la Argentina », in QUIROGA H. et TCACH C. (dir), A veinte años del golpe. Con memoria democrática, Rosario, Eds. Homo Sapiens, 1998, p. 91. 61 Ibid. 62 O’DONNELL Guillermo, 1966-1973. El Estado burocrático - autoritario, Buenos Aires, Editorial de Belgrano, 1982. 47 classe, interdire ses expressions sur le plan des partis ou des mouvements politiques et fermer des voies d’accès au gouvernement »63. Sous le gouvernement d’Onganía, la répression des opposants prend une importance capitale et connaît de fait une ampleur bien plus vaste que sous les régimes militaires précédents. Les mesures adoptées comprennent, entre autres, la prohibition des partis politiques, le contrôle des universités, la suppression du droit de grève et l’incarcération des leaders de l’opposition. Le second objectif central de l’Etat Bureaucratique Autoritaire est ce que les militaires appellent la « normalisation économique » : « Dans ces économies la normalité consiste fondamentalement en ce que l’accumulation du capital se fasse au bénéfice principal et systématique des unités oligopoliques les plus transnationalisées sous des conditions leur assurant des taux d’accumulation élevés »64. Il s’agit d’un modèle dans lequel la structure productive argentine s’aligne sur le système capitaliste mondial et dont la condition de réalisation est l’exclusion systématique des secteurs populaires. Par ailleurs, le modèle de domination ainsi instauré est en accord avec les modèles implantés à l’époque dans toute l’Amérique Latine, conséquence directe de l’ingérence croissante des Etats-Unis dans la région. Cette ingérence s’est exercée par l’entremise d’un instrument fondamental : la « doctrine de la sécurité nationale ». Les militaires de la région, sous l’égide nordaméricaine, sont ainsi préparés pour lutter contre un « ennemi » situé non plus audehors mais à l’intérieur des frontières nationales. Dans ce contexte, la guérilla d’extrême gauche est désignée comme l’ennemi principal. Ainsi, les forces armées latino-américaines adoptent-elles des concepts tels que « ennemi intérieur », « ennemi commun », « guerre permanente et totale ». « L’ennemi intérieur déjà défini – l’action subversive communiste –, agissant dans tous les pays de la région, devenait ‘l’ennemi commun’ pour l’ensemble des forces armées latinoaméricaines, ce qui leur permettait à la fois d’établir une doctrine commune de réaction contre ce dernier »65. 63 Ibid, p. 143. Ibid, p. 44. 65 GARCIA Prudencio, El drama de la autonomía militar. Argentina bajo las juntas militares, Madrid, Alianza, 1995, p. 39. Au demeurant, comme nous venons de le signaler, en Argentine, ce 64 48 En Argentine, les conséquences de cette doctrine sont déjà visibles sous la dictature d’Onganía, ses implications les plus drastiques sont contemporaines du coup d’Etat de 197666. Dans ce contexte, la société argentine vit un processus de polarisation croissante. Vers la fin des années 1960 on repère nettement, d’une part, un pôle hétérogène de secteurs moyens et populaires dont l’expression politique centrale est le péronisme (mouvement fondé et dirigé par Juan Domingo Perón, proscrit des processus électoraux depuis 1955) ; de l’autre, un pôle intégré par les secteurs dominants traditionnels, liés à la grande industrie transnationale, et les forces armées. En mai 1969, des soulèvements populaires éclatent dans différentes villes de province – notamment à Córdoba – que l’armée de Terre réprime violemment. Cet épisode, populairement connu sous le nom de Cordobazo, marque le premier revers du régime d’Onganía : « Avec le Cordobazo, la mission suprême de l’Etat Bureaucratique Autoritaire, sa raison d’être fondamentale, s’affaisse spectaculairement : l’‘ordre’ et la ‘paix sociale’ qu’il était supposé garantir, se sont évaporés »67. Désormais, la polarisation déjà présente dans la société argentine commence à se traduire par des options de lutte de plus en plus violentes. C’est dans ce cadre qu’émergent des groupes guérilleros, tels l’ERP (Ejército Revolucionario del Pueblo, Armée Révolutionnaire du Peuple, d’inspiration trotskiste) et Montoneros ne sont pas précisément les militants communistes que les militaires ont de la ligne de mire, mais les groupes guérilleros – certes, de gauche mais d’une gauche non affiliée au parti communiste et incluant de plus des secteurs nationalistes liés au péronisme et d’autres d’origine marxiste. Ce n’est pas le moindre succès de la doctrine de la sécurité nationale que d’avoir fomenté l’idée d’un ennemi unique. Voir plus loin (note 70). 66 Dans son versant argentin, la « doctrine de la sécurité nationale » a reçu d’autres apports que ceux des Etats-Unis. Comme le consigne Prudencio García : « les militaires argentins recevraient également, dans le domaine de la lutte ‘anti-subversive’, un important apport français : celui des tactiques de contre-insurrection développées dans les années 1950 par l’armée française contre le Vietminh en Indochine et contre le FNL en Algérie » (GARCIA P., op.cit., p. 86). L’auteur distingue tout particulièrement au sein des caractéristiques de l’application de cette doctrine en Algérie : « la pratique de la torture (...) assumée comme quelque chose d’habituel et considérée comme l’une des méthodes obligées de l’accès à l’information » (ibid., p. 87). 67 O’DONNELL G., op. cit., p. 257. 49 (péronisme de gauche), lesquels joueront un tout premier rôle sur la scène politique argentine dans les années 1970. Au moment de leur plus grand essor (1975), ERP et Montoneros comptent un total de 1.000 à 1.300 combattants armés68. Tout au long de leurs opérations (1969-1979), ils réalisent : « 5.215 attentats à la bombe, 1.052 attentats incendiaires, 2.013 intimidations armées, 252 actions contre les médias, 1.784 enlèvements, 551 vols d’argent, 589 vols de voitures, 20 occupations de localités, 45 occupations d’unités militaires, policières et de sécurité, 80 occupations d’usines, 22 occupations de médias, 261 distributions de vivres, ils ont hissé le drapeau à 157 reprises et commis 666 actes d’intimidation (...). Combien de morts la guérilla a-t-elle provoqués ? Le nombre se monte à 687 d’après le livre El terrorismo de Estado en Argentina, publié en 1979 par le pouvoir exécutif : 521 appartenant aux forces armées ou de sécurité et 166 civils »69. Cette capacité de « nuisance » a sans doute été déterminante dans la désignation de ces groupes comme étant l’ennemi par excellence. On ne peut néanmoins réduire le rôle de ces organisations à leurs actions armées. Dans les deux cas, nous avons affaire à des groupes politiques porteurs de projets spécifiques. Les militaires ne le disent pas et pourtant, la capacité d’analyse de certains militants entre également en ligne de compte dans la désignation de l’ennemi70. 68 Chiffres établis par Prudencio García, in GARCIA P., op.cit. CIANCAGLINI S. et GRANOVSKY M., op. cit., p. 262. 70 Nous ne donnerons qu’un exemple. Celui du militant montonero Rodolfo Walsh, écrivain et journaliste de profession. Le 24 mars 1977, il adresse à la junte militaire une longue lettre ouverte dans laquelle il analyse les conséquences sur le court, moyen et long terme, des actions menées par les forces armées. Le lendemain, Rodolfo Walsh est arrêté. Son corps n’a jamais été retrouvé. Voici un extrait de cette lettre : « Dictée par le Fond Monétaire International, selon une recette appliquée sans discrimination au Zaïre, au Chili, en Uruguay ou en Indonésie, la politique économique de la junte non seulement reconnaît comme bénéficiaire la vieille oligarchie des propriétaires de bétail mais aussi la nouvelle, oligarchie spéculatrice, tout comme celle d’un groupe choisi de monopoles internationaux ayant à leur tête ITT, Esso, las automotrices, U.S. Steel, Siemens – autant de groupes ayant des liens directs avec le ministre Martínez de Hoz et tous les membres de son cabinet (...). Le spectacle de la Bourse de Commerce où en une semaine certains ont pu, sans travailler, augmenter de cent, voire de deux cent pour cent, leurs biens, où l’on voit des entreprises doubler leurs capitaux du jour au lendemain sans produire plus qu’avant, la roue infernale de la spéculation en dollars, en valeurs ajoutées (...) sont des faits bien curieux pour un gouvernement qui prétendait mettre fin au ‘festin des corrompus’ (...). Si une propagande écrasante ne prétendait pas que cette junte cherche la paix, que le général Videla défend les droits de l’homme ou que l’amiral Massera aime la vie, il serait pertinent de 69 50 La montée en puissance des mobilisations populaires érode le régime militaire, l’obligeant à envisager une issue démocratique intégrant le parti péroniste, ce qui se produit en 1973. En désespoir de cause, le pouvoir militaire permet aux péronistes de se présenter aux présidentielles mais sans son leader, Juan Domingo Perón, exilé à Madrid depuis le renversement de son gouvernement en 1955. Cette contrainte majeure amène J. D. Perón à désigner Héctor J. Cámpora comme candidat présidentiel. Ce dernier est élu en mars 1973. Une des premières mesures de son administration est de décréter une amnistie en vertu de laquelle la totalité des prisonniers politiques (dont nombreux guérilleros) sont libérés. En juin de la même année J. D. Perón rentre en Argentine71, accédant à la présidence de la République lors du triomphe de son parti aux nouvelles élections. Les organisations armées adoptent d’abord des positions contrastées à l’égard du nouveau gouvernement. Alors que l’ERP poursuit la lutte armée à Tucumán, au nord du pays, Montoneros essaie d’établir un accord politique avec le gouvernement péroniste, laissant de côté les actions armées. Le parti péroniste – au sein duquel cohabitent des secteurs hétérogènes allant de Montoneros, d’inspiration socialiste, à des groupes de droite – se voit, lui aussi, soumis à une polarisation manifeste. Finalement, la droite l’emporte et s’installe au pouvoir. Des personnages tels que le ministre José López Rega – à l’origine de la formation de groupes parapoliciers d’extrême droite nés à cette époque – s’emparent de la quasi totalité des instances du pouvoir. Cette évolution demander à messieurs les commandants en chef des trois forces de l’armée, de réfléchir à l’abîme dans lequel ils précipitent le pays. Ceci en poursuivant l’illusion de gagner une guerre qui – même s’ils tuaient le dernier guérillero – ne ferait que recommencer sous des formes nouvelles. Parce que les raisons qui, depuis plus de vingt ans, motivent la résistance du peuple argentin ne disparaîtront pas pour autant mais seront aggravées par le souvenir du mal causé et la révélation des atrocités commises ». Carta abierta de un escritor a la Junta Militar, Rodolfo Walsh, 24 mars 1977. 71 Le retour de J. D. Perón le 20 juin 1973, après dix-huit ans d’exil, s’est accompagné d’un fait de violence connu sous le nom de « massacre d’Ezeiza ». Une mobilisation de masse est organisée pour accueillir Perón à l’aéroport d’Ezeiza (une banlieue de la ville de Buenos Aires). Des militants de l’extrême droite péroniste tendent une embuscade aux colonnes des Montoneros lorsqu’elles arrivent sur les lieux (le trajet est fait à pied depuis la capitale) et déclenchent une fusillade qui se solde par environ 13 morts et 365 blessés par balles. On ne connaît pas la quantité exacte des victimes. Cf. VERBITSKY Horacio, Ezeiza. Buenos Aires, Editorial Contrapunto, 1985, p. 117. 51 s’accentue à la mort de J. D. Perón (1974) et culmine avec l’arrivée à la présidence de sa veuve, María Estela Martínez de J. D.Perón, dite « Isabel ». Tout cela se traduit par une montée de la violence, aussi bien du côté des organisations paramilitaires d’extrême droite que de la guérilla : Montoneros, qui avait conclu un accord avec le gouvernement péroniste, reprend la lutte armée en septembre 1974. En 1975, sous le gouvernement d’Isabel Perón, se produit le « point maximal du terrorisme politique de signes opposés (Montoneros et ERP, pour l’extrême gauche, Triple A, pour l’extrême droite) »72. Selon Prudencio García, c’est cette même année qu’ont lieu le déclin et la fin des actions de guérilla d’une certaine envergure. En effet, leurs deux dernières offensives de taille datent du dernier trimestre 1975. Le 5 octobre, Montoneros essaye de s’emparer d’un régiment d’infanterie à Formosa. Cette tentative manquée se scinde par de graves pertes dans les rangs de l’organisation. Le 23 décembre, l’ERP attaque le dépôt d’armes du bataillon 601 de Monte Chingolo, aux alentours de Buenos Aires, perdant dans cette opération près de 60 combattants. Pour P. García, « ces deux actions manquées marquent la fin de la guérilla en termes de capacité militaire à proprement parler »73. Antécédents du terrorisme d’Etat On peut tenir les opérations des groupes d’extrême droite comme l’un des antécédents de la violence que l’Etat instaure après le coup d’Etat de mars 1976. L’Alliance Anticommuniste Argentine (Triple A) est la principale force parapolicière d’extrême droite frappant systématiquement toute expression suspectée d’entretenir des liens avec la gauche : fondamentalement, les étudiants, les avocats, les journalistes, les syndicalistes. De 1974 à 1976, la Triple A et d’autres groupes d’extrême droite commettent environ 900 meurtres, dont nombre 72 73 GARCIA P., op. cit., p. 190. Ibid. 52 sous forme de règlements de compte : corps criblés dans des terrains vagues, individus mitraillés au grand jour, attentats à la bombe où meurent des familles entières74. A partir de mars 1976, l’organisation disparaît en tant que telle. Désormais, le gouvernement militaire assume la tâche de la répression clandestine et il le fait en disposant de l’appareil d’Etat. Un autre antécédent du terrorisme d’Etat est l’« Opération Indépendance » (Operativo Independencia), action militaire menée en 1975 à Tucumán dont la cible sont les combattants de l’ERP. Le 5 février 1975 Isabel Perón signe un décret ordonnant d’ « exécuter les opérations militaires nécessaires pour neutraliser et/ou annihiler l’action des éléments subversifs agissant à Tucumán ». Ce sont donc les militaires, et non pas la police, comme c’était le cas jusque-là, qui se chargent de réprimer les groupes guérilleros de l’ERP opérant dans le nord-ouest argentin. L’« Opération Indépendance », dirigée par le général Acdel Vilas, démarre quatre jours après la signature dudit décret. C’est dans ce cadre que sont mises en œuvre des pratiques d’enlèvement clandestin et de torture. C’est dans ce cadre également, au début de l’année 1975, que l’on instaure le premier centre clandestin de détention. L’« Opération Indépendance » constitue un précédent fondamental de ce que sera la répression à partir de 1976. En effet, on y trouve, à l’échelle régionale, les éléments caractéristiques de la répression ultérieure exercée au niveau national. Entre autres : « la primauté de l’armée de Terre dans la lutte anti-subversive, vaste répression de la population civile – bien au-delà même des groupes guérilleros –, enlèvements clandestins de nombreux civils par des effectifs militaires, pas de reconnaissance officielle de leur détention, inclusion parmi les victimes de personnes absolument étrangères à la guérilla, création de centres clandestins de concentration des prisonniers, pratique massive de la torture, exécutions sommaires – lire assassinat – d’un grand nombre de séquestrés une fois leur utilité informative épuisée, élimination de leurs cadavres et, en définitive, disparition d’un grand nombre de personnes dont aucune nouvelle ne permet à ce jour d’établir le sort, bien que peu de doutes subsistent encore sur leur destin final »75. 74 75 Ibid. p. 62. Ibid. pp. 140-141. Souligné par l’auteur. 53 En septembre 1975, un décret du président intérimaire, le péroniste Italo Luder, autorise l’extension des actions militaires vouées à l’« annihilation » de la « subversion » à l’ensemble du territoire national. C’est dans ce climat de violence croissante, où par ailleurs la crise économique creuse davantage le sentiment d’instabilité des secteurs populaires et des classes moyennes, qu’a lieu le coup d’Etat du 24 mars 1976. Une junte réunissant trois chefs militaires (Jorge Rafael Videla pour l’armée de Terre ; Emilio Eduardo Massera pour la Marine ; Orlando Ramón Agosti pour l’armée de l’Air) s’empare du gouvernement argentin76. A la différence des coups d’Etat antérieurs à 1966, celui-ci se propose « de résoudre les problèmes de l’Argentine par des moyens purement militaires »77 : les institutions nationales sont aussitôt militarisées et le pouvoir politique reste en possession de la junte, qui désigne aussi bien le président de la Nation que les gouvernements de province. Le régime donne un nom à l’action qu’il entreprend : « Proceso de Reorganización Nacional » (« Processus de Réorganisation Nationale »), appellation communément abrégée (« Proceso »). La junte militaire adopte une politique répressive fondée sur la « disparition » de personnes. Cette pratique, déjà utilisée à Tucumán, s’étend à toute l’Argentine et crée une situation de terreur inconnue jusque-là. La disparition forcée Certains traits caractéristiques de la répression menée à partir de 1976 étaient déjà présents sous des régimes dictatoriaux antérieurs. Pourtant, la nature et l’ampleur de la politique de répression mise en place par l’autoproclamé « Proceso de Reorganización Nacional » en font une expérience inédite. 76 Les trois armes (armée de Terre, Marine, armée de l’Air) se constituent en junte militaire de gouvernement et assurent, ensembles, l’exercice du pouvoir. Le premier président, désigné par la junte en mars 1976, est le général Jorge Rafael Videla. 77 AMNESTY INTERNATIONAL, Les « disparus ». Rapport sur une nouvelle technique de répression, Paris, Seuil 1981, (Col. Points Politique, 115), p. 20. 54 La répression s’organise depuis les plus hautes sphères de l’Etat sur la base de deux systèmes simultanés. Le premier met en place un circuit de répression « légale »78 et visible visant à interdire et à punir toute activité politique et toute expression publique susceptibles d’être interprétées par les militaires comme des indices d’opposition au régime. Dès son arrivée au pouvoir la junte dissout les organes gouvernementaux du système démocratique (parlement, législatures provinciales, conseils municipaux), s’attribuant des facultés législatives et opérant de main forte sur la Justice à travers la destitution des juges de la Cour Suprême qu’elle remplace par des magistrats de confiance. Elle restreint également les libertés civiles, interdisant l’activité des syndicats et des partis politiques. En plus, le président promulgue un décret permettant au gouvernement de révoquer tout fonctionnaire soupçonné d’être un « subversif ». Une législation pénale sévère punit de mort l’activité dite « subversive »79. La junte « établit que ceux qui troubleraient l’ordre public seront jugés par des tribunaux militaires de manière plus que sommaire »80. 78 S’il est vrai que le régime dictatorial est un régime de facto et donc fondé sur l’illégalité du point de vue institutionnel, il génère néanmoins ses propres réglementations sous la forme de « communiqués » et de décrets. Outre ces règles écrites, il fonde ses actions répressives sur d’autres règles non écrites et de ce fait, « illégales » par rapport à la législation d’exception introduite par les mêmes militaires. Pour éviter toute confusion et pour souligner le caractère criminel de la totalité du système répressif, on ne parlera pas ici de « répression illégale » mais de « répression clandestine ». 79 Ce que les militaires appellent « la subversion » englobe un vaste éventail d’actions et de positions idéologiques. Cela concerne aussi bien les organisations armées de gauche que l’opposition politique non violente (militants politiques de gauche, cadres syndicaux de base et intermédiaires), ainsi que des « opposants potentiels et imaginaires » (CORRADI J., op. cit., p. 97). Leur discours définit les subversifs comme étant ceux qui « veulent changer notre système de vie au moyen d’idées précisément subversives ; soit des idées subvertissant, changeant, transformant les valeurs » (AVELLANEDA Andrés, Censura, autoritarismo y cultura : Argentina 1960 – 1983, Vol 1. Buenos Aires, Centro Editor de América Latina, 1986, p. 23). Dans cette logique, les subversifs ne sont pas seulement présentés comme « ceux qui tuent par les armes mais encore comme ceux qui, occupant d’autres positions, inculquent des idées contraires à la philosophie politique qui guide l’action du Proceso de Reorganización Nacional » (IVERNIZZI Hernán et GOCIOL Judith, Un golpe a los libros. Represión a la cultura durante la última dictadura militar, Buenos Aires, Eudeba, 2002, p. 30). Face à une définition aussi large de l’ennemi, ce que les militaires ont appelé la « lutte contre la subversion » s’est étendu à plusieurs domaines : politique, militaire, éducatif, culturel, etc. (cf. IVERNIZZI H. et GOICOL J., op. cit.). 80 Voir : ACUÑA Carlos et SMULOVITZ Catalina, « Ajustando las Fuerzas Armadas a la democracia : éxitos, fracasos y ambigüedades de las experiencias en el Cono Sur », in JELIN E., HERSHBERG E. (dir), Construir la democracia : derechos humanos, ciudadanía y sociedad en América Latina, Caracas, Nueva Sociedad, 1996, p. 26 ; et NINO C., Juicio al mal absoluto…, op. cit., p. 94. 55 La dictature institue la censure des médias ainsi que le contrôle policier des rues. Les interdictions et les sanctions dans le domaine de la culture sont quotidiennes81 (destruction de livres, listes noires de journalistes, licenciement d’enseignants, entre autres). Les prisonniers politiques82 et les exilés de la période se comptent par milliers. Parallèlement, un système de répression clandestine dont la modalité principale est la disparition forcée de personnes est mis en place. Dans le cadre de la répression clandestine, des exécutions collectives et des massacres sont perpétrés83, mais le caractère systématique et massif des disparitions en fait la modalité dominante. La disparition forcée, appréhendée comme séquence de crimes, suppose : l’enlèvement sélectif de personnes (le choix des victimes comme l’enlèvement étant opérés par les forces armées et de sécurité) ; la détention et la pratique de la torture au sein de centres clandestins, partie intégrante du travail de renseignement ayant également pour but de « briser » les prisonniers ; l’exécution et l’occultation des dépouilles. La dictature met en place près de 340 centres clandestins de détention sur l’ensemble du territoire argentin. Dans certains cas, il s’agit de dépendances utilisées avant le coup d’Etat comme lieux de détention. Dans d’autres, ce sont des emplacements civils, des bâtiments policiers ou de casernes spécialement aménagées pour fonctionner comme centres clandestins84. 81 « La stratégie vis-à-vis de la culture a été fonctionnelle et nécessaire à l’accomplissement intégral du terrorisme d’Etat en tant que stratégie de contrôle et de disciplinarisation de la société argentine. Il y avait d’un côté les camps, les prisons et les groupes dits de tâches spéciales (« grupos de tareas »). De l’autre, une infrastructure complexe de contrôle culturel et éducatif comprenant équipes de censure, analyses d’intelligence, cabinets juridiques, intellectuels, académiciens, projets éditoriaux, décrets, arrêtés, budgets, bureaux. Deux infrastructures complémentaires et inséparables dans leur conception. Les deux faces d’un même phénomène », IVERNIZZI H. et GOCIOL J, op. cit., p. 23. 82 On estime à 10.000 le nombre de prisonniers politiques (hommes et femmes) de la période. Un grand nombre de prisonniers politiques du régime ont été séquestrés et emprisonnés dans des centres clandestins – ils avaient de fait « disparu » – avant d’entrer dans le circuit « légal » du système carcéral. 83 NINO C., op. cit., p. 96. 84 CONADEP, Nunca Más. Informe de la Comisión nacional sobre la desaparición de personas, Buenos Aires, EUDEBA, 1984, p. 58. 56 La principale cible de la répression clandestine est le réseau des organisations armées de gauche. Dans une moindre mesure, et selon les options du moment, d’autres opposants politiques, des syndicalistes et des intellectuels peuvent devenir une cible possible85. Dans le but de démanteler la structure des organisations armées, les agents de la répression appliquent des « critères d’imputation extrêmement larges incluant des individus ayant des liens familiaux ou affectifs avec la personne directement visée. Ce genre d’attaches est parfois assimilé à une participation, ces relations constituent également une voie d’accès vers la ‘cible’ »86. C’est pourquoi de nombreuses personnes sont enlevées bien que n’ayant aucun engagement direct au sein des organisations armées que les agents de la répression se proposent d’« anéantir ». Bien que dans leur grande majorité les disparus aient été de leur vivant des militants politiques et des syndicalistes – ou encore des tiers ayant des relations étroites ou non avec eux (parents proches, amis, collègues) –, il y a une quantité moins significative de « victimes fortuites ». Celles-ci n’ont pas d’activité politique connue et parfois, aucune relation ne les lie aux militants. Selon P. Calveiro87 le nombre de ces victimes, en termes absolus, est considérable. « Quoique minoritaire en termes quantitatifs, le nombre de victimes fortuites joue un rôle important dans la dissémination de la terreur tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du camp. Elles sont la preuve irréfutable de l’arbitraire et de la véritable omnipotence du système »88. Les enlèvements se font sur le lieu de travail, dans la rue ou au domicile personnel des victimes ; en plein jour ou dans la nuit89. Après avoir soumis les séquestrés à des tortures physiques et psychologiques, les agents de la répression 85 D’après l’Equipe Argentine d’Anthropologie Légale (EAAF), il y a deux moments bien précis pendant lesquels la répression s’oriente vers des « cibles » autres que les organisations armées : « en début de période [dictatoriale], lorsque l’absence d’informations spécifiques provoque un débordement de ces marges, et en fin de période, lorsque les cibles font défaut et que les unités répressives elles-mêmes, voulant prolonger leur action, abordent d’autres types d’organisations » (OLMO Darío et SOMIGLIANA Maco, « La huella del genocidio », in Encrucijadas, Revista de la Universidad de Buenos Aires, janvier 2002, p. 35). 86 Ibid, p. 30. 87 CALVEIRO Pilar, Poder y desaparición. Los campos de concentración en Argentina, Buenos Aires, Colihue (col. Puñaladas), 1998. 88 Ibid, p. 45. Souligné par l’auteur. 89 Cf. CONADEP, op. cit., p. 8. 57 procèdent à leur élimination en les jetant à la mer du haut d’avions en vol, ou bien en les exécutant pour ensuite occulter leurs corps qu’ils brûlent ou enterrent dans des fosses communes90. Ce système répressif pratique également le vol91 d’enfants enlevés avec leurs parents ou nés dans des centres clandestins pendant la détention de leurs mères. Celles-ci étant éliminées après l’accouchement, les nouveaux-nés sont « donnés » à des familles de militaires ou à des familles proches du pouvoir militaire. Après l’enlèvement, les familles et les proches des victimes n’ont plus d’informations sur leur sort. Ils ignorent où ils sont, qui sont ceux qui les ont enlevés, s’ils sont morts ou vivants. Les autorités nient les arrestations et rejettent toute relation avec les faits. Ainsi, c’est dans la perspective de tierces personnes (parents proches, amis, collègues) qu’un individu « disparaît ». Littéralement, il n’est plus vu : les personnes ciblées par la répression sont enlevées et ensuite, aucune nouvelle sur leur sort n’est communiquée à leurs proches. Comme le signalent Maco Somigliana et Darío Olmo, la politique de disparition « suppose le montage d’une structure d’appréhension, de jugement et d’exécution entièrement clandestine. A défaut d’informations lui permettant de saisir la totalité du phénomène, la société la définit par son produit : les absents, les disparus »92. L’occultation des victimes va de pair avec l’occultation de l’identité des bourreaux. Souvent les agents de la répression cachent la leur, utilisant des noms d’emprunt et assistant aux opérations d’enlèvement avec des voitures sans plaques d’immatriculation, habillés en civils ou même déguisés93. De ce fait, la pratique de la disparition forcée exerce une triple occultation : des victimes, des bourreaux et de la violence mise en place par les militaires. 90 Ibid, pp. 235-237. En espagnol l’expression consacrée est « apropiación (appropriation) de menores » : on parle ainsi d’enfants « appropriés ». Nous choisissons, dans la plupart des cas, le mot « vol », plus explicite en français. 92 OLMO D. et SOMIGLIANA M., op. cit., p. 25. Souligné par les auteurs. 93 Cf. CONADEP, op. cit., pp. 18-19. 91 58 L’invisibilité des tués est l’élément distinctif, et fort ambigu, de la disparition en tant que figure délictueuse singulière94. Un quatrième système d’occultation complète cette modalité répressive : l’absence de toute information à propos des individus séquestrés. S’il est vrai que des rumeurs, des soupçons et quelques informations se répandent, il n’en reste pas moins que, à l’extérieur des camps, personne ne sait avec certitude ce qui se passe. C’est ainsi que, même après la fin de la dictature, la disparition perdure comme énigme ouverte. En fait, nulle enquête ultérieure n’a permis de déterminer le nombre exact de disparus, et de fait, ce qui est arrivé à chacun d’entre eux. Il en va de même pour l’identité et la responsabilité de la totalité des agents de la répression (voir encadré : « Combien de disparus ? »). Très précisément, l’une des spécificités de la disparition en tant que crime – spécificité qui détermine sous la dictature et dans les années suivantes la mobilisation de maintes ressources symboliques en vue de le définir et d’en garder un souvenir – est son indétermination. 94 Voir notamment sur le sujet : Les disparus. Rapport sur une nouvelle technique de répression, op. cit. Voir également dans le numéro spécial de Cultures & Conflits (« Disparitions », Paris, L’Harmattan, n° 13-14, printemps-été 1994), les contributions de : HERMANT Daniel, « L’espace ambigu des disparitions politiques » (pp. 89-118) et de BIGO Didier, « Disparitions, coercition et violence symbolique » (pp. 3-16). 59 COMBIEN DE DISPARUS ? Le problème de l’indétermination des dommages provoqués par la répression clandestine ne saurait se réduire à la question du nombre exact de disparus. Néanmoins, les oscillations des chiffres avancés soulignent l’importance symbolique de cette indétermination. En 1984, une fois la transition démocratique engagée, le président Raúl Alfonsín crée la Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (CONADEP), dont la mission est de recueillir des dénonciations et de procéder à des enquêtes sur des personnes disparues. Cette commission recense et informe sur 8.960 cas de disparitions. L’exactitude de ce chiffre est toute relative : paralysées, par la terreur, ou bien parce que résidant à l’étranger ou encore par le manque d’informations, beaucoup de familles ne portent pas plainte en bonne et due forme. Du coup, les estimations sur le nombre des disparitions non dénoncées varient. A ce sujet, le chercheur espagnol Prudencio García synthétise trois hypothèses (García, op. cit.) : « La première, et l’une des plus répandues, consiste à soutenir que pour chaque disparition dénoncée et attestée devant la CONADEP sur l’ensemble du territoire argentin, il y en a deux de non dénoncées » (Ibid, p. 164). Le chiffre atteint ainsi 30.000 disparus. « C’est là l’origine de l’allusion récurrente à un taux de 25.000 à 30.000 morts, et c’est aussi l’estimation qu’Ernesto Sábato, le président de la CONADEP, considère comme étant la plus juste » (Ibid, p. 164). C’est également le chiffre avancé par l’association Mères de la Place de Mai. La deuxième hypothèse soutient la possibilité que sur deux cas dénoncés il y a un cas non dénoncé, soit environ 15.000 victimes. D’après P. García, ce chiffre est tenu pour le plus probable par la dirigeante politique et membre de l’Assemblée Permanente des Droits de l’Homme, Graciela Fernández Meijide. Enfin, la troisième hypothèse est intermédiaire : pour chaque dénonciation formelle de disparition, il y en aurait environ une de non dénoncée, soit 20.000 disparus. Toujours selon l’auteur, c’est le chiffre qu’Emilio Mignone, fondateur du Centre d’Etudes Légales et Sociales (CELS) jugeait le plus réaliste. Après des années de recherche, une fois effectué le croisement des informations disponibles et tenant compte des dénonciations faites à deux reprises ou des dénonciations concernant des personnes libérées par la suite, l’Equipe Argentine d’Anthropologie Légale avance le chiffre de 6.500 à 7.000 cas, en partant du principe « qu’il ne saurait y avoir plus de 10 % de cas non dénoncés » (Olmo, Somigliana, op. cit., p. 26). 60 Objectifs de la disparition Pourquoi les militaires qui prennent le pouvoir en 1976 ont-ils recours à la disparition forcée ? Pourquoi en font-ils la modalité répressive par excellence ? Bien qu’il existe des antécédents dans d’autres pays d’Amérique latine95, c’est en Argentine que la disparition aura les caractéristiques et les objectifs spécifiques que voici : 1.- Le recours à la disparition forcée est motivé par deux raisons d’ordre « stratégique » étroitement liées à ce que les militaires appellent « la guerre contre la subversion ». La première tient à l’attitude adoptée par les forces armées face au phénomène révolutionnaire, qu’elles comprennent en termes de menace généralisée susceptible de frapper à partir de « tous les fronts ». Ainsi, dans leur conception, « terroriste » n’est pas seulement celui qui participe à la lutte armée mais aussi celui qui « répand des idées contraires à la civilisation chrétienne et occidentale »96. La seconde raison de ce choix : « procédait de l’échec notoire des méthodes employées dans le passé pour étouffer l’opposition. En 1973, les forces armées avaient vu une bonne partie de leur travail réduit à néant par l’amnistie, à la suite de laquelle les prisonniers libérés avaient repris leurs activités de guérilla »97. Les militaires considèrent que « la guerre contre la subversion » doit avoir recours à des méthodes adaptées pour faire face à un « ennemi » agissant, lui aussi, dans la clandestinité98. 95 On peut, entre autres, signaler le cas du Guatemala des années 1960 et la dictature de Pinochet au Chili (cf. AMNESTY INTERNATIONAL, op. cit., pp. 32-41). Dans le cadre des dictatures militaires des différents pays sud-américains, les disparitions répondent à des logiques similaires, revêtant pourtant des caractéristiques propres à chaque configuration politique. Certaines opérations militaires des pays de la région répondent, en outre, aux directives du Plan Condor. D’où le fait que des enlèvements se soient produits dans des pays dont les victimes n’étaient pas ressortissantes (des Chiliens et des Uruguayens disparus en Argentine ; des Argentins séquestrés en Uruguay ou au Paraguay, etc.). 96 AMNESTY INTERNATIONAL, op. cit., p. 21. 97 Ibid, p. 22. 98 Au-delà du fait qu’il s’agit là d’une « justification » par laquelle les militaires veulent contourner la responsabilité de leurs crimes, il faut noter que c’est également une des motivations de la mise en place du système de répression clandestine, marqué entre autres par l’usage de faux noms, les opérations secrètes et les centres de détention non reconnus. En aucun cas cette affirmation n’implique de nier la criminalité du système instauré. 61 2.- En ayant recours à la répression clandestine, la junte tente d’éviter le discrédit international : les militaires argentins « avaient tiré des leçons, en particulier de l’expérience chilienne99, où la brutalité choquante des premiers temps de la répression avait valu à la junte militaire de Pinochet la réprobation internationale »100. Malgré les nombreuses dénonciations des associations de droits de l’homme devant les forums internationaux et la visite, en 1979, de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme de l’OEA (Organisation des Etats Américains dont le rapport, publié en avril 1980, faisait état de graves violations des droits de l’homme), le régime argentin réussit en partie à préserver une façade de « légalité » et de régime « pacifique » – à l’intérieur et à l’extérieur des frontières nationales – en vertu de la clandestinité de ses actions répressives les plus sanglantes. 3.- En ayant recours à l’action clandestine, les militaires tentent également d’échapper à toute éventuelle poursuite judiciaire de l’après-dictature. Pour garantir leur impunité, ils entreprennent donc d’effacer les traces de leurs crimes. C’est pourquoi, ils évitent non seulement de rendre visibles leurs actions répressives, mais essayent également de détruire toute documentation pouvant être utilisée à leur encontre en tant que preuve devant la loi. L’un des actes de destruction les plus évidents à cet égard est le décret (de caractère réservé) 2726/83, signé en 1983 par le dernier président militaire, Reynaldo Bignone. Cette pièce contenait « les directives visant à détruire tout document relatif aux personnes que le Pouvoir Exécutif National aurait emprisonnées en vertu de l’application de l’état de siège »101. 4.- L’intention de refonder la société argentine conduit le régime à chercher « l’anéantissement » de ce qu’il désigne comme étant « l’ennemi ». Le « Proceso 99 Le 11 septembre 1973 un coup d’Etat renverse le gouvernement du président chilien Salvador Allende, inaugurant une période de dix-sept ans de dictature militaire dirigée par le général Augusto Pinochet Ugarte. « Dans les jours et les années qui suivent, une forte répression est menée contre les membres et les partisans du gouvernement renversé, elle comprend des exécutions sommaires, des disparitions, des arrestations massives, l’exil et la censure drastique des médias ». CANDINA PALOMER Azún, « El día interminable. Memoria e instalación del 11 de septiembre de 1973 en Chile (1974-1999) », in JELIN E. (dir.), Las conmemoraciones : Las disputas en las fechas « in -felices », Madrid et Buenos Aires, Siglo Veintuno Editores, 2002, p. 11. 100 AMNESTY INTERNATIONAL, op. cit., p. 22. 101 CONADEP, op. cit., 274. 62 de Reorganización Nacional » s’auto-attribue la tâche de « refonder » l’Argentine. Il s’en suit la volonté de démanteler la société précédente pour réformer l’ordre social et politique et implanter un modèle économique qui ne peut qu’aboutir à l’exclusion de vastes secteurs sociaux : « Les leaders des forces armées et leurs partenaires ont proclamé que leur but n’était pas simplement d’en finir avec le désordre insoutenable des années péronistes, mais bien plutôt de transformer les fondements mêmes de la société argentine. La junte a juré d’éliminer le terrorisme, de relancer l’économie en la libérant des entraves de la tutelle étatique, de couper le nœud gordien de la stagnation en réduisant le nombre d’acteurs sociaux significatifs et en disciplinant le reste »102. Comme nous l’avons déjà signalé, un décret du président provisoire, le péroniste Italo Luder, datant de septembre 1975, les autorise à mener sur l’ensemble du territoire national toute activité ayant pour but d’« annihiler l’action des éléments subversifs ». Après le coup d’Etat, les militaires se sont proposés littéralement de mettre à exécution ledit objectif ; soit, « non seulement de neutraliser, mais d’exterminer physiquement la plupart des militants de l’opposition, liés ou non à la lutte armée »103. C’est ainsi que la répression est envisagée comme opération d’« annihilation » ou d’extermination radicale de tout ce qui s’écarte du modèle de pays qu’ils entendent mettre en place. Dans ce cadre, la modalité de la disparition forcée cherche à effacer les traces de l’existence et de l’activité politique des victimes. Il n’est pas seulement question « d’annihiler » les sujets. Il s’agit, fondamentalement, d’effacer les acteurs eux-mêmes et les projets politiques en lutte bien avant le coup d’Etat. 5.- Cette modalité participe de l’instauration de la terreur. En tant que telle, elle est également une méthode visant à discipliner la société104. Le terrorisme d’Etat 102 CORRADI J., op. cit., p. 92. ACUÑA C. et SMULOVITZ C., « Ajustando las Fuerzas Armadas a la democracia… », op. cit., p. 27. 104 Bien que cette thèse ne puisse développer pleinement cette dimension des disparitions, il convient de signaler que cette pratique ne relève pas seulement d’une logique de répression mais aussi d’une logique de coercition. Ce sont deux dimensions bien distinctes. En effet, comme le soutient Antonia García-Castro (« Por un análisis político de la desaparición forzada », in RICHARD N. (dir.), Políticas y estéticas de la memoria, Santiago de Chile, Editorial Cuarto Propio, 2000), alors que la logique répressive entend mettre un terme à un processus en cours – les actions menées par 103 63 dès lors se caractérise par « l’usage indiscriminé de la torture, l’occultation d’informations, la création d’un climat de peur, la marginalisation du pouvoir judiciaire, l’incertitude des familles et la confusion délibérée de l’opinion publique »105. Dans ce contexte, la disparition forcée participe d’une modalité spécifique de la dissémination de la terreur et installe dans la société un sentiment de suspicion généralisée : d’un côté, on pourchasse un « ennemi » suffisamment imprécis – « la subversion » – et on fomente l’idée selon laquelle la répression peut frapper n’importe qui ; de l’autre, l’impossibilité de savoir ce qu’il est arrivé aux victimes introduit une menace imprécise mais permanente au sein de la société. Il faut savoir, et c’est d’une extrême importance, que toutes les actions de la répression clandestine ne sont pas cachées. Certaines d’entre elles sont visibles et de fait, volontairement montrées à la société. Précisément la terreur est disséminée par le recours à un système qui combine occultation et visibilité. Si les enlèvements sont « visibles » – puisque réalisés souvent dans un espace public et devant témoins –, on cache ce qui arrive aux victimes et les raisons de l’enlèvement. L’apparition de cadavres non identifiés, portant des traces de tortures brutales, permet à quiconque a vent de l’affaire de supposer, voire d’imaginer, que les victimes sont soumises à quelque chose d’épouvantable106. un « ennemi intérieur », selon la rhétorique militaire –, la logique coercitive vise quelque chose de tout aussi considérable : elle se donne comme modalité de l’exercice du pouvoir. La pratique systématique des disparitions relève de cette logique coercitive dès lors qu’elle a des effets (de contrôle, de dissuasion) sur l’ensemble de la population que l’on cherche à maîtriser. Dans les pages suivantes, pour nous référer à l’ensemble du système d’annihilation nous utiliserons le terme de répression (plus fréquemment utilisé en Argentine). Ce qui n’implique pas une méconnaissance de la double logique (répressive et coercitive) de ce système. 105 Centro de Estudios Legales y Sociales, CELS, sans date. Cité par JELIN E., « La política de la memoria : el movimiento de derechos humanos y la construcción democrática de la Argentina », in JELIN E. et al., Juicios, castigos y memorias. Derechos humanos y justicia en la política argentina, Buenos Aires, Nueva Visión, 1995, p. 111. 106 Tout au long de la période dictatoriale, les journaux informent souvent sur l’apparition de cadavres non identifiés. Pour la plupart, les journaux se réfèrent à ces « apparitions » dans les termes propres au discours militaire officiel, ce sont des « morts au cours d’affrontements » : « Bien souvent, les informations sur les disparus sont publiées sous des titres faisant allusion à des ‘guérilleros abattus’, à des ‘extrémistes’ qui ‘meurent’ ou à des ‘terroristes tués’ dans de telles circonstances. Ils sont nommés sous l’appellation ‘individus ou ‘éléments séditieux’, ‘délinquants’, ‘criminels’, ‘subversifs’, occasionnellement on mentionne leur faux nom présumé, mais presque jamais leurs noms » (SCHINDEL Estela, « Palabra, cuerpo y ausencia. Los desaparecidos en el discurso de la prensa escrita. 1978-1998 », Rapport Final, Beca de 64 Ainsi, le pouvoir militaire cherche précisément à rendre visible cette « invisibilisation ». « Si quelque chose ne peut être allégué à l’époque, c’est l’ignorance. Des voitures sans identification et le hurlement des sirènes, des hommes armés jusqu’aux dents parcourent les villes ; les gens disparaissent lors d’opérations spectaculaires souvent menées sur des lieux publics. La quasi totalité des survivants déclarent avoir été enlevés devant des témoins. Des dizaines de cadavres mutilés non identifiés sont jetés dans les rues et les parcs publics »107. L’arbitrage entre occultation et visibilité permet de parler de la disparition en tant que modalité « discrète », et non secrète, de la dissémination de la terreur. La discrétion (à savoir cette combinaison complexe d’information et de secret), concomitante des disparitions, en fait un mécanisme efficace dès lors qu’il s’agit de paralyser une société par la peur108. Effets de la disparition La dissolution des liens sociaux et des solidarités, la méfiance, la peur, sont autant d’effets possibles du terrorisme d’Etat. Dans ce cadre, la disparition de personnes en tant que modalité coercitive a des conséquences spécifiques aussi bien du point de vue des victimes directes que de leur entourage le plus intime mais aussi sur l’ensemble de la société. Pour les familles, la disparition d’un ou de plusieurs de leurs membres 109 est un événement traumatique suivi d’un lent processus de recomposition et de réaménagement, en d’autres termes d’un processus de « reconstruction du investigación UBA/ADUBA. Mímeo, 2000, p. 24). Le pouvoir militaire truque ces « affrontements » pour fournir des preuves évidentes de ce qu’il nomme « la lutte contre la subversion ». Pour une analyse du mode dont la presse traite le thème sous la dictature, voir : SCHINDEL E., op. cit. ; BLAUSTEIN Eduardo et ZUBIETA Martín, Decíamos ayer. La prensa argentina bajo el Proceso, Buenos Aires, Colihue, 1998. 107 CALVEIRO P., op. cit., p. 149. 108 Voir à ce propos, BIGO D., op. cit. ; GARCIA CASTRO, Antonia, « Por un análisis político de la desaparición forzada », op. cit., pp 87-92. 109 Bien souvent des couples, des frères et des sœurs d’une même famille, des adultes avec leurs enfants sont enlevés. On a aussi constaté la disparition de familles entières. Voir CONADEP, op. cit., p. 335. 65 monde »110. L’incertitude sur le sort du disparu, la quête acharnée de toute information, la mise en suspens indéfinie du deuil et la prolongation de l’attente, ne sont que quelques-uns des éléments venant caractériser la souffrance des familles des disparus. On ne tentera pas ici d’analyser ce que la disparition forcée représente pour les séquestrés et leurs familles111, mais simplement de dégager quelques traits significatifs en ce qu’ils témoignent de la manière dont la disparition touche l’ensemble de la société. Du point de vue de ses effets, la disparition n’agit pas seulement dans le cercle, plus ou moins privé, des relations de la victime directe : elle s’installe dans le social comme un problème politique, éthique et culturel. La disparition de personnes, en tant que modalité coercitive, telle qu’elle a été appliquée en Argentine sous la dictature, bouleverse des structures fondamentales de la vie en société. Nous présentons ci-dessous, six traits caractéristiques de cette mutation majeure dont il importe de dire qu’elle a des effets à long terme. Ceux-ci – sous des modalités diverses et d’ampleur inégale – ont porté atteinte à la totalité du tissu social. 1.- Le terrorisme d’Etat brise la confiance dans les institutions. Ces institutions – dont le rôle à priori est de protéger les citoyens et de faire respecter la loi – prennent en charge les enlèvements, les tortures et les meurtres. Dans le cas de la disparition forcée de personnes, l’incertitude sur le type de violence instauré par l’Etat, accentue davantage cette perte de confiance. « Ce profond dommage psychosocial vient de ce que le pouvoir lui-même est l’exécutant des disparitions. Ceci provoque chez tout individu des sentiments de détresse, d’impuissance et de peur devant la possibilité réelle d’être, lui aussi, une victime »112. Ainsi, la disparition configure dans la conscience sociale l’image d’un pouvoir tout-puissant et dévastateur, auquel on ne peut s’opposer. 110 DA SILVA CATELA Ludmila, No habrá flores en la tumba del pasado. La experiencia de reconstrucción del mundo de familiares de desaparecidos, La Plata, Ediciones Al Margen, 2001. 111 Pour une analyse du processus de « reconstruction du monde » par les familles des disparus, voir Da Silva Catela, citée ci-dessus. Sur les effets psychologiques de la disparition, voir KORDON, Diana et al., Efectos Psicológicos de la Represión Política, Buenos Aires, Sudamericana-Planeta, 1987. 112 MOLINA THEISSEN Ana Lucrecia, « La desaparición forzada de personas en América Latina », www.nuncamas.org/investig/biblio_theissen_01.htm. Date de consultation de la page web : octobre 2002. 66 2.- La disparition provoque au sein de la société une fracture entre les personnes directement concernées par la répression et les « autres ». A l’époque, la perception qu’une bonne partie de la société argentine a du problème de la disparition ne concerne que les victimes directes et les leurs. Pour bien des secteurs, les clés d’analyse du terrorisme d’Etat passent, commencent et finissent par l’imputation de la responsabilité aux victimes elles-mêmes. Les expressions par lesquelles ce genre de raisonnement est désormais stigmatisé dans la culture argentine sont par exemple : « il doit y avoir bien une raison [pour qu’ils soient enlevés] » ou « ils ont bien dû faire quelque chose [pour qu’on les enlève] ». A ce propos, les campagnes de propagande et de désinformation du régime sont incessantes et imprègnent tous les circuits de l’information (non seulement les médias et le monde de la culture, mais encore l’école, l’université, l’espace urbain, etc.113). Dans les discours diffusés par le pouvoir à l’époque, l’opération réalisée vis-àvis des victimes est double : d’un côté, on les inculpe (on les présente comme des « délinquants »), de l’autre, on les dépolitise (on ne présente pas ces individus comme porteurs d’un projet politique propre mais comme de pures et simples producteurs de violence : les « subversifs », les « poseurs de bombes »). De plus, dans le langage du régime, les opposants sont désignés comme une maladie à extirper. En vertu de quoi on renforce l’idée selon laquelle les disparus ne peuvent même pas être considérés comme des êtres humains114. Le régime met ainsi l’accent sur « la paix » qu’il a réussi à instaurer en opposition au climat de « violence » prédominant avant le coup d’Etat. Dans une telle ambiance de terreur et de désinformation, un nombre considérable de personnes ne voient dans les dénonciations de violations massives des droits de l’homme que des rumeurs sans fondement ou bien l’œuvre de quelques « fous » agissant en marge du gouvernement. De fait, les militaires 113 Voir IVERNIZZI H. et GOCIOL J., op. cit. ; BLAUSTEIN E. et ZUBIETA M., op. cit. ; AVELLANEDA A., op. cit. 114 Sur l’usage de métaphores médicales par l’idéologie militaire, voir CORRADI J., op. cit., pp. 93 et 99. 67 encouragent ces versions et s’y référent quelques fois en termes d’« excès », sorte de dommages collatéraux propres à la « lutte anti-subversive ». Ainsi, l’indifférence de la société et l’inculpation des victimes – responsables, nous dit-on, de leur propre sort – ont pour effet d’isoler les familles concernées. C’est bien souvent seules qu’elles doivent entreprendre la recherche des leurs et faire face à la douleur de l’absence, à l’incertitude, à l’angoisse. Dans certains cas, ce manque de compassion collective se manifeste au sein même des familles par rapport à des parents plus éloignés115. 3.- La disparition ébranle le lien fondamental entre la société et ses morts. D’après L. Da Silva Catela116, la catégorie disparu implique une triple condition : le manque d’un corps, le manque d’un moment de deuil, le manque d’une sépulture. A défaut de références matérielles et symboliques où s’inscrire, la mort reste en suspens. « Le disparu n’est pas le ‘non-mort’ mais celui qui est privé de la mort. Le cortège funèbre ne peut rentrer du cimetière parce que la fosse est vide : le deuil n’est pas possible, en tant qu’il exige d’enterrer un corps ; pas plus que la colère qui demande à ce que le responsable d’un meurtre soit signalé »117. La disparition crée également une « zone d’ambiguïté psychotisante, déstructurante de l’identité du groupe familial en tant que tel et de chacun de ses membres, en ceci qu’on ne peut résoudre objectivement les contradictions de la présence-absence et de l’existence-non existence »118. Privation de mort et mise en suspens du deuil provoquent un vide « et ce même vide devient trace pour l’entourage de celui qui disparaît (...). L’absence devient visible dans l’espace quotidien, tandis que la mémoire des familles, des amis, recrée une présence. C’est pourquoi la question intérieure des familles pourrait peut-être se formuler ainsi : ‘où es-tu, toi qui n’es plus là mais qui reviens jour après jour dans mon souvenir ? »119. Devant l’absence d’un corps et d’une 115 Voir DA SILVA CATELA L., op. cit., p. 212. Ibid, p. 121. 117 SCHMUCLER H, « Ni siquiera un rostro donde la muerte… », op. cit., p. 11. 118 MOLINA THEISSEN A. L., op. cit. 119 GARCIA CASTRO A., « La memoria : dilema político, apuesta para el pensamiento político ». 1er Congreso Internacional sobre Pensamiento Europeo Latino Americano. Universidad de los Andes, Mérida, Venezuela. 26 au 30 mai 1998, Mímeo, p. 2. 116 68 sépulture, les familles vont mettre en œuvre des modalités et des stratégies nouvelles pour évoquer les disparus. En tant que figure d’une mort mise en suspens, la disparition prend place au sein de la société sous la forme d’un espace vide, d’une question sans réponse. Bien qu’avec le temps la mort des disparus soit tenue pour une quasi certitude, le doute persiste et il persiste pour chaque disparu. Pour l’Equipe Argentine d’Anthropologie Légale « il y a une distance considérable entre la conclusion presque évidente (la mort) et la connaissance la plus détaillée possible sur ses circonstances. Nous constatons au quotidien que même lorsque l’espoir d’un retour en vie s’estompe, l’incertitude persiste dans sa routine destructrice »120. 4.- La disparition engage également la négation de la condition humaine des victimes. En raison de cette privation de la mort, mais aussi comme conséquence des conditions dans lesquelles telle personne est soustraite à son milieu et enfermée dans un centre clandestin. La manière dont le centre clandestin « traite » les victimes est sinistrement illustré par le mot que les agents de la répression utilisent pour le désigner : « chupadero ». Littéralement, lieu où l’on « fait succion », où l’on « aspire », où l’on « absorbe » les individus du monde extérieur (pour qu’ils disparaissent sans laisser de traces) ; lieu également où l’on « extrait » toute information utile, par l’usage de la torture ; lieu encore où l’on écrase toute velléité de résistance et en même temps, tout attribut d’humanité121. La disparition est une pratique systématique de déshumanisation. Les bourreaux portent atteinte à l’identité des victimes : « Une telle agression provoque des effets de dépersonnalisation et des sentiments de totale impuissance face aux bourreaux, d’anéantissement et de destruction physique et psychologique. Pour accentuer encore davantage l’effet de dépersonnalisation et l’impuissance, les bourreaux ont recours à certains procédés tels que déposséder les victimes de leurs vêtements et de leurs menus objets, l’isolement et l’incommunication, la substitution de leurs noms par des chiffres ou des sobriquets sournois. A cela s’ajoute l’absence de toute information sur les raisons de leur détention, la désinformation et le 120 121 OLMO D. et SOMIGLIANA M., op. cit., p. 33. Voir CALVEIRO P., op. cit. 69 mensonge sur la situation de leurs familles, sur le lieu où elles se trouvent et sur ce qui va leur arriver, entre autres pratiques cruelles et inhumaines »122. Le détenu-disparu perd ainsi tout contact avec le monde extérieur. Il ignore où il est (mais souvent le présume). En revanche, il est conscient de ce que, audehors, personne ne sait où il se trouve. Sa déshumanisation entraîne celle de leurs familles, suspendues dans l’attente, discriminées par le reste de la société et privées du deuil et des rituels de la mort. La déshumanisation produite par la terreur et par l’existence des centres clandestins s’installe dans la société. Celle-ci se métamorphose en témoin muet et impuissant des disparitions. Témoin muet, témoin « aveugle » aussi : on ne voit pas ce qui se passe sous nos yeux ; ou, quand on voit, on ne peut – on ne veut ? – rien interpréter ou comprendre. La société est comme « accablée », anéantie dans sa capacité de réaction. « Le camp de concentration, de par sa proximité physique, parce qu’il est de fait situé au centre même de la société, ‘de l’autre côté du mur’, ne peut exister qu’au sein d’une société qui choisit de ne pas voir en raison de sa propre impuissance, une société ‘disparue’, aussi accablée que les séquestrés eux-mêmes »123. 5.- L’occultation de la vérité sur le sort des victimes entraîne la perpétuation de la disparition dans le temps : ceux qui ont disparu, demeurent disparus, en dépit des années écoulées depuis leur enlèvement et leur mort probable. Le crime devient permanent. Les familles des disparus (et, jusqu’à un certain point, la société dans son ensemble) se situent dans un temps de l’attente, un temps dépourvu de projections, un « présent éternel ». Cette déstructuration des références temporelles, combinée à l’absence de deuil, met au défi les mécanismes que la société utilise habituellement pour gérer son passé. A ce propos, Paul Ricœur associe le travail de deuil au travail du souvenir, aussi bien sur le plan de la mémoire individuelle que de la mémoire collective : « On peut suggérer que le travail de deuil se révèle coûteusement comme un exercice libérateur dans la mesure où il constitue un travail de souvenir. Et réciproquement le 122 123 MOLINA THEISSEN A. L., op. cit. CALVEIRO P., op. cit., p. 147. 70 travail de deuil est le prix à payer pour le travail de souvenir, et le travail de souvenir est le bénéfice du travail de deuil »124. 6.- Telle qu’elle est pratiquée sous la dictature argentine, la disparition entraîne une altération des généalogies et des identités. La disparition dans ce versant singulier qu’est le vol d’enfants nés en détention – privés de fait, de leur identité – vient altérer la représentation des structures de la parenté. « Enfants qui manquent à l’appel, petits-enfants qui sont là où ils ne devraient pas être, parents absents, familles incomplètes et une profonde altération d’un des principes de base de la culture : l’identité, l’individuation, l’inscription dans les structures de la parenté »125. Ces enfants volés, aux identités modifiées, génèrent dans la société des questions dont l’insistance se prolonge dans le temps. Ainsi, la disparition n’est pas qu’une technique répressive – comprise comme modalité de l’élimination des citoyens jugés dangereux par le régime –, mais une technique coercitive cherchant à discipliner dans le long terme la société toute entière. Son usage participe de la rupture des liens de confiance et de solidarité, de l’installation de la peur et de l’incertitude. De telle sorte, que l’on parvient à détruire puis à reconfigurer autrement le tissu social. Enfin, la disparition est une technique de l’effacement : ceux qui la pratiquent aspirent à gommer des identités, des histoires politiques, des luttes et des acteurs spécifiques, ainsi que les marques visibles de la violence exercée par le régime. C’est pourquoi, dans un de ses versants, la lutte des familles des disparus et du mouvement des droits de l’homme sera menée en vue de raccommoder ces déchirures et de conférer à la disparition un sens bien précis – différent de celui que l’Etat terroriste a voulu lui donner. Familles et associations vont se dresser contre l’effacement, la suppression et l’oubli que les militaires ont tenté d’instaurer en ayant recours à cette pratique singulière dite de disparition forcée. Au sein de l’univers des droits de l’homme, « disparition » sera concomitant de « mémoire » et de « préservation ». 124 RICŒUR P., La lectura del tiempo pasado…, op. cit., p. 36. GONZÁLEZ BOMBAL Inés, « Derechos humanos : la fuerza del acontecimiento », in VERON E. et al., Discurso político, lenguajes y acontecimientos, Buenos Aires, Hachette, 1987, p. 159. 125 71 II - Mémoire, images et disparition Montrer la disparition Sous la dictature, la disparition forcée est visible dans l’espace public à travers des fragments comme autant d’indices : enlèvements, cadavres non identifiés, absences inattendues. Ces éléments ne peuvent à eux seuls renseigner sur le système répressif mais sont suffisants pour qu’une partie de la société soit paralysée par la peur. Dans ce contexte, certains acteurs se donnent pour tâche de donner à la disparition une autre visibilité : une présence publique susceptible de servir à la fois de dénonciation et de demande d’informations. Par quels moyens et quelles médiations ces acteurs installent-ils le thème de la disparition forcée dans l’espace public ? Sous quelles figures, modalités expressives et consignes « donnent-ils à voir » la disparition et signalent-ils l’absence des disparus ? L’une des médiations les plus importantes (sinon la seule) durant la dictature est celle effectuée par ce qu’on identifie en Argentine comme « le mouvement des droits de l’homme », en deçà ou au-delà de l’hétérogénéité des requêtes exprimées, des actions entreprises et de sa composition126. Les modalités de la dénonciation et de la « visibilisation » relèvent en même temps d’un type particulier de crime (la disparition forcée), d’un nouvel acteur (le mouvement lui-même et notamment les mères des disparus) et du contexte de censure et de persécution qui entrave l’accès à l’espace public. Au sein de ce mouvement on peut distinguer deux types d’associations. D’un côté, celles qui regroupent des « affectés »127 : Madres de Plaza de Mayo (Mères 126 Pour une histoire du mouvement des droits de l’homme en Argentine, voir JELIN E., « La política de la memoria … », op. cit. 127 Dans ce cas précis, l’adjectif « affectés » comme celui de « non affectés » (afectados et no afectados en espagnol) est une catégorie utilisée (notamment dans les études d’Elizabeth Jelin) pour rendre compte des logiques de l’investissement ou de l’engagement dans les diverses associations de défense des droits de l’homme : le terme désigne, dans ce cas précis, les associations composées majoritairement voire exclusivement de personnes dont des parents proches ont été des victimes directes de la répression. La construction des catégories de « victimes » et de personnes « affectées » par la répression mériterait certainement une analyse 72 de la Place de Mai), Abuelas de Plaza de Mayo (Grand-mères de la Place de Mai) et Familiares de desaparecidos y presos por razones políticas (Familles des disparus et de prisonniers politiques). De l’autre côté, les associations regroupant des « non affectés » directement, « bien que certains de leurs dirigeants les plus éminents aient été eux-mêmes des victimes directes ou des parents proches de celles-ci »128 : Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS, Centre d’Etudes Légales et Sociales), Asamblea Permanente por los Derechos Humanos (APDH, Assemblée Permanente pour les Droits de l’Homme), Liga Argentina por los Derechos del Hombre (Ligue Argentine pour les Droits de l’Homme), Servicio de Paz y Justicia (SERPAJ, Service de Paix et de Justice), Movimiento Ecuménico por los derechos humanos (MEDH, Mouvement Œcuménique pour les Droits de l’Homme). Dans un contexte de persécution et d’incertitude, confronté à une nouvelle modalité répressive, le mouvement mène des actions concrètes créant, lui aussi, de nouvelles modalités de lutte. Parmi les différents aspects que revêt cette lutte durant la dictature (quête d’informations, participation à des forums internationaux, étude des fondements juridiques en vue de faire des requêtes au nom des disparus129, aide aux victimes et à leurs familles), nous ne retiendrons que ceux voués spécifiquement à la dénonciation et à l’évocation publiques. Autant d’actions ayant pour but d’atteindre les « indifférents » et à rendre visible dans l’espace public la modalité répressive de la disparition forcée de personnes. plus profonde, seule susceptible de rendre compte des luttes sociales et des acteurs par l’intervention desquels ces mots ont un sens. Ici, pourtant, nous ne développerons pas cet aspect. Bien que la distinction entre personnes « affectées » et « non affectées » par la répression soit parfois contestable, dans ce chapitre on parlera prioritairement de « victimes » pour désigner aussi bien les disparus, que leurs familles et les survivants des centres clandestins de détention. Le lecteur pourra également trouver ci-après l’expression de (individus ou groupes) « directement concernés » appliquée cette fois-ci à l’ensemble des associations de droits de l’homme. 128 JELIN E., « La política de la memoria… », op. cit., p. 107. 129 L’une des requêtes les plus courantes a été la présentation de habeas corpus. Il s’agit d’un mécanisme prévu dans la Constitution nationale lié au droit à la liberté. Lorsqu’une personne « disparaissait » un pourvoi était présenté devant n’importe quel juge pénal pour savoir si elle avait été privée de sa liberté par l’Etat ou par des particuliers de façon illégale. Le juge demandait à l'institution censée avoir effectuée l’arrestation d’informer, dans les douze heures suivant la présentation du pourvoi, sur la situation de l’individu en question (s’il était détenu et le cas échéant pour quel motif). Etant donné qu’aucune institution n’assumait les faits, on en déduisait que les arrestations étaient illégales. 73 En quoi consiste fondamentalement l’activité de dénonciation ? Comment s’exprime-t-elle dans l’espace public ? Dans les pages suivantes nous décrirons brièvement quatre modalités que nous considérons comme incontournables du fait de leur persistance dans le temps et de leur richesse symbolique. Celles-ci offrent une représentation singulière de la disparition par le recours à des éléments qui sont à la fois des traces de l’existence des disparus et des marques de leur absence actuelle. a) La ronde des jeudi Sous la dictature, quiconque vient à traverser la place de Mai un jeudi aprèsmidi peut voir un groupe de femmes se déplaçant autour d’une petite pyramide, le monument principal de la place. Les femmes portent un foulard blanc autour de leur tête, elles marchent en cercle et se tiennent par le bras (voir Annexe V : image 1). C’est ainsi qu’elles dénoncent l’enlèvement de leurs enfants par les militaires. C’est ainsi qu’elles réclament qu’on les leur rende vivants, tels qu’ils étaient quand on les a emmenés. A cette époque, le droit de réunion était restreint par la déclaration de l’Etat de Siège et il était rare de voir un groupe réuni où que ce soit dans la ville. Ces femmes constituent ainsi l’exception. La place de Mai est le noyau du pouvoir politique à Buenos Aires. Le siège du gouvernement national (« Casa Rosada ») donne sur la place ainsi que le siège du gouvernement municipal et la cathédrale métropolitaine. Tout autour, le quartier rassemble la plus haute densité de bureaux et d’entités financières de la capitale. C’est ce qu’on appelle la « city porteña ». La place n’est pas seulement le cœur de la vie politique d’Argentine (et le lieu où traditionnellement se produisent des manifestations massives à différents moments clés de l’histoire politique du pays) ; c’est également un lieu de forte affluence voire un lieu de passage obligé pour un grand nombre de citadins. Il s’agit, par conséquent, d’un lieu de haute visibilité et de forte charge symbolique. Ainsi, à un moment où la ville ne connaît guère plus de manifestations publiques, les mères des disparus entreprennent d’occuper cet espace de façon singulière. 74 Ce choix a pour antécédent la rencontre de ces femmes dans les divers lieux où les mènent la quête, d’abord individuelle, de leurs enfants : stations de police, ministères, casernes, églises. Peu à peu, elles trouvent un soutien les unes auprès des autres et optent pour une action collective qu’elles estiment plus efficace dans la quête de leurs enfants. Elles se réunissent dans divers lieux, toujours différents pour contourner la persécution militaire130. A la quête vient s’ajouter la dénonciation dans l’espace public et c’est en poursuivant cet objectif que les mères en viennent à se réunir sur la place de Mai : lieu consacré de la requête politique soumise au pouvoir politique. La première réunion a lieu le 30 avril 1977, un samedi. Les mères se rendent compte immédiatement que les réunions devront désormais se tenir en semaine de manière à ce qu’elles soient vues par le plus grand nombre de passants possible. Elles choisissent le jeudi après-midi. Jour fixe de tous les rendez-vous. Dès lors, la place de Mai est utilisée comme lieu de rencontre, de pétition et d’interpellation du pouvoir. Leurs consignes se modifient au fil du temps, mais toutes prennent à partie le pouvoir et exigent fondamentalement : des informations, l’apparition de leurs enfants, justice pour les crimes commis131. Lorsque le groupe devient plus important, les mères commencent à marcher en cercle car la police les empêche de rester assises sur la place. « Quand la police a vu que nous étions nombreuses, que nous étions soixante ou soixantedix femmes à nous asseoir sur les bancs de la place, on nous a dit : ‘vous ne pouvez pas rester ici, il y a l’Etat de Siège, vous ne pouvez pas vous asseoir, ça fait déjà une réunion, allez, circulez, marchez’. Ils ont commencé à battre des mains et à agiter les matraques... C’est la police qui nous a obligées à marcher, à nous déplacer. Nous, nous n’y songions même pas »132. 130 A des moments ponctuels les mères des disparus ont été la cible de la répression dictatoriale. Le premier groupe de Madres de Plaza de Mayo, présidé par Azucena Villaflor, se réunissant à l’Eglise de la Santa Cruz, a été séquestré lors d’une opération réalisée entre le 8 et le 10 décembre 1977. Pour plus de détails, voir GOÑI U., op. cit. 131 Le slogan le plus important sous la dictature, surgie en 1980, a été : « Apparition en vie » (Aparición con vida). Pour une analyse des slogans utilisés par le mouvement des droits de l’homme, voir JELIN E., « La política de la memoria… », op. cit. 132 Hebe de Bonafini, cité in Asociación Madres de Plaza de Mayo, Historia de las Madres de Plaza de Mayo, Buenos Aires, Página/12 (col. Documentos), 1995, p. 12. 75 La « ronde » des mères se distingue des autres défilés et des manifestations traditionnelles ayant eu lieu dans cet espace : les mères ne s’y rendent pas d’un point quelconque de la ville, elles ne se concentrent pas sous le balcon de la Casa Rosada. La « ronde » se fait en circulant littéralement dans un tout petit périmètre au sein même de la place. Cette ronde se poursuit encore à ce jour : chaque jeudi, à l5.30 heures, place de Mai. b) Le foulard blanc En 1977, lors d’un pèlerinage au sanctuaire de la Vierge de Luján, les Mères de la Place de Mai décident de porter un lange de leurs enfants pour s’identifier dans la foule et se différencier du reste des gens. « Le premier jour, lors de ce pèlerinage au sanctuaire de la Vierge de Luján, nous avons utilisé le foulard blanc, qui n’était que ça, ni plus ni moins qu’un lange de nos enfants. C’est comme ça que nous nous sommes retrouvées, parce que le foulard blanc permettait de nous identifier. Avec le temps, nous nous sommes aperçues que beaucoup de gens se rappelaient que ces femmes au foulard blanc avaient été capables, autour de la place de Luján, de crier et de demander – tout en priant, bien sûr – le retour des disparus. Ça veut dire que tous ceux qui étaient là ont appris qu’en Argentine il y avait des disparus et que les Mères, tout en priant, les réclamaient »133. Les Mères134 portent donc ce lange blanc qu’elles remplacent plus tard par un foulard de même couleur, brodé du nom de leurs enfants et de slogans135. Elles choisissent le blanc et refusent l’usage du noir en tant que signe de deuil. L’usage du blanc s’inscrit dans l’adoption d’une stratégie fondée sur la volonté de ne pas donner leurs enfants pour morts136, le blanc marque la suspension de la mort et du deuil, tout comme la prolongation de l’attente. 133 Ibid. Ci-après nous optons pour utiliser la majuscule. Il s’agit désormais des mères regroupées en association. 135 « Elles ont longtemps utilisé l’inscription : ‘Apparition en vie des disparus’. Après les lois dites de Point Final, d’Obéissance Due et la grâce que le président Menem accorda aux militaires en 1989 et 1990, une nouvelle inscription est introduite : ‘Prison pour les coupables de génocides’ (Cárcel a los Genocidas). A ce jour bien des foulards disent simplement ‘Asociación Madres de Plaza de Mayo’. Malgré les débats sur l’individualisation de chacun des disparus, il y en a qui y inscrivent le nom et le prénom de leurs enfants accompagnés du mot disparu, ainsi que la date de l’enlèvement et le mot ‘Argentine’ » (DA SILVA CATELA L., op. cit., pp. 138 et 139) 136 Il faut noter que le refus durable de reconnaître la mort probable de leurs enfants n’est pas seulement lié à la persistance de l’espoir de les voir revenir en vie. Il tient également à une position politique des Mères extrêmement forte : ce n’est pas aux Mères de déclarer la mort de 134 76 D’après Inés Gonzalez Bombal, le symbole présentant la disparition avec le plus de force et de permanence est le « lange-foulard » : « Les langes n’étaient plus utilisés pour leurs enfants mais pour permettre aux mères de s’identifier entre elles ; les foulards n’étaient plus là pour pleurer ou pour se couvrir ; en tout cas pour découvrir l’absence de chaque enfant dont le nom fut réinscrit dans la broderie de chaque foulard, de même les absences de tous les enfants sur les têtes blanches de toutes les mères (…) »137. L’usage du foulard blanc se poursuit jusqu’à aujourd’hui. A chaque activité publique et lors de leurs propres défilés, les Mères mettent les foulards au début de la rencontre et les enlèvent à la fin138. c) Les listes de disparus L’une des actions du mouvement des droits de l’homme sous la dictature a été de publier dans la presse nationale des encarts payants sous la forme de pétitions où l’on exige l’apparition des séquestrés. Ces pétitions incluent des listes de disparus comportant le nom, la date et le lieu de la disparition. Ceci permet de rendre publiques toutes les informations dont disposent les familles. Par définition, ces informations sont incomplètes. Mais quiconque voit ces listes est confronté à l’absence de registre, à des questions ouvertes, à une date où commence pour quelqu’un une attente longue de plusieurs mois puis de plusieurs années. Ces listes ne permettent pas seulement de faire connaître chaque nom et d’individualiser ainsi chaque disparu mais aussi de donner une idée de l’ensemble : du nombre global des individus qui disparaissent. Bien que quelques journaux aient refusé la publication de ces listes, elles « donnent à voir » néanmoins la disparition par l’intermédiaire des médias, dans un contexte de censure et de contrôle gouvernemental139. d) Les photos leurs enfants et de faciliter ainsi le jeu du pouvoir ; c’est au pouvoir de reconnaître l’assassinat effectif des disparus, de rendre les corps et d’appliquer les mesures qui s’imposent : juger tous les coupables au cas par cas. 137 GONZÁLEZ BOMBAL I., « Derechos humanos : la fuerza del acontecimiento », op. cit., p. 153. 138 Cf. DA SILVA CATELA L., op. cit., p. 138. 139 Voir Annexe I : Les médias sous la dictature. 77 S’il est vrai qu’on ne commence à les utiliser qu’à la fin de la dictature et qu’elles n’acquièrent de l’importance qu’aux premières heures de l’ouverture démocratique, il importe de mentionner les tous premiers usages que les organisations des droits de l’homme ont faits des images photographiques. Il s’agit de photos des disparus que les Mères utilisent lors des manifestations, attachées à leur cou ou collées aux pancartes qu’elles portent à bout de bras. Elles fabriquent également des vastes panneaux où les photos sont présentées à la manière d’un collage où l’on voit des centaines de visages (voir Annexe V : image 2), tantôt issues des cartes d’identité, tantôt des albums de famille. Les photos permettent ainsi d’individualiser chaque disparu, de voir leurs traits, leur expression, leur regard. En même temps, les images se présentent comme une longue série et font écho aux listes des disparus publiées dans la presse. Tout comme les listes, le photocollage donne à voir en même temps chaque disparu et le caractère massif de la répression. Par là, on (re)présente également le puzzle épars des informations manquantes, ce qu’on ne sait qu’à moitié, ce qu’on ignore140. Ces répertoires d’action créés par le mouvement des droits de l’homme permettent l’élaboration de la première « image » publique de la disparition et des disparus. Ces éléments condensent, voire synthétisent, le drame de la disparition et donnent à voir l’existence (le fait d’avoir existé) des absents, évoquant à la fois – quoique sans narration – la violence que le pouvoir militaire exerce sur ses victimes. Par de telles actions le problème de la disparition est posé dans l’espace public : problème qui à ce stade se décline comme question ouverte, comme vide et renvoie à des liens familiaux brisés et à de vies violemment interrompues : « Le Mouvement des Droits de l’Homme, de par la persécution et la censure n’eut pas accès à l’effet multiplicateur des médias, notamment audiovisuels. Son action s’est condensée en un acte politique enrichi par l’ajout d’éléments esthétiques, plastiques, rituels, symboliques, etc. La mobilisation et le rassemblement se donnent aussi comme 140 Pour une interprétation de l’usage de photos par les proches des disparus dans l’espace urbain, voir GONZÁLEZ BOMBAL I., « Derechos humanos : la fuerza del acontecimiento », op. cit. ; RICHARD Nelly, « Imagen-recuerdo y borraduras », in RICHARD N. (dir.), Políticas y estéticas de la memoria, Santiago de Chile, Editorial Cuarto Propio, 2000, pp 165-172. 78 production signifiante dont les traces dans la cité finissent par avoir un impact sur l’opinion publique. Les rondes, les foulards, les photos, les noms et les dates, les silhouettes, étalent l’absence »141. En outre, ces éléments sont autant de ressources symboliques du travail de mémoire. Avec le temps, la ronde, le foulard, le photocollage, les listes de noms deviendront les symboles par excellence de la disparition. Plus tard, on verra apparaître d’autres usages, plus complexes, de ces symboles par le mouvement des droits de l’homme et par d’autres acteurs dont les médias. La « version » des militaires : le « Document Final » Alors même que le mouvement des droits de l’homme dénonce haut et fort les disparitions, les militaires tentent d’imposer leur version des faits, tantôt en niant les événements, tantôt en justifiant leurs agissements, présentés comme héroïques dans le cadre d’une « guerre anti-subversive ». Un moment crucial de la campagne de propagande menée par les militaires, en réponse aux dénonciations du mouvement des droits de l’homme, a lieu en septembre 1979, pendant la visite en Argentine de la CIDH (Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme). Cette visite est un élément important de la pression internationale sur le régime en vue de mettre un terme aux violations des droits de l’homme. Pour y répondre, le gouvernement monte une campagne fondée sur la consigne suivante : « Nous, les Argentins, nous sommes droits et humains ». Cette consigne est diffusée sous forme d’autocollants, d’annonces dans la presse et de panneaux publicitaires. Elle a pour but de contrer ce que les militaires nomment « la campagne anti-argentine à l’extérieur ». En 1983, dans un contexte marqué par la défaite des Malouines142, par une opinion publique de plus en plus favorable à l’ouverture démocratique et une 141 GONZÁLEZ BOMBAL I., « Derechos humanos : la fuerza del acontecimiento », op. cit., p. 152. Nous soulignons. 142 En 1982, au moment où le pouvoir militaire commence à décliner, le président de facto Leopoldo Galtieri ordonne le débarquement de troupes argentines aux îles Malouines, en possession de la Grande-Bretagne depuis 1830. Le débarquement du 2 avril est à l’origine de la 79 capacité de dénonciation croissante du mouvement des droits de l’homme, la dernière junte (présidée par le général Reynaldo Bignone) produit un document écrit et une émission télévisée, tous deux diffusés le 28 avril 1983 sous le titre de « Documento Final sobre la Guerra contra la Subversión y el Terrorismo » (Document Final sur la Guerre contre la Subversion et le Terrorisme). Ci-après nous nous y référerons sous l’appellation « Document Final ». Le « Document Final » est une tentative d’asseoir, une fois pour toutes et avant que les militaires ne se retirent du pouvoir, une version des faits susceptible de leur épargner des explications ultérieures et d’avoir à admettre leur responsabilité vis-à-vis des disparitions. En même temps, cette tentative vise à introduire dans l’agenda politique la question de l’amnistie. Ce rapport se veut ainsi une « clôture définitive » de la question des disparus. La junte présente le document comme étant « la prononciation maximale sur ces faits »143. L’analyse du texte écrit permet de saisir la stratégie de la junte en vue de faire face aux interpellations diverses pour violations des droits de l’homme et aux demandes d’information sur les disparus. Pour l’essentiel, le document se consacre aux « actions terroristes », on y justifie la répression exercée par les forces armées dans le cadre d’une « guerre non conventionnelle », on ne dit pas ce que ces mêmes forces armées ont fait (on y parle « d’erreurs » mais les actions réalisées ne sont pas décrites) et, surtout, on se dégage de toute responsabilité concernant les disparus. Le « Document Final » part clairement de la nécessité de donner des explications et assume bon nombre des topiques identifiés par l’opinion publique – à la suite des actions réalisées par les associations de droits de l’homme – dont on travestit le sens. Le document fait ainsi mention aux « droits de l’homme » et impute la responsabilité des violations desdits droits aux « organisations terroristes ». guerre qui se termine le 14 juin par la reddition argentine. Cette guerre reçoit l’appui du peuple argentin, qui suit les avatars des actions armées à travers les médias contrôlés et censurés par le régime militaire. Malgré la propagande nationaliste – ou peut-être à cause de cela – la défaite se traduit par une délégitimation encore plus grande du régime, marquant ainsi le « début de la fin » de la dictature. 143 Clarín, 28/4/83. 80 Il importe d’examiner dans le détail la rhétorique de la junte dans ce cas précis car elle permet de comprendre l’élaboration des arguments que d’autres acteurs utiliseront plus tard, une fois engagée l’ouverture démocratique, pour s’opposer à la « version » des militaires. En outre, certains arguments exprimés dans ce texte sont maintenus, notamment dans les déclarations que des membres ou des anciens membres des forces armées et de sécurité feront dès 1995 à la télévision (ces déclarations seront analysées dans la troisième partie de la présente étude). Le « Document Final » développe les thèmes suivants : 1.- Le rapport est axé sur ce qu’on appelle « le terrorisme et la subversion ». Au premier alinéa, intitulé « Les faits », les rédacteurs donnent leurs propres chiffres et les détails des actions de la guérilla. En revanche, ils ne disent quasiment rien sur les méthodes employées pour la combattre. Sur ce point précis, ils ne fournissent aucun chiffre, pas plus qu’ils n’établissent des faits. Le document entérine ainsi l’occultation de l’information concomitante de l’action clandestine. Le texte fait le récit détaillé des événements survenus dès la moitié des années 1960 jusque en 1976 (massacre d’Ezeiza, présidence de J. D. Perón, etc.). Ce récit est biaisé : rien n’est dit à propos de la Triple A ; ni sur les actions menées à Tucumán par l’armée de Terre. Les activités de la guérilla sont rapportées sur le mode de la dramatisation, l’accent étant mis sur la violence déclenchée et sur ses victimes plutôt que sur les projets politiques défendus. 2.- La junte donne sa propre définition de la notion de « droits de l’homme », en vertu de laquelle il apparaît clairement qu’en Argentine, les forces armées sont les grands défenseurs en la matière : « L’exercice des Droits de l’Homme est resté à la merci de la violence sélective ou indiscriminée imposée par l’action terroriste. Ce qui s’est traduit par des meurtres, des enlèvements, des soi-disant ‘Procès Révolutionnaires’, des départs forcés du pays et des contributions compulsives » (Document Final, p. 7) 144. 144 Toutes les citations sont issues du « Documento Final sobre la Guerra contra la Subversión y el Terrorismo », diffusé (sans une quelconque référence officielle) par la junte militaire de gouvernement le 28 avril 1983. Pour chaque citation nous précisons ci-après la page exacte. 81 3.- Le document définit les actions répressives en termes de « guerre ». Pour la junte, cette guerre a recours à des méthodes non conventionnelles en raison des méthodes utilisées par les « terroristes ». Ce faisant, elle répond à la question de savoir pourquoi la répression s’exerce de manière clandestine et non « en fusillant des individus dûment nommés comme cela a été fait au Chili » – position soutenue par de nombreux secteurs en Argentine. Ces secteurs se déclaraient convaincus du bien fondé de la « fin » poursuivie par la répression mais non pas par ses « moyens ». « La nature et les caractéristiques propres à ce type d’attaques inattendues, systématiques et permanentes, ont eu pour conséquence l’adoption de procédés inédits dans la guerre d’affrontement : on a dû imposer le secret le plus strict sur les informations concernant les actions militaires, ses réussites, les opérations en cours et les découvertes réalisées. (...) Dans toutes ces opérations, il a été pratiquement impossible d’établir de manière précise les pertes totales qu’ont subies les bandes de délinquants terroristes et l’identité de leurs membres » (Document Final, p. 6). 4.- La junte admet des « erreurs » dans les agissements des forces armées mais ne précise pas lesquelles. En même temps, elle affirme que ces « erreurs » trouvaient une justification dans le cadre « quasiment apocalyptique » où elles avaient été commises. De telle sorte, qu’elles « restent sujettes au jugement de Dieu dans chaque conscience et à la compréhension des hommes » (Document Final, p. 9). 5.- Bien qu’elle fasse mention « d’erreurs », la junte soutient que « ces opérations ont été entreprises dans le cadre de l’accomplissement d’ordres ». Ces « ordres » sont imputés au gouvernement constitutionnel de 1975 (les décrets signés par Italo Luder et par Isabel Perón). L’idée générale est que la répression ne fut que l’application effective d’instructions données par le pouvoir constitutionnel et que l’action des forces armées comptait alors sur « l’approbation ouverte ou tacite de la grande majorité de la population et, bien des fois, sur son inestimable collaboration » (Document Final, p. 9). 6.- A la fin du document, sous l’intitulé « Les séquelles du conflit », la junte « explique » ce qu’il en fut des disparus. Une longue argumentation est déployée selon laquelle les disparus sont, en fait, en exil, ou ont été abattus au cours 82 d’affrontements, ou demeurent cachés parce qu’agissant en toute clandestinité. (Voir encadré : « L’ ‘explication’ de la junte… »). Auparavant, le gouvernement militaire avait à plusieurs reprises fait des déclarations tenant pour morts les disparus. Juste avant sa diffusion, la junte annonce que le « Document Final » fournira des explications à propos de leur sort. Pour la dernière fois, la junte tente de décréter la mort des disparus et elle le fait sans offrir une quelconque explication et encore moins au cas par cas145. Dans le document, on parle donc des disparus sans relier les disparitions à une pratique concrète des militaires. En effet, le « Document Final » ne donne absolument aucune information sur l’action des forces armées au cours de « la guerre contre la subversion » et pas davantage sur la modalité répressive de la disparition forcée. La stratégie consistant à parler des disparus sans faire référence à la pratique concrète de la disparition vient s’ajouter au dispositif matériel et discursif par lequel les militaires ont entrepris de cacher leurs crimes, sous la dictature et après. 7.- Pour terminer – et en toute cohérente avec le vieux dessein de la junte de faire admettre à l’opinion publique la nécessité d’une amnistie – le « Document » établit que les faits survenus restent livrés au « jugement de l’histoire ». Exit le jugement pénal. La junte tente par là d’assurer l’impunité des crimes commis par les militaires. Et tente, de plus, de poser comme nécessaire une « réconciliation nationale », toujours dans le cadre des arguments exposés pour légitimer l’impunité. Enfin, la junte déclare que ce « Document » sera l’unique « explication » que les forces armées donneront sur les actions menées au cours de « la guerre contre la subversion et le terrorisme ». 145 COHEN SALAMA Mauricio, Tumbas anónimas. Informe sobre la identificación de restos de víctimas de la represión ilegal, Buenos Aires, Catálogos et Equipo Argentino de Antropología Forense, 1992, p. 56. 83 L’ « EXPLICATION » DE LA JUNTE MILITAIRE SUR LES DISPARUS Ci-après les fragments du « Document Final » faisant allusion aux disparus : « La question des disparus est celle qui frappe le plus profondément les sentiments humanitaires légitimes, celle qu’on a utilisée de la manière la plus insidieuse pour surprendre la bonne foi de ceux qui n’ont pas connu ni vécu les faits qui nous ont conduit à cette situation extrême (...). L’expérience vécue nous permet d’affirmer que bien des disparitions sont la conséquence de l’action menée par les terroristes. Ils avaient changé leurs noms et prénoms, ils s’identifiaient entre eux par des noms dits ‘de guerre’ et disposaient de faux papiers. Tout cela répond à ce qu’on appelle le ‘passage à la clandestinité’ ; ceux qui décident de rejoindre les organisations terroristes le font de manière subreptice, abandonnant leur milieu familial, social et de travail. C’est le cas le plus typique : les familles dénoncent une disparition dont ils ignorent la cause, ou, s’ils la connaissent, n’en veulent rien expliquer. Ainsi, des ‘disparus’ dont l’absence a été dénoncée, réapparaissent plus tard et exécutent des actions terroristes ». D’après le texte, les déserteurs des organisations armées « ont abandonné clandestinement le pays » et résident à l’étranger sous une fausse identité « pour protéger leur vie ». « Beaucoup de terroristes abattus au cours d’affrontements avec les forces légales ne portaient pas de papiers ou étaient en possession d’une fausse documentation et, dans beaucoup de cas, les empreintes digitales avaient été effacées. Craignant une détention imminente, certains terroristes se sont suicidés, en général par ingestion de cyanure. Dans ce cas, les cadavres n’ont pas été réclamés et, devant l’impossibilité de les identifier, ils ont été légalement inhumés en tant que N.N. (...) ». « Les terroristes » retiraient les corps de leurs morts là où des affrontements avaient eu lieu et les détruisaient ou bien les enterraient « sous des fausses identités ou dans des lieux et des circonstances inconnues (...) ». 84 « De même, il existe des cas où des personnes dénoncées comme disparus, ont réapparu et mènent une vie normale, sans que cette circonstance ait été portée à la connaissance des autorités judiciaires et administratives (...) ». « Finalement, la liste des disparus peut avoir été artificiellement grossie si l’on comptabilise les cas ne relevant pas du phénomène terroriste mais habituellement enregistrés dans les grandes agglomérations urbaines (...) ». « On parle également de personnes ‘disparues’ qui se trouveraient détenues par le gouvernement argentin dans des lieux cachés. C’est un mensonge instrumenté à des fins politiques car il n’existe pas dans la République des lieux secrets de détention et il n’y a pas dans les enceintes carcérales des personnes détenues clandestinement (...) ». « Par conséquent, il faut définitivement laisser bien en clair que ceux qui figurent dans les listes des disparus et qui ne sont pas en exil, ni dans la clandestinité, sont tenus pour morts en termes juridiques et administratifs, même si on ne peut préciser à ce jour la cause et l’opportunité d’un éventuel décès, ni l’emplacement de leurs sépultures » (Document Final, pp. 11 à 13. Nous soulignons). Le « Document Final » à la télévision Le premier contact de la société avec le rapport élaboré par les militaires se fait par l’intermédiaire de la télévision. Seuls quelques journaux reproduisent le texte en entier et ceci au lendemain de l’émission. Le « Document Final » est diffusé le 28 avril 1983 à 22 heures, par la chaîne nationale de radiotélévision (« Cadena Nacional de Radio y Televisión ») ; soit simultanément dans toutes les stations de radio et de télévision de l’Argentine. La transmission sur la chaîne nationale est habituellement consacrée à la diffusion des discours présidentiels ou à des annonces gouvernementales. Sous les dictatures, les militaires utilisaient fréquemment la diffusion sur cette chaîne pour se diriger à la population et communiquer publiquement les mesures adoptées par 85 le gouvernement. Ces diffusions commençaient par l’annonce d’un narrateur lequel invariablement disait : « nous interrompons momentanément cette transmission... ». Cette annonce établissait le caractère d’exception des discours officiels par rapport au flux ordinaire de la radio et la télévision. Ainsi le gouvernement s’en servait-il comme d’un « haut-parleur » car la télévision manquait de capacité énonciative et de langages propres : on « interrompait » donc la diffusion télévisuelle habituelle pour donner la parole au gouvernement. La présence sur l’écran des armoiries nationales au moment où ce genre de transmission commençait lui accordait en outre un caractère manifestement officiel. Le « Document Final » est donc transmis sous cette modalité mais d’une manière différente par rapport aux usages pratiqués sous des régimes militaires. Au lieu d’un officier ou d’un civil prononçant un discours devant une caméra fixe – tel était le cas de la plupart des communiqués officiels – ce soir là on voit une sorte de documentaire, élaboré sur la base d’images d’archives, soigneusement édité, accompagné de musique et de la voix off d’un narrateur. Ce rapport est donc spécialement enregistré pour l’occasion et sa durée est de 45 minutes. Comment a-t-il été fait ? Voici la description du journal La Nación : « Toutes les séquences filmiques ont été fournies par les forces armées, de sécurité, ainsi que par les chaînes de télévision, empruntées aux archives disponibles sur la guerre antiterroriste. On a également utilisé des photos des journaux et des revues. C’est-à-dire qu’une recherche minutieuse de matériel photographique et filmé a été réalisée pour enrichir la présentation visuelle du texte (…). Le travail a été fait par des techniciens de la télévision argentine, y participent également des fonctionnaires du Secrétariat à la Planification, du Secrétariat de l’Information Publique de la Présidence de la République, un régisseur de télévision, un producteur, un coordinateur, un cameraman et deux assistants, lesquels ont élaboré ce long document en cinq journées de seize heures de travail (…). La voix d’un narrateur hors antenne et la musique spécialement exécutée ont conféré du réalisme aux scènes. Deux mille cinq cents images ont été assemblées qui, ajoutées au scénario, aux photos et aux scènes d’extérieur contribuèrent à montrer avec dureté le drame d’une époque que le pays a dû subir (…). 86 « La voix off entendue dans le documentaire était celle du présentateur Raúl Calviño »146. Le texte lu par la voix off reprend intégralement le « Document Final » dans sa version écrite. Le documentaire contient des images qui « illustrent » le texte, chaque segment s’accompagnant de musique. L’émission commence par l’image d’un levé de soleil à la campagne tandis que le présentateur lit « l’Introduction » : « Cette synthèse historique d’un passé douloureux et encore proche se veut un message de foi et de reconnaissance de la lutte pour la liberté, la justice et le droit à la vie ». Tout au long du « Document Final » télévisé, on alterne deux séries d’images : d’un côté, des attentats, de la fumée, des voitures incendiées, des immeubles détruits et des cadavres dans les rues, on montre également des mouvements de masse, des jeunes lançant des pierres ou portant des pancartes ou encore, courant dans tous les sens (voir Annexe V : image 3). De l’autre, des gens « comme tout le monde », montrés dans leur quotidienneté, des vues panoramiques de Buenos Aires, des militaires marchant en tenue de combat. Ce que ces images montrent de manière répétitive c’est le contraste entre le chaos provoqué par le « terrorisme » et l’ordre que les militaires ont instauré. Des airs de guitare spécialement créés pour l’occasion soulignent cette opposition : les faits liés à la guérilla s’accompagnent d’accords dissonants, accélérés ; pour les interventions militaires, le rythme s’adoucit et les accords sont harmonieux. Les explosions, la fumée et les attentats sont en général difficilement repérables (on ne sait pas à quel fait ponctuel ils correspondent). Parfois des images sont incluses qui illustrent des événements connus de la population (massacre d’Ezeiza, obsèques de Perón, investiture présidentielle de sa veuve Isabel). Les éléments principaux de la bande sonore sont la musique et la voix off. Certains fragments ont recours au son ambiant quand il s’agit d’incendies et de manifestations : le bruit est évidemment chaotique. Deux types différents de marques verbales surgissent graphiquement dans l’image : les gros titres des journaux et les sous-titres sur l’écran. Ces textes 146 La Nación, 29/ 4/1983. 87 servent à « ancrer » le sens des images qu’on ne peut reconnaître d’emblée. Les premiers aspirent à attribuer un caractère d’événements historiques à des images générales de casernes, d’explosions, de corps mutilés. De plus, ils essaient de souligner la quotidienneté de la violence de la guérilla. Tandis que la voix off annonce que : « les attaques terroristes ont atteint l’ensemble de la communauté. Les attentats à l’encontre de la vie et des biens publics et privés ont été monnaie courante. Les journaux de l’époque confirment que tous ces événements faisaient partie de la vie quotidienne du pays et que tous les habitants qui ont vécu et subi cette expérience en sont les témoins ». Sur l’écran on voit les gros titres de journaux suivants : « On découvre des tonnes d’explosifs et des armes de guerre » « Le centre ville ébranlé par l’explosion de deux bombes » « La terreur a commencé : une bombe explose » Ce faisant, les gros titres agissent en vue de certifier l’expérience du « terrorisme » et déclenchent son évocation chez les spectateurs, « témoins des faits ». Les sous-titres en majuscules montrent des chiffres cherchant à établir l’ampleur de ce que ces images peu spécifiques et réitératives sont censées montrer. Pour la plupart, ils répètent les chiffres avancés par la voix off : « 466 ATTENTATS A LA BOMBE, 16 VOLS, 117 ENLEVEMENTS, 110 MEURTRES » « 1976 : 600 ENLEVEMENTS, 646 MEURTRES » « 2.050 MORTS » « De 1969 à 1979 : 21.642 ACTIONS TERRORISTES » « 25.000 SUBVERSIFS, 15.000 COMBATTANTS » Le matériel filmé tente de s’adapter au texte écrit. On n’ajoute aucun élément discordant et aucune information supplémentaire. Le mimétisme entre le film et le texte est tel que les réactions que le « Document Final » éveille dans l’opinion publique se réfèrent uniquement au texte et ne font pas mention aux images. Dans les jours suivant l’émission, la presse rend compte de la vague de rejet que le message militaire a soulevée tant sur le plan national qu’international. Sur le plan national, le mouvement des droits de l’homme rejette fermement le « Document » et trouve le soutien de certains partis politiques et syndicats. Le 20 88 mai, le mouvement organise une « Marche de Répudiation » du « Document Final » et elle rassemble environ 30.000 personnes147. Les rares évêques – qui dans les années précédentes s’étaient opposés à la dictature – expriment eux aussi leur rejet. Depuis le Vatican, le Pape récuse le « Document »148. La Conférence Episcopale Argentine présente une faible critique affirmant que le « Document » contient des « aspects positifs pouvant constituer un pas vers la réconciliation, mais qu’il est insuffisant »149. Quoiqu’il en soit, cette attitude marque un changement de la position de l’Eglise catholique en relation à l’attitude adoptée sous la dictature : « Même l’Eglise catholique – qui, à l’exception de quelques évêques courageux, dont De Nevares, Hesayne et Laguna, resta silencieuse ou indifférente pendant la plus grande partie de la répression – déclare, à travers la Commission Exécutive de l’Episcopat, que les affirmations de la junte n’expriment pas un repentir suffisant vis-à-vis des erreurs commises, notamment par rapport aux enfants disparus, montrant par contre un faible intérêt pour tout genre de réparation »150. Quant à la répudiation internationale du document, elle se manifeste dans les déclarations du président espagnol Felipe González151, du président italien Sandro Pertini152 et à travers le communiqué élaboré par la Communauté européenne153. Les propos de Pertini provoquent un conflit diplomatique avec les autorités argentines154. Devant toutes ces manifestations, le ministre des Affaires étrangères argentin dénonce « une conspiration internationale »155. 147 COHEN SALAMA M., op. cit., p. 56. Clarín, 5/5/83. 149 Clarín, 6/5/83. 150 NINO C., op. cit., p. 150. 151 Clarín, 3/5/83. 152 Ibid. 153 Clarín, 7/5/83. 154 Ayant pris connaissance du « Document Final », le président Pertini adresse à la junte le télégramme qui suit : « Le cynisme terrifiant de la communication annonçant la mort de tous les citoyens argentins et étrangers disparus en Argentine dans les tragiques années passées sous la dictature militaire, place les responsables hors de l’humanité civile. Je manifeste mon dédain et ma protestation et ceux du peuple italien au nom des droits de l’homme primordiaux, si cruellement offensés et piétinés » (Clarín, 2/5/83). Le président Bignone répond alors que le télégramme du président italien est « offensant pour l’Argentine et pour le Proceso » et précise qu’il constitue une « intromission inacceptable » dans les affaires internes argentines. Le ministère des Affaires étrangères italien qualifie d’« irrespectueuses » ces expressions. Cet échange a failli se scinder par la rupture des relations bilatérales (La Nación, 6/5/83). 155 La Nación, 6/5/83. 148 89 Après le « Document Final » s’installe dans la presse locale la question de la « loi d’amnistie » que les militaires annoncent pour octobre et qui finalement se promulgue le 23 septembre 1983156. Etant donné l’absence de réponses et son intention évidente de ne pas rendre des comptes à propos des crimes, le « Document Final » produit, en quelque sorte, un effet contraire à l’effet escompté. Non seulement les « explications » fournies ne convainquent pas l’opinion mais le document contribue, de plus, à mettre au centre de la campagne électorale en cours la question de la justice et de la quête de vérité157. Les élections ont lieu le 30 octobre 1983. Le candidat du Parti Radical, Raúl Alfonsín, s’impose avec 52% des suffrages devant le péroniste Italo Argentino Luder. Pour la première fois dans l’histoire argentine « le Parti Péroniste sort vaincu lors d’une élection claire et ouverte »158. Alfonsín accède au pouvoir le 10 décembre 1983. Suite à la défaite des Malouines, les militaires se trouvent en faible position pour négocier avec la société civile les conditions de déroulement de la transition et l’impunité de leurs crimes. De son côté, le mouvement des droits de l’homme – du fait de sa présence publique et de son aval international – réussit à inscrire dans l’agenda politique de la transition les questions liées à la vérité sur les disparus et à la justice. Enjeux de mémoire En tant que modalité répressive, dispositif coercitif et technique d’effacement, la disparition forcée engage des enjeux spécifiques par rapport à la mémoire 156 La loi 22.924, que les militaires dénomment de « Pacification Nationale » constitue une « autoamnistie » en ceci que ses bénéficiaires sont « les militaires et les collaborateurs ayant hypothétiquement pu dans leurs actions contre la subversion dépasser le cadre légal. De même, les accusés de subversion peuvent, sous certaines circonstances, en bénéficier » (CHERESKY Isidoro, « Argentina, una democracia a la búsqueda de su institución », in European Review of Latin American and Caribean Studies, n. 53, décembre 1992) 157 GONZÁLEZ BOMBAL I., « ‘Nunca Más’ : el juicio más allá de los estrados », in JELIN E. et al., Juicios, castigos y memorias. Derechos humanos y justicia en la política argentina, Buenos Aires, Nueva Visión, 1995, pp. 202-203. 158 NINO C., op. cit., p. 111. 90 sociale. Lesquels ? Quels enjeux spécifiques le crime de la disparition engendre-til par rapport au travail de mémoire ? Bien que d’autres aspects de la dictature aient généré, eux aussi, des enjeux relatifs à la mémoire, notre analyse ne retiendra que ceux liés au crime de la disparition et aux disparus. Ces enjeux peuvent être présentés brièvement eu égard à la relation singulière entre mémoire et disparition159. Tout d’abord, l’invisibilité des actes de violence commis par les militaires (tortures, meurtres, abus de tout genre), comme l’occultation des faits provoquent un premier effet : le besoin de savoir. C’est précisément parce qu’on cache, que d’autres s’obstinent à savoir ce qui s’est passé, à recomposer les traces du crime, à connaître la vérité, à chercher les preuves des faits. Cette quête des éléments ignorés constitue en quelque sorte le préalable nécessaire au travail de mémoire. C’est un premier enjeu axé sur la relation savoir-mémoire et sur la relation mémoire-vérité. Un second enjeu est lié cette fois-ci à la transmission du savoir dont on dispose : quelqu’un a disparu et c’est celui-là. L’invisibilité des individus disparus – modalité et conséquence de la disparition en tant que pratique répressive singulière – génère chez certains acteurs le besoin de les sauver de « l’anéantissement » et de l’anonymat, en restituant leur nom, leur visage, leur histoire comme autant de marques de leur individualité et de leur identité. Sous diverses manières, les familles racontent l’histoire des disparus. Dans de nombreux cas, ces évocations ont pour cadre le quotidien, le foyer, et plus généralement, la scène privée : on laisse de côté les références politiques et on omet ainsi de souligner l’activité militante, proprement politique, des disparus. Ce deuxième enjeu est axé sur une relation engageant trois éléments savoirmémoire-transmission et nous renvoie à la question : que dit-on quand on dit 159 L’idée que la pratique de la disparition génère une série d’enjeux différents par rapport à la mémoire sociale est une construction analytique. Bien que les acteurs n’aient pas postulé les objectifs poursuivis en termes d’enjeux de mémoire, ils mènent des actions liées au travail de mémoire, rattachées aux enjeux décrits dans les pages qui suivent. Bien que dans la majorité des cas, les acteurs concernés par ces manifestations ne perçoivent pas leurs objectifs comme des questions séparées, le fait est que certains priment sur d’autres. Une lecture en termes d’enjeux de mémoire ne paraît pas abusive notamment parce que le terme lui-même intervient régulièrement dans le discours de ces acteurs. 91 « disparu » ? Plus fondamentalement, elle nous permet de comprendre que les représentations que l’on élabore des disparus se donnent dans un espace social donné et ne sont pas indépendantes des tensions en présence et des luttes qui s’y livrent. Un troisième enjeu est ainsi axé sur la relation entre mémoire et politique. En effet, le besoin d’individualiser les disparus mais surtout le moyen que les familles choisissent pour le faire (évocations à caractère personnel) relègue à un second plan l’interprétation de la disparition en termes politiques. Comme nous l’avons souligné, la disparition est une modalité singulière de la répression politique aux effets spécifiques : élimination des opposants, démantèlement des structures de l’opposition, contrôle de l’ensemble de la population en sont quelques unes des caractéristiques. Or, faut-il le rappeler, c’est précisément l’un des objectifs poursuivis par les militaires que de faire disparaître des acteurs politiques – non pas en leur qualité d’individus, non pas en leur qualité « d’êtres humains » – mais précisément en tant que tels : acteurs agissant sur la scène politique. Cette procédure fondée sur l’effacement visait en outre, l’éradication des conflits de l’époque, voire l’idée même de conflit et les idées dont ces acteurs étaient porteurs. Ce troisième enjeu est ainsi lié à ce que l’on pourrait appeler l’opportunité (politique) des représentations. Pour certains, l’objectif sera ainsi de mettre l’accent sur l’action politique des victimes et sur les objectifs politiques de la répression. Il convient de signaler que cet objectif sera laissé de côté, dans les premiers temps de l’ouverture démocratique, par la plupart des acteurs chargés de l’évocation. Un quatrième enjeu est étroitement lié à la justice. Mémoire et justice sont perçues comme autant de revendications parallèles et indissociables, elles s’opposent à la politique d’amnésie et d’amnistie qu’impulsent les forces armées. Au début de l’ouverture démocratique la fonction de la mémoire est associée au besoin de justice, quoique, devant les crimes commis, le mouvement des droits de l’homme ne peut préciser exactement ce que veut dire dans ce cas « rendre justice » : 92 « En 1983, au sein du mouvement, on n’ignorait pas seulement quel serait le châtiment des violations des droits de l’homme, on ignorait aussi ce qu’il devait être (...). La disparition conçue comme dommage implique aussi bien l’enlèvement d’un corps que la soustraction d’un savoir. On a ici affaire à une des particularités du phénomène du mouvement des droits de l’homme : en réponse à un dommage incertain, il développe une demande de justice indéterminée. Tout ce qui en principe peut-être dit est que quelque chose a eu lieu. Une des premières tâches du mouvement a été d’établir, avec un certain degré de certitude, quoi »160. Les disputes autour de la justice ne se limitent nullement à la détermination des dommages subis ou au type de châtiment à appliquer. En effet, des conflits et des négociations se produisent entre les positions des différents acteurs : le mouvement des droits de l’homme (dont la consigne est « procès et châtiment de tous les coupables »), le gouvernement civil de la transition (prônant le jugement des seuls responsables hiérarchiques), la position militaire (en appelant à une amnistie générale sans enquêtes ni procédures judiciaires). Les procès ultérieurs seront le fruit des négociations ardues entre ces diverses positions. En aucun cas, ils ne constituent l’option idéale de l’un des acteurs en présence161. Un cinquième enjeu a trait aux leçons du passé. Il s’agit encore une fois de transmettre mais cette fois-ci de manière « exemplaire » et là encore, on peut parler d’opportunité. Dans la perspective des acteurs de l’époque, connaître les crimes et les garder « en mémoire » revient à construire la démocratie récemment recouvrée. Il faut veiller à ce que les disparitions ne se répètent « plus jamais » et ceci au moyen de la transmission exhaustive du passé aux générations futures : « Du point de vue des acteurs du mouvement [des droits de l’homme], l’idée phare de cette lutte est que seul le souvenir permanent de ce qui s’est passé permettra de lever une barrière contre la répétition de telles atrocités. Comme si un futur ‘Plus Jamais’ pouvait se dériver du souvenir constant de la terreur éprouvée sous la dictature »162. La consigne « Plus Jamais » (Nunca Más) condense les besoins du présent, l’évocation du passé et l’espoir en l’avenir. Elle signale également un « devoir de 160 JELIN E., « La política de la memoria… », op. cit., p. 119. Souligné par l’auteur. Cf. ACUÑA C. et SMULOVITZ C., « Militares en la transición argentina. Del gobierno a la subordinación constitucional », in JELIN et al, Juicios, castigos y memorias. Derechos humanos y justicia en la política argentina, Buenos Aires, Nueva Visión, 1995, pp 19-99. 162 JELIN E., « La política de la memoria… », op. cit., p. 104. 161 93 mémoire »163 : se souvenir pour ne pas répéter. Cette tâche s’impose comme nécessaire à tous les Argentins et non seulement aux individus directement concernés. Comme le souligne Elizabeth Jelin : « la transition démocratique a marqué un moment où l’action du mouvement des droits de l’homme commence à avoir des effets multiplicateurs significatifs dans le domaine de la production culturelle et sur l’opinion publique »164. C’est ainsi que la question des droits de l’homme est incorporée par d’autres milieux (étudiants, syndicats, associations professionnelles). Un sixième enjeu (particulièrement important pour notre recherche) est lié à la définition des langages et des scènes permettant de raconter une expérience extrême : comment représenter ce qui s’est passé ? Quels langages peuvent-ils permettre de se référer à la disparition et avec quels codes peut-on la décrypter ? Toutes ces questions conduisent à définir des espaces et des scènes où des récits sur l’expérience vécue peuvent avoir cours. A cet égard, ce qui s’est passé en Argentine rejoint des expériences antérieures, connues par d’autres pays, où l’horreur avait mis à l’épreuve le langage et les mécanismes de représentation. Dans ce sens, la question que formule Elie Wiesel à propos de l’extermination des juifs sous le nazisme vaut aussi pour l’expérience dictatoriale argentine : « Comment faire pour raconter alors que, par sa dimension et son poids d’horreur, l’événement défie le langage ? » 165. 163 Le « devoir de mémoire » se conçoit comme une « injonction impérieuse et permanente, partie prenante d’un nouveau système de références morales » (ROUSSO H., La hantise du passé, Paris, Textuel, 1998, p. 15). Cette injonction concerne tout le monde sans distinction (et non seulement les victimes ou les personnes directement frappées par la répression) et son objectif est de perpétuer le souvenir « contre toute forme d’oubli, considérée, dans cette perspective, comme un nouveau crime » (ROUSSO H., « El duelo es imposible y necesario », op. cit., p. 36). Dans la bibliographie citée, la notion de « devoir de mémoire » renvoie au rapport que les sociétés européennes commencent à établir avec leur propre passé conflictuel (notamment en relation aux crimes commis par le nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale) à partir des années 1970. Nous ne ferons pas ici une critique détaillée du concept de devoir de mémoire, lequel mériterait un examen approfondi. Pour nous, il s’agit de faire valoir le fait que cette idée de lutter « contre l’oubli » ne permet pas de rendre compte du processus d’opposition entre différentes mémoires concurrentes (cf. JELIN E., Los trabajos de la memoria, op. cit.). 164 JELIN E., « La política de la memoria… », op. cit., p. 125. 165 WIESEL Elie, « Préface : Au nom d’une souffrance sans nom », in INSDORF A., op. cit., p. 5. Pour une brève description de ces dilemmes et ces enjeux, voir supra, Première partie, chapitre 1. 94 Pour ce qui est de la disparition forcée, il y a, de plus, des enjeux propres à cette modalité répressive : comment la rendre visible ? Par quelles images donner à voir ce que l’on a occulté ? Comment transformer en récit les traces douloureuses que la disparition d’un être cher a laissées ? Quelles stratégies mettre en œuvre pour légitimer et donner valeur de vérité au récit d’un événement dont il n’y a pas de preuves matérielles ? Dans ce cadre, certains récits l’ont emporté sur d’autres, créant ainsi une « mémoire dominante », certains acteurs ont eu une meilleure capacité d’accès à l’espace public et certains langages ont effectivement commencé à rendre compte de ce qui avait eu lieu. Ce qu’il importe de souligner c’est que, à la fin de la dictature et au début de la transition, tous ces enjeux se traduisent par des actions concrètes liées à la mémoire, entreprises par des acteurs spécifiques à des moments bien précis. 95 DEUXIEME PARTIE Actions institutionnelles et récits médiatiques : à la recherche d’une narration (1984-1994) 96 Dans cette Deuxième Partie nous analysons un certain nombre de récits sur la disparition forcée tels qu’ils émergent au tout début de la transition démocratique et au cours des dix années suivantes. Le Chapitre 1 a pour objet d’analyser la manière dont les enjeux concrets posés par le crime de la disparition forcée à la société argentine s’articulent à la tâche consistant à interpréter et à donner un sens au passé : au travail de mémoire donc lors de l’ouverture démocratique. S’il est vrai que les mémoires – en tant que représentations du passé – se sont exprimées sous des modalités diverses et ont emprunté des voies elles-mêmes diverses pendant la période considérée, nous choisissons de limiter cette étude aux représentations telles qu’elles se donnent dans l’espace public. Ceci exclut l’analyse des souvenirs personnels ou des mémoires exprimées dans des cercles réduits (tels que la famille ou d’autres groupes déterminés). Les acteurs qui interviennent dans les évocations publiques sont nombreux. Là encore nous avons opéré un choix et ce chapitre met l’accent sur les actions institutionnelles menées durant les premières années de la démocratie ainsi que sur le rôle spécifique que jouent les médias dans ce cadre. Nous nous attacherons en particulier à l’examen : des récits et des sens donnés au passé, progressivement élaborés et en dispute au début de la période de transition ; du rôle joué par l’Etat dans ces luttes et ces définitions ; du rôle joué par les médias. Au cours de cette étape, l’analyse du rôle des médias dans les évocations publiques des crimes de la dictature est essentielle à la compréhension des liens établis entre télévision et mémoire. Le Chapitre 2 est consacré au moment où l’Etat se décharge de la tâche d’enquêter sur et de rendre justice pour les crimes perpétrés sous la dictature. Les lois d’impunité (1986, 1987) et les grâces présidentielles accordées aux responsables de violations des droits de l’homme (1989, 1990) mènent à une impasse dans la première moitié des années 1990 : le thème ne trouve alors qu’un faible écho dans l’espace public et dans les médias. Ce « silence » est rompu au début de l’année 1995, du fait d’un événement télévisuel singulier, sur lequel nous reviendrons longuement. Cet événement 97 n’implique pas seulement l’ouverture d’une nouvelle étape et d’une nouvelle configuration de la mémoire de la répression mais aussi l’entrée de la télévision avec ses propres logiques et langages dans le jeu des agissements liés à la mémoire. 98 Chapitre 1 Récits de la transition : mémoire, vérité et justice (1984-1986) 99 « Entre le spectacle de grand guignol, monté par les revues et la télévision lorsqu’on commence à découvrir les tombes N.N., et ce que cette même télévision diffuse à l’occasion de l’émission de la Commission Nationale sur la Disparition de Personnes, s’ouvre un abîme intellectuel et moral. Je peux imaginer une question à laquelle l’émission Nunca Más a répondu durant une heure et demie : comment parler de la mort ? Comment un discours sur la mort peut-il être entendu depuis la perspective de la vie ? Et même plus : comment peuton supporter un discours sur la mort ? »166. L’étape qui s’ouvre au moment de l’investiture présidentielle de Raúl Alfonsín, le 10 décembre 1983, est marquée par une forte présence du problème des disparus dans l’espace public. Elle se singularise également par l’intervention d’une multiplicité d’acteurs prenant précisément en charge la définition de ce problème et sa représentation publique. L’activité du mouvement des droits de l’homme consiste, pour une part non négligeable, à faire en sorte que les requêtes de vérité et de justice motivent des mesures concrètes. Ces requêtes sont ainsi directement adressées au gouvernement et l’on demande alors la constitution d’une commission parlementaire expressément chargée d’enquêter sur les disparitions. Par ailleurs, les requêtes de vérité et de justice trouvent également à cette époque une expression concise dans des slogans scandés à l’occasion de manifestations massives (« Pas d’oubli, pas de pardon », « Jugement et châtiment pour tous les coupables »). Ainsi, le mouvement crée des nouvelles modalités d’expression en vue de rendre visible la disparition aux yeux du citoyen lambda. Les actions se déroulent dans les rues, en particulier dans la ville de Buenos Aires, et elles se passent sur des lieux chargés symboliquement (comme, par exemple, la place de Mai). Ces nouvelles modalités d’expression ont recours à une série d’images fabriquées pour 166 SARLO Beatriz, « Una alucinación dispersa en agonía », Punto de vista, n° 21, août 1984, p. 3. 100 l’occasion. Des silhouettes humaines cartonnées et de taille réelle recouvrent alors les murs de plusieurs villes. Des masques blancs sont également utilisés au cours de manifestations ayant pour leitmotiv la défense des droits de l’homme (voir Annexe V : Image 4). Ailleurs, ou en même temps, des mains sont dessinées dans des feuilles de papier. Cette dernière action s’inscrit dans le cadre d’une campagne internationale, réalisée en 1985, appelée « Prêtez main forte aux disparus » (Dé una mano a los desaparecidos). Les mains dessinées sont ensuite enlacées et accrochées entre le Parlement et la Place de Mai à Buenos Aires167. Le mouvement des droits de l’homme n’est pas seul en cause. D’autres acteurs développent des actions liées au travail de mémoire : ils adoptent des rôles différents et ont recours à des modalités et des langages divers pour désigner et représenter la disparition. Parmi toutes les expressions et les scènes développées durant cette étape168, nous allons mettre l’accent sur : les actions entreprises par l’Etat dans le domaine des disparitions ; et sur le rôle joué par les médias (dès lors qu’il s’agit de rendre visible la disparition à un public massif). L’analyse détaillée des actions institutionnelles durant cette étape nous permet de mieux comprendre le rôle adopté par les médias et en particulier par la télévision. C’est important dans la mesure où, tout au long de la période, des relations complexes vont se nouer entre les actions réalisées par l’Etat et celles développées par les médias. Au cours de cette étape, l’Etat adopte une nouvelle position à l’égard du problème des disparus et assume un rôle actif dans le processus d’établir la vérité et de rendre justice – avec des objectifs et un impact néanmoins plus limités que ceux du mouvement des droits de l’homme. Les principales actions institutionnelles sont : la création le 15 décembre 1983 de la Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (CONADEP) et les procès des 167 Voir GONZALEZ BOMBAL I. « Derechos humanos : la fuerza del acontecimiento », op. cit. Cette étape est marquée par des manifestations de grande richesse dans le domaine culturel et artistique en relation à ces thèmes, en particulier dans le domaine de la littérature et du cinéma (voir encadré : « Cinéma de la transition... »). De leur côté, les partis politiques entrent dans un champ déjà défini par la question des droits de l’homme et la nécessité de rendre justice. Dans ce champ, ils tiendront un rôle de moindre importance. Voir GONZALEZ BOMBAL I., « ‘Nunca Más’ : el juicio más allá de los estrados », op. cit., p. 200. 168 101 principaux responsables de la répression (nous reviendrons sur cette catégorie), en particulier le procès réalisé en 1985 impliquant les membres des trois premières juntes militaires. La requête de justice, exprimée par le mouvement des droits de l’homme, est entendue par le nouveau gouvernement et suscite une première action institutionnelle peu de temps après l’élection de Raúl Alfonsín, en décembre 1983. Le nouveau Parlement annule la loi d’« auto-amnistie » dont bénéficiaient les militaires, au motif de son caractère inconstitutionnel. Dans la lignée de cette première décision, le Parlement adopte une série de lois dont la teneur est la suivante : « Le jugement des responsables militaires du Proceso établit le principe d’obéissance due, déjà prévu et codifié par un article du Code de justice militaire alors en vigueur et en vertu duquel les subordonnés qui ont suivi des ordres sont exemptés de toute responsabilité. A la différence du projet présenté par l’Exécutif, [cet article] considère comme punissable l’exécution de faits atroces ou aberrants quel que soit le rang hiérarchique de son exécutant. Le tribunal chargé du jugement en première instance est le Conseil Suprême des forces armées et les sentences pourront faire l’objet d’un appel devant les Cours Fédérales [de la justice civile] ; par ailleurs, à la différence du projet original, la loi sanctionnée détermine que les procureurs [civils] sont dans l’obligation de faire appel »169. Une fois le pouvoir judiciaire reconstitué, le président Alfonsín promulgue un décret en vue de la création d’une commission ad hoc chargée d’enquêter sur les disparitions : la CONADEP. Auparavant, le président avait refusé les propositions des associations de droits de l’homme et du parti péroniste relatives à la création d’une commission parlementaire vouée à cette même tâche. La commission qu’il crée réunit des personnalités (journalistes, scientifiques, professionnels à la trajectoire reconnue et à l’engagement notoire dans la défense de causes humanitaires) et elle est présidée par l’écrivain Ernesto Sábato170. 169 CHERESKY Isidoro, op. cit., p. 15. « Le critère de désignation des membres est celui des ‘notables’ [dans le sens de ‘personnalités’]. On a choisi des personnes ayant eu un rôle important dans divers secteurs de la vie sociale argentine. On a eu recours à un critère d’amplitude quant à la sollicitation, en invitant des personnes occupant des positions diverses au sein du spectre idéologique. Cependant, aucune personne directement liée à l’expérience dictatoriale n’a pris part à la commission ». MARCHESI Aldo, « ‘Las lecciones del pasado’, Memoria y ciudadanía en los informes ‘Nunca Más’ del Cono Sur », Rapport Final de la Bourse Junior-Clacso, Mímeo, 2001. 170 102 En même temps, le président ordonne le jugement des membres des trois premières juntes militaires pour violations des droits de l’homme (décret 158, du 13 décembre 1983)171. Le procès de ces neufs commandants débute devant un tribunal militaire, le Conseil Suprême des forces armées, mais suite au blocage de la procédure au sein de cette instance, il est confié à un tribunal civil. Celui-ci procède au jugement dans le courant de l’année 1985. Ces actions entreprises par l’Etat sont le résultat de disputes et de conflits entre l’Etat et le mouvement des droits de l’homme et à l’intérieur même de l’Etat : les luttes entre le pouvoir exécutif, le législatif et le judiciaire se produisent dans le cadre de fortes pressions exercées par les forces armées et leurs appuis civils. Le gouvernement tente ainsi de préserver un équilibre fragile entre la demande sociale de vérité et de justice et la peur d’une « déstabilisation » de la part des militaires. Durant cette étape, ces actions institutionnelles (bien souvent soutenues et encouragées par le mouvement des droits de l’homme) fournissent le cadre de visibilité et de légitimation de manière à ce que les témoignages publics des familles des disparus et des survivants des centres clandestins de détention puissent avoir lieu. L’un des enjeux mémoriels liés au crime de la disparition – comme nous l’avons signalé – a pour question nodale le « comment » représenter les faits survenus. Compte tenu du fait que la disparition se définit par une triple occultation (des bourreaux, des victimes et de la violence exercée) et que sous la dictature la terreur était disséminée par le biais d’un système combinant secret et visibilité, une série de questions surgissent en relation à la manière d’interpréter et de donner du sens à cette expérience, ailleurs que dans le milieu des individus directement concernés : comment montrer ce qui a eu lieu ? Quels langages utiliser pour procéder à une mise en récit ? Quelles images peuvent rendre compte de ce que le régime a expressément caché ? Au cours de cette étape, la disparition est mise en récit par ceux qui ont vu et vécu les enlèvements, la torture et la réclusion au sein des centres clandestins. 171 Les membres de la quatrième et dernière junte militaire qui ont assuré la passation de pouvoir en 1983 n’ont pas été jugés. 103 C’est leur parole que l’on entend. Ces récits ne signalent pas seulement l’absence des disparus (comme le faisait déjà le mouvement des droits de l’homme sous la dictature), par leur intermédiaire la disparition devient violation concrète des droits de l’homme affectant des individus spécifiques et sa pratique systématique par l’Etat est mise en évidence. Dans ce sens, ce n’est donc pas seulement la production de témoignages qui est importante mais aussi le caractère systématique de l’information que ceux-ci communiquent. Ces deux tâches – production des témoignages et systématisation de l’information – sont prises en charge par deux instances étatiques : la CONADEP et le pouvoir judiciaire. Toutes les questions afférentes à la mise en récit et en images de ce passé singulier imprègnent progressivement les médias et marquent les récits que ceuxci commencent à faire circuler. Aux premières heures de l’ouverture démocratique, les médias définissent leurs propres modalités et langages pour se référer à la disparition. Ce moment est caractérisé, d’une part, par la profusion de récits liés à la question de la disparition et aux disparus. Le thème devient ainsi une « information » en soi et celle-ci est présente dans les médias pendant plusieurs mois. D’autre part, les médias – au premier chef, la télévision172 – établissent un premier contact entre le public massif et la question de la disparition et des disparus. Enfin, les médias (et encore une fois, c’est le cas tout particulièrement de la télévision), sont utilisés comme voie de transmission des versions officielles sur le passé. Ils participent ainsi de la construction et de la légitimation d’une « vérité » sur les faits du passé. Dans ce chapitre, nous allons analyser trois manières de raconter et de représenter la disparition. Celles-ci impliquent à leur tour trois usages différents de l’espace médiatique et trois types de relation entre médias et actions étatiques entreprises en 172 La situation de la télévision argentine dans la seconde moitié des années 1980 était la suivante : le développement de la télévision câblée n’en était qu’à ses débuts, le grand public n’avait accès qu’aux chaînes hertziennes existantes. Sur les quatre chaînes hertziennes que l’on pouvait voir alors dans la capitale fédérale et dans le grand Buenos Aires, une a été privatisée peu de temps avant la fin de la dictature (la chaîne 9) ; deux étaient de propriété étatique, même si elles étaient administrées selon la logique d’une chaîne commerciale, c’est-à-dire sans un critère de service public (chaînes 11 et 13) ; et ATC (chaîne 7) appartenait au Service Officiel de Radiodiffusion. ATC a été la seule chaîne conçue comme une « chaîne culturelle » sous la présidence de Alfonsín. En 1990, les chaînes 11 et 13 ont été privatisées. Je remercie Guillermo Mastrini les informations comprises dans cette note. 104 vue d’établir la vérité sur le passé et de rendre justice là où des violations des droits de l’homme ont été commises. Le premier type de récit que nous nous proposons d’examiner est élaboré dans les premiers mois de l’année 1984. A l’époque, dans le cadre des premières enquêtes judiciaires portant sur la disparition forcée de personnes, les médias commencent à évoquer les exhumations des cadavres sans nom ou « N.N. »173, retrouvés dans les fosses communes de plusieurs cimetières. Au cours de cette étape, les récits de la presse écrite et ceux de la télévision adoptent une manière similaire de se référer à la disparition. Les médias donnent à voir des actions réalisées dans le cadre de l’instance judiciaire mais ils le font en déployant une mise en scène propre et par le biais de formats utilisés ailleurs pour évoquer d’autres thèmes. Cette manière de représenter ou de mettre en scène la question a été appelée le « show de l’horreur ». La deuxième représentation que nous allons analyser c’est l’émission télévisée au cours de laquelle la CONADEP a rendu publics, pour la première fois, les résultats de son enquête. Cette émission appelée « Nunca Más » (Jamais Plus) est diffusée le 4 juillet 1984 par la chaîne 13, quelques mois avant la fin de la rédaction et la publication du rapport de la même CONADEP. Dans ce cas, la télévision ne se présente pas comme énonciateur mais comme le porte-parole d’une autre institution. Le format que l’on choisit pour présenter ce rapport ne relève pas des formats typiques de la télévision commerciale de l’époque. Le troisième type de récit ici considéré émerge durant le procès des excommandants en 1985. Le procès est enregistré en vidéo de manière intégrale mais les images ne parviennent pas à la télévision sur le moment : la diffusion des audiences est limitée à trois minutes par jour et elle est dépourvue de son. C’est là que se différencient les modes d’action de la presse écrite – chargée d’informer au jour le jour sur le déroulement des audiences – et de la télévision qui, dépourvue de matériel audiovisuel, ne peut prendre en charge cette diffusion. 173 « N.N. » signifie « nomen nescio », sans nom. Beaucoup de personnes enlevées et assassinées par le régime et qui restent disparues à ce jour ont été enterrées dans les cimetières en qualité de N.N. 105 CINEMA DE LA TRANSITION : LA HISTORIA OFICIAL ET LA REPUBLICA PERDIDA Dès la fin de la dictature et au tout début de la nouvelle période démocratique, le champ culturel se restructure et accorde une place importante aux violations des droits de l’homme en général et aux disparitions en particulier. Il serait difficile d’énumérer l’ensemble des œuvres littéraires (des romans comme Recuerdo de la muerte, de Miguel Bonasso, publié en 1984 ; des témoignages comme celui de Jacobo Timerman, Preso sin nombre, celda sin número, publié en 1982), des pièces de théâtre, des œuvres d’art plastique, etc. liées à la question de la répression. Pour mieux rendre compte de l’ampleur de la présence du thème au sein de l’espace audiovisuel, nous ne signalerons que les premières expressions cinématographiques, diffusées par les circuits commerciaux voués à ce thème. Le premier documentaire diffusé par le circuit commercial et ayant traité de la période militaire est La República Perdida II (Miguel Pérez, 1986). Axé sur la valorisation de la démocratie – dans sa version la plus liée au parti radical alors au gouvernement – le film condamne aussi bien l’activité de la guérilla avant la dictature que la répression sous la dictature. On y passe également en revue les éléments ayant marqué l’étape militaire : non seulement la disparition forcée mais aussi la censure culturelle, le mondial de football, la guerre des Malouines et « l’argent facile » (lié à la corruption, à la spéculation et à l’appauvrissement des classes moyennes et des secteurs populaires). La structure du film est celle du documentaire classique : images d’archives, narrateur (off), récit chronologiquement organisé et musique dramatique pour souligner les moments les plus émotifs. Dans un pays où les archives audiovisuelles sont rares et singulièrement appauvries, la valeur des images utilisées dans ce film ne peut qu’être rehaussée. Ceci au point qu’une grande quantité de films et d’émissions télévisées ayant évoqué la période dictatoriale à posteriori ont utilisé des images de La República Perdida II pour l’illustrer. Certaines de ces images sont devenues des clichés dans les récits télévisuels ultérieurs. 106 D’un autre côté, le cinéma de fiction a pu exprimer certaines problématiques de la dictature (avec plus ou moins de profondeur et de rigueur d’analyse) : non seulement la répression et la disparition (La historia oficial, Luis Puenzo, 1984 ; La noche de los lápices, Héctor Olivera, 1986), mais aussi le déracinement lié à l’exil (Tangos. El exilio de Gardel, Fernando Solanas, 1985) et les scènes censurées de la guerre des Malouines (Los chicos de la guerra, Bebe Kamin, 1984). On peut considérer que La Historia Oficial (L’Histoire Officielle) est le film le plus représentatif du cinéma de la transition en relation à la thématique de la disparition forcée. Non seulement en raison de la critique favorable qu’il obtint à l’époque de sa sortie, mais aussi par la reconnaissance internationale qui lui fut accordée (la film a eu l’Oscar du meilleur film étranger en 1986). D’une certaine manière, c’est par ce film que les conséquences de la disparition forcée de personnes en Argentine ont été racontées au monde entier. L’un des mérites incontestés de La Historia Oficial est d’avoir travaillé de bonne heure la complexité du thème de la disparition et d’aborder directement la question des enfants des disparus, nés en détention puis volés par des familles liées au pouvoir militaire. La relation controversée entre recherche de la vérité et peur est traitée avec soin et met davantage l’accent sur la perspective adoptée par les bourreaux que sur celles des victimes. Dans un autre aspect, certaines critiques ont pointé le fait que ce film présentait une version du passé déliée de l’histoire politique antérieure à 1976. Ce film a été présenté pour la première fois à Buenos Aires en avril 1985. Au même moment s’ouvrait le procès des excommandants. 107 I – Le « show de l’horreur » Une construction médiatique Quiconque s’attarderait à parcourir les journaux argentins publiés dans les premiers mois de l’année 1984 pourrait remarquer l’omniprésence dans certains titres de deux lettres majuscules : « N.N. ». Ces deux lettres viennent abréger l’expression latine « nomen nescio », « sans nom », utilisée pour se référer aux cadavres trouvés dans des fosses communes ou dans des tombes sans identification. Ces lettres signalent et cachent, en même temps, un fait de violence : en 1984, les cadavres « N.N. » retrouvés – et sur lesquels les journaux informent au quotidien – sont ceux de personnes enlevées, assassinées et inhumées clandestinement sous la dictature ; de fait, privées de leur nom et de leur identité. En d’autres termes, il s’agit de disparus. En 1983, peu de temps avant la chute du gouvernement militaire certains tribunaux accèdent à la demande de quelques familles de disparus en vue d’exhumer des cadavres « N.N. » et de les identifier en raison de la forte présomption qu’il s’agit bien là des corps de leurs proches. C’est ainsi qu’on prend connaissance du fait que les « restes d’un nombre très élevé de disparus gisent dans des cimetières officiels et que la Justice est disposée à recevoir les dénonciations et à faire quelque chose »174. Après l’investiture du président Alfonsín, en décembre 1983, les dénonciations se multiplient et de nombreux juges ordonnent l’ouverture de tombes anonymes pour pouvoir identifier les restes. Les dénonciations sont faites par des associations de droits de l’homme, des familles de victimes et des fonctionnaires du gouvernement. A partir de ce moment, les dénonciations sur l’existence de cadavres non identifiés et les démarches de l’exhumation et de l’identification de corps « N.N. » commencent à occuper un espace dans les médias. Très rapidement, les corps « N.N. » se transforment « en l’un des thèmes les plus importants au sein des commentaires politiques »175. 174 175 COHEN SALAMA M., op. cit., p. 71. Ibid, p. 73 108 Les informations fournies par les journaux nationaux et locaux, en ces premiers moments de l’ouverture démocratique, donnent une idée de l’ampleur des faits : « Ces informations, publiées pour la plupart durant les derniers jours de l’année 1983 et en janvier 1984, correspondent aux chiffres suivants. Il y a eu des dénonciations sur des inhumations irrégulières dans 19 cimetières ; dans 6 d’entre eux, on ne peut spécifier le nombre de morts ‘N.N.’ ; dans les 13 autres, on dénonce un total de 1.341 cas. On réalise alors des exhumations dans 19 cimetières (à une exception près, il s’agit d’autres cimetières, distincts de ceux nommés précédemment) ; dans 3 d’entre eux, l’information ne spécifie pas le nombre de cadavres exhumés ; dans les 16 restants, on exhume au total les restes de 598 personnes, dont 23 sont identifiées »176. Entre décembre 1983 et mai 1984, les journaux font état de dénonciations et d’exhumations dans plus de 40 cimetières de tout le pays (provinces de Buenos Aires, de Santa Fe, du Chaco, de Córdoba, de Santiago del Estero, de Chubut, de Mendoza, de La Pampa, de Corrientes, de Tucumán, de Salta, de Jujuy, de Entre Ríos), situés aussi bien dans de grandes villes que dans de petites localités. De cette manière, au début de la période démocratique, la disparition de personnes fait irruption sur la scène médiatique à travers la figure des « cadavres N.N. ». Dans le cadre du « dévoilement » médiatique177, orchestré par une presse agissant désormais sans censure, ces dénonciations et ces exhumations s’installent dans les médias et ont une présence quotidienne. Pendant quelques mois, l’ensemble du spectre informatif rend compte régulièrement de ces 176 Ibid, p. 85. Ce que l’on appelle le « dévoilement » ou destape se produit lorsque les médias, libérés de la censure, commencent à parler des thèmes interdits sous la dictature (voir Avellaneda, op. cit.). Parmi ces thèmes, non seulement la politique mais aussi tout ce qui était perçu comme « immoral » par les militaires (le sexe, les gros mots, ce qui portait atteinte à « l’Eglise et à la morale chrétienne ») commence alors à être abordé par les médias. Dans bien des cas, la manière de traiter ces thèmes eut un caractère scandaleux et sensationnel. Dans le cadre du destape, de nouvelles publications surgissent, en passant par des revues politiques, comme El Periodista, jusqu’à la version argentine de Playboy. Dans ce contexte, on assiste à un revirement soudain des opinions politiques soutenues par certains journalistes : des anciens partisans de la dictature développent un discours en défense de la « démocratie ». Beaucoup de journalistes rentrent de l’exil ou sortent des « catacombes ». Ceci a pour effet de donner un nouvel élan aux médias déjà existants, bien que parfois on crée de nouveaux médias (comme, par exemple, Jacobo Timerman, ancien directeur de La Opinión, qui se retrouve à la tête d’une nouvelle étape du journal La Razón : la ligne éditoriale du journal change et on engage alors des journalistes proscrits sous la dictature). 177 109 « enquêtes »178, en passant de la presse écrite à la télévision, de la presse à scandale aux publications d’analyse de l’actualité. La manière dont les principaux médias présentent ces faits engage une mise en scène que certains intellectuels appellent alors « le show de l’horreur »179. Ils le considèrent, selon les termes de Landi et de González Bombal, comme un « phénomène à la lisière de la désinformation », de fait fondé sur une information « redondante, macabre et hyperréaliste sur les découvertes des fosses anonymes » laquelle produit dans le public « de la saturation et une horreur soutenue »180. Certains journalistes – en particulier ceux liés à des revues telles que Humor et El Porteño, ayant soutenu sous la dictature une position critique envers le régime – dénoncent alors la manière dont les médias entreprennent de traiter le thème. Ils signalent, d’un côté, le fait que les médias transforment la question des N.N. en un produit de vente : « Il est franchement inutile de chercher une quelconque rigueur dans les faits rapportés. N’importe quel consommateur, ayant un minimum de bon sens, est conscient de ce que l’affaire tient exclusivement à la nécessité de ‘vendre’ toujours plus. On se fout comme 178 En plus des exhumations et des dénonciations des tombes N.N. dans les premiers mois de l’année 1984, une série de faits se produisent autour de la question des disparus. La presse informe sur les faits suivants : le 30 décembre 1983 commence le procès sommaire devant être mené par le Conseil Suprême des forces armées à l’encontre des ex-commandants de la dictature. La CONADEP entre en fonction le 4 janvier 1984 et commence, à partir des dénonciations des survivants, à faire des inspections sur les lieux ayant abrité des centres clandestins. Devant la porte de certains bureaux officiels, où des militaires se rendent pour faire leurs déclarations, plusieurs incidents se produisent impliquant des militaires et des familles de disparus. 179 La catégorie de « show de l’horreur » est le fait de certains intellectuels, membres du « Club de Culture Socialiste » créé après la dictature et conçu comme lieu de débat de la revue Punto de Vista. Le Club de Culture Socialiste réunissait plusieurs intellectuels exilés sous la dictature (dont Francisco Aricó, Juan Carlos Portantiero, Emilio De Ipola,) et d’autres qui avaient vécu en Argentine une sorte d’« exil intérieur » (comme Beatriz Sarlo, Carlos Altamirano et Hilda Sábato). Dans les premières années de l’ouverture démocratique, leur discussion porte fondamentalement sur ce qu’ils considèrent comme une nécessaire rénovation de la culture traditionnelle de la gauche par laquelle ils tentent de forger un socialisme rénové, entendu comme socialisme pensé en termes démocratiques et au travers de la démocratie politique. Au cours de ce dialogue, le débat sur la gestion du passé dictatorial joue un rôle fondamental. C’est au sein de la revue Punto de Vista que l’on voit apparaître les premiers questionnements et les premières réflexions sur les manières de représenter la disparition forcée de personnes (voir SARLO B., « Una alucinación dispersa en agonía », op. cit.). Nous reprenons à notre compte l’expression de « show de l’horreur » utilisée par ce groupe d’intellectuels. Ceci nous permet de catégoriser le récit que font alors les médias tout en disposant d’un cadre d’analyse. (Je remercie Cecilia Lesgart les informations introduites dans cette note). 180 LANDI Oscar et GONZÁLEZ BOMBAL Inés, « Los derechos en la cultura política », in JELIN E. et al., Juicios, castigos y memorias. Derechos humanos y justicia en la política argentina, Buenos Aires, Nueva Visión, 1995, p. 156. 110 d’une guigne de savoir si on négocie avec la douleur indescriptible de milliers de familles de disparus (…) »181. D’un autre côté, ils dénoncent le fait que beaucoup de publications – en particulier celles des grandes maisons d’édition argentines – optent pour une nouvelle orientation politique en vue de s’adapter à l’air du temps résolument « démocratique ». Certaines revues (telles que Gente, La Semana, Somos) ayant célébré le gouvernement militaire, connues pour avoir consacré leurs premières de couverture à des thèmes plus que légers sous les périodes de plus forte répression et pour avoir occulté des informations relatives au développement des actions lors de la guerre des Malouines (voir Annexe I : Les médias sous la dictature), consacrent désormais des pages entières à la torture, aux cadavres N.N. et aux centres clandestins de détention. Au-delà des finalités politiques que les divers médias concernés ont pu poursuivre en choisissant de publier sur ces thèmes (non pas seulement la vente ou la volonté d’être dans l’air du temps, mais aussi le souci d’informer sur le passé dictatorial), il importe de signaler que ce que l’on nomme « show de l’horreur » est d’abord une construction médiatique. La manière dont les médias traitent la disparition n’est pas la seule modalité par laquelle on se réfère au thème au sein de l’espace public. Alors même que le « show de l’horreur » se déroule, divers acteurs entreprennent d’utiliser d’autres espaces pour exprimer leurs requêtes de vérité et de justice et pour rendre visible le problème de la disparition par d’autres moyens. Mais ces modalités n’ont qu’un accès limité aux médias (dans lesquels, elles apparaissent souvent de manière fragmentée). Bien que chaque média ait recours à son propre style, en vertu de son idéologie et de ses langages, une révision des quotidiens et des revues de diffusion nationale dans les premiers mois de l’année 1984 nous permet d’observer certaines récurrences. Entre autres, la permanence de la figure du « cadavre N.N. » en tant que protagoniste de l’information. On observe en même temps un manque d’analyse et d’explication relatif au système répressif qui a généré ces cadavres. 181 HERMOSILLA SPAAK César, « Periodiscidio: ¿Quién se beneficia con el tráfico de cadáveres ? », El Porteño, n° 26, fevrier 1984, p. 25. 111 Dans les pages suivantes, nous allons procéder à l’analyse de ces récits relatifs à la disparition dans les quotidiens nationaux publiés entre janvier et mars 1984. Il s’agit d’examiner trois types de questions : Comment génère-t-on, par l’intermédiaire de ces récits, une première présentation, dirigée à un public massif, des crimes perpétrés sous la dictature ? Quels types de discours et de formats utilise-t-on pour présenter le thème ? Quelles sont les logiques qui interviennent dans la construction de ces récits ? Au préalable, il nous faut préciser deux points comme autant de limites à l’étude entreprise. En premier lieu, l’impossibilité d’accéder au matériel télévisuel diffusé à l’époque par les chaînes de la télévision argentine. Il n’existe pas en Argentine des archives télévisuelles ayant conservé le matériel de l’époque. Par ailleurs, nous n’avons pas réussi à trouver, dans le cadre de collections privées, des journaux télévisés diffusés pendant les mois en question. Pour faire face à cette difficulté majeure, nous avons choisi de centrer notre description sur les principaux journaux nationaux diffusés à ce moment182. Nous assumons le fait que la presse écrite et la télévision ont participé au « show de l’horreur » en déployant des logiques similaires : certaines publications vouées à l’analyse politique ont alors souligné ce phénomène et rendu compte des similitudes (voir les revues El Porteño, Satiricón et Humor, février 1984). Le second point que nous voudrions souligner est lié au type d’analyse que nous nous proposons de présenter. Notre objet n’est pas ici de mener un examen exhaustif de la presse de l’époque. Pour cette raison, nous omettons certaines informations sur les journaux analysés (de quels journaux s’agit-il, quelle est leur idéologie, quelles sont leurs singularités respectives). Il ne s’agit pas non plus d’analyser dans le détail la construction de cette thématique au cas par cas. C’est pourquoi nous omettons également certains détails relatifs à la présentation graphique des articles consacrés au thème qui nous intéresse (localisation dans la page, quantité de photos utilisées pour illustrer chaque nouvelle, description des photos) et sur la construction de ces informations dans l’espace informatif (section 182 Nous faisons référence aux quotidiens du matin Clarín et La Nación, et à ceux du soir La Razón et Crónica. 112 dans laquelle elles se trouvent, quantité d’articles présentés, présence ou non d’éditoriaux, etc.). Nous omettons enfin les différences éventuelles entre les divers journaux étudiés pour centrer notre attention sur les points de convergence. Ce qu’il nous intéresse de décrire ce sont les codes narratifs et les formats discursifs par lesquels la question de la disparition et des disparus s’installe pour la première fois comme thème central de l’information. Déterrer ce qui était enterré183 Ce que les principaux médias de la presse nationale présentent dans leurs chroniques quotidiennes est une action et celle-ci consiste à dévoiler ce qui était caché. L’annonce sur des « découvertes » est omniprésente dans les gros titres des journaux : « Découverte de 30 N.N. dans le cimetière de Campana » (Clarín, 3/1/84) 184. « Fosse commune gigantesque découverte dans le cimetière de Morón » (Crónica, 5/1/84). « 200 tombes N.N. retrouvées dans une localité du Chaco » (La Nación, 14/1/84). « Découverte de deux nouveaux centres clandestins » (Clarín, 22/2/84). « Des dépouilles retrouvées à Boulogne» (La Razón, 9/1/84). Ces titres n’indiquent nullement qui découvre, trouve ou retrouve, comme si la découverte pouvait se produire d’elle-même. La découverte, ainsi conçue, se constitue en l’une des modalités basiques de la présentation de la disparition dans la presse nationale185. 183 L’épisode des cadavres N.N. en lui-même, mais aussi son traitement par les médias, est en quelque sorte la matérialisation la plus crue du sens que revêt le mot, sommes toutes métaphorique, de « disparu ». Si ce mot désigne l’absence de visibilité aux yeux d’un tiers, les cadavres N.N., eux, sont bien visibles. Nous attirons l’attention du lecteur sur la difficulté qu’il y a à appréhender en « analyste » ces faits spécifiques, sans prolonger à notre tour l’horreur inévitablement associée aux initiales N.N. Ne pas en parler aurait été une omission majeure. Nous sommes face à ces événements également confrontés au dilemme de l’absence de mots adéquats et au seuil de pudeur que cette réalité ne peut qu’imposer. Les pages suivantes restituent le traitement des médias et mettent l’accent sur les mots et les faits que ces mêmes médias ont mis en valeur. 184 Dans tous les extraits présentés ici et dans les pages suivantes, nous soulignons. 185 D’une certaine manière, la présentation des faits en termes de « découverte » est fonctionnelle eu égard à la façon dont la société argentine se situe face au problème de la disparition sous la dictature militaire. Au début de la transition démocratique, suite aux premières informations sur les disparus dans les médias, une grande partie de la société soutient que sous la dictature « on ne 113 Déterrer ce qui était enterré. En première approximation, l’action se donne comme métaphore du processus de mise en lumière, par médias interposés, de ce que les militaires ont longtemps voulu occulter. Néanmoins, cette action coïncide très précisément avec le moment où certains tribunaux du pays ordonnent l’ouverture de fosses communes et de tombes anonymes afin d’identifier les cadavres inhumés sans nom sous la dictature. Au-delà des discussions et des polémiques sur la nécessité de tenir ou non pour morts les disparus186, ces exhumations sont une première tentative de retrouver les traces du crime (c’est-à-dire, un préalable nécessaire à l’action en justice) et de redonner leur identité aux individus enlevés, assassinés et enterrés sans nom par des membres des forces armées et de sécurité. Pour des motifs à la fois techniques et politiques, les premières identifications, confiées aux médecins légistes, collaborateurs fréquents de la justice argentine, ne produisent pas les résultats escomptés par les familles187. « Le travail des experts ne donnait que de maigres résultats et l’on perdait la plupart des pièces à conviction que l’on pouvait obtenir au cas par cas. De plus, les techniques d’identification alors utilisées n’incluaient pas le recueil de données avec lesquelles on aurait pu comparer l’information obtenue au cours de l’examen des restes osseux. En conséquence, à l’issue des exhumations d’une grande quantité de squelettes, les juges savait rien sur ces faits » et qu’on ne l’a découvert qu’ultérieurement, lorsque les médias ont commencé à en parler. 186 La polémique, au sein du mouvement des droits de l’homme et autour de la question de savoir s’il convient ou non de déclarer morts les disparus, est provoquée par des déclarations des militaires faites sous la dictature. En effet, à de nombreuses reprises, les militaires ont tenté de mettre un terme à la question des disparus en déclarant leur mort sans fournir une quelconque explication à ce sujet. Le mouvement des droits de l’homme s’est opposé à cette déclaration générique de la mort et a réclamé une enquête au cas par cas. A partir de la transition démocratique et suite à diverses enquêtes et procès judiciaires menés progressivement, les positions au sein du mouvement se sont diversifiées. Dans le cadre des procès et des premières enquêtes de l’Equipe Argentine d’Anthropologie Légale, une nette division a surgi entre ceux qui soutenaient et ceux qui s’opposaient à l’identification et à la restitution des dépouilles. Les Mères de la Place de Mai, dirigées par Hebe de Bonafini, s’y sont opposées au motif que « récupérer les dépouilles de certains disparus est une question ‘individualiste’ détournant les gens de ‘l’axe de la lutte politique’. Cette position prenait appui sur l’impossible restitution des dépouilles de leurs enfants à chacune des mères et sur le fait que chaque restitution pourrait enlever à la mère concernée la possibilité de poursuivre la contestation » (COHEN SALAMA M., op. cit., p. 107). D’autres associations de droits de l’homme ont accepté la restitution des dépouilles. Ces positions se sont modifiées dans le temps. 187 COHEN SALAMA M., op. cit., pp. 87-88. 114 n’obtenaient qu’une collection de descriptions trop générales pour avoir un quelconque intérêt eu égard aux enquêtes en cours »188. En dépit de l’insuffisance des résultats de ces enquêtes préliminaires, les journaux font état de la révélation effective de quelque chose de caché. La description des tombes que l’on ouvre condense et illustre cette action consistant à déterrer ce qui était enterré et à montrer ce qui était caché. Dans ces descriptions, la « découverte », cette modalité générale de la présentation des informations, adopte alors une forme plus concrète : « C’est alors que commencent les fouilles. Peu à peu, et à raison de trois corps par fosse, apparaissent des os, des crânes et des affaires personnelles. Certains crânes présentent des blessures par balles. Dans une des fosses, un cercueil est retrouvé : à l’intérieur, un corps est enveloppé dans un sac plastique. A mesure que l’on dégage les restes, ils sont rangés dans des réceptacles prévus à cet effet, dans lesquels ils seront transportés à la morgue judiciaire pour procéder à l’identification des victimes » (Clarín, 27/12/83). Ce que l’on trouve au cours de ces découvertes, ce qui « apparaît » effectivement ce sont des restes comme autant de traces d’actions violentes. Or celles-ci sont absentes des descriptions. C’est pourquoi, les dépouilles « retrouvées » restent marquées par le mystère – mystère qui demande à être éclairci. En d’autres termes, ces découvertes, censées faire la lumière sur des faits cachés par le terrorisme d’Etat, viennent seulement signaler le fait que ce que l’on révèle ne saurait encore répondre aux questions ouvertes sous la dictature (où sont les disparus ?) et aux questions émanant des enquêtes à l’origine des exhumations (qui sont ces morts ? comment sont-ils morts ?). Bien que la presse présente le thème comme relevant de la « découverte », le lien entre les disparus – enlevés alors qu’ils étaient en vie, évidence qu’il convient de rappeler – et les cadavres « N.N. » n’est pas éclairci et reste de l’ordre de l’indice et de la conjecture. Dans le quotidien Clarín les informations relatives aux exhumations ne sont nullement mises en relation avec celles que l’on consacre aux dénonciations et aux requêtes des familles des disparus. Les descriptions pour ces deux cas se présentent sous des « clés » différentes et on 188 Ibid, p. 88. 115 postule deux types de victimes : d’un côté, les « N.N. » ; de l’autre, les « détenusdisparus ». « D’un côté, immédiatement après avoir nommé les disparus, on fait mention aux associations de défense des droits de l’homme, aux familles et à leur quête ; évoqués en tant que personnes ou jeunes, ils sont réunis sous la catégorie de détenus-disparus. D’un autre côté, sans avoir recours à la catégorie de disparu, les pages de Clarín sont remplies d’articles consacrés aux découvertes de N.N. dans divers cimetières. On se réfère à ces corps en évoquant leur âge, le sexe, la taille ; c’est-à-dire, en ayant recours à toutes les données que l’on peut recueillir sous le mode de la fiche policière et non pas sous le mode du compte-rendu ou du récit journalistique. Ce qu’il importe de retenir de ces deux modalités – qui finalement se réfèrent à la même chose – c’est qu’elles ne sont pas connectées dans la construction du discours de Clarín »189. Sur une même page, les deux séries (« N.N. » et disparus) sont nettement séparées. Cette séparation semble reproduire (du moins ne conteste-t-elle pas) la séparation produite par le système répressif fondé sur la disparition forcée : la séparation entre corps et identité. En effet, le système répressif a généré « des identités sans corps et des corps sans identité »190. Dans les premiers moments de la transition démocratique, la presse ne semble pas capable de situer la représentation des disparus dans un ordre différent à ceux adoptés par ce système. Y compris lorsque les deux informations se retrouvent sur une même page et dans une même section (dans le quotidien Clarín il s’agit de la section « politique nationale »), les deux séries sont présentées sous des formats différents. Les articles consacrés aux exhumations des corps N.N. sont rédigés sous le format de la chronique policière191 ; ceux qui traitent des actions des associations de droits de l’homme adoptent le format de l’information politique. Le lien que l’on pourrait établir entre ces deux séries – les « disparus » et les « cadavres N.N. », le fait « policier » (de violence) et l’action politique consistant 189 DE CANDIA Roxana, « Cómo la prensa escrita argentina construye la categoría de desaparecido en dos momentos posteriores a finalizada la dictadura militar », Facultad de Ciencias Sociales, Universidad de Buenos Aires, Mímeo, 2001. 190 OLMO D. et SOMIGLIANA M., op. cit., p. 25. 191 Les formats qu’on applique aux nouvelles relatives aux cadavres N.N. ne sont pas sans rappeler ceux qu’utilisaient les militaires sous la dictature. On parlait alors de « morts au cours d’affrontements » et de cadavres retrouvés sur les côtes du Río de la Plata (voir supra, Première partie, chapitre 2). 116 à chercher les disparus –, c’est, précisément, la disparition forcée. Ce que l’on constate dans ces informations c’est l’incapacité à représenter la disparition en tant que pratique prise en charge par des agents de l’Etat à l’encontre d’individus concrets. Cependant, la force de révélation de ces informations est remarquable. Dans les articles consacrés à ces thèmes, les corps sont traités comme des pièces à conviction. Comme s’ils pouvaient à eux seuls montrer et démontrer les crimes commis par le régime. Dans cette première présentation médiatique, l’ensemble du processus menant à la disparition est condensé par l’apparition des corps. Les « N.N. » Le dénommé « show de l’horreur » passe, comme nous l’avons signalé, par la transformation des « cadavres N.N. » en protagonistes de l’information. C’est sur ce point que se concentre la critique de certains intellectuels quant au traitement que les médias font du thème et qu’ils qualifient de macabre et propre à la presse de scandale : « Ce que l’on commençait à apprendre sur les victimes est devenu une opération journalistique sensationnaliste où ce qui a primé ce fut la saturation des données, l’abondance de détails présentés hors contexte et les descriptions insupportables. Ce n’est pas pour rien que la figure du moment a été le N.N . »192. Pour mener à bien une analyse plus approfondie de cette construction médiatique, il importe de prendre le temps d’étudier les éléments participant de l’élaboration de la figure du « cadavre N.N. » dans le discours journalistique. Un premier élément est que la figure ainsi construite est celle du cadavre ou des cadavres – les corps – et non pas celle des « morts ». De cette manière, les médias prolongent dans leur discours la privation d’humanité produite sous la dictature au travers d’un système répressif fondé sur l’effacement des identités et la privation de la mort – autant d’éléments spécifiques à la disparition forcée. 192 GONZALEZ BOMBAL I., « ‘Nunca Más’ : el juicio más allá de los estrados », op. cit., p. 204. 117 « Il y a un acte pire que la mort et qui ne trouve aucune explication quelle que soit la contingence historique : c’est le fait de nier la possibilité de mourir en tant qu’être humain, d’effacer l’identité des corps sur lesquels la mort peut s’inscrire et en quelque sorte se porter témoin de ce qu’une vie a été vécue »193. Dans les informations, les corps « apparaissent » et restent privés d’identité : non seulement parce qu’ils n’ont pas de nom mais aussi parce que cette mort, que l’on ne mentionne pas, les a vidés de leur qualité d’êtres humains. Même lorsque certains sont identifiés, dans la construction médiatique l’élément central ce sont les cadavres. « L’exhumation des corps appartenant à des hommes, à des femmes et aussi à des enfants, a été ordonnée par le jugé pénal numéro deux de Mercedes, le docteur Lombardi, après réception de deux dénonciations » (Clarín, 26/12/83). « (...) on a consigné le fait que le 13 décembre 1976, les effectifs de la Garnison Militaire de Résistance ont conduit à la nécropole les restes d’un N.N. de sexe féminin, un autre de sexe masculin et un troisième appartenant à Luis Alberto Díaz, exhumé quant à lui en 1980 » (Clarín, 2/1/84). Dans nombre d’articles, les corps en sont réduits à la notion de chose (ils ne sont plus des personnes, ils « appartiennent » à des personnes) mais, en même temps, ils sont les agents de l’action : ils « proviennent » des cimetières, ils « arrivent » à la morgue, etc. « Près de trente cadavres, enterrés en tant que N.N. dans le cimetière de Campana, parmi lesquels figurent quatre cercueils de petite taille, dont on présume qu’ils contiennent des enfants, sont arrivés hier, vers midi, au bureau dépendant de la Cour Suprême de Justice de la province de Buenos Aires, afin de déterminer les indices permettant leur identification, tandis que l’on attend encore l’arrivage de cent dix cadavres non identifiés venant de divers cimetières situés sur le territoire de toute la province » (Clarín, 3/1/84). Beaucoup de textes sont rédigés sur la voix passive : le sujet de la phrase est le cadavre et non l’auteur de l’action. Cette présentation fait ainsi l’économie des véritables sujets, lesquels ne sont pas présents dans les informations telles qu’on les communique : ceux qui ont tué et donné l’ordre d’inhumer ces corps. Ce qu’on omet de mentionner également c’est la longue chaîne des actions passées qui va de l’enlèvement d’un individu vivant et dûment identifié (du moins par ses proches) à la réapparition d’un cadavre anonyme. Les informations donnent sur ce 193 SCHMUCLER H., « Ni siquiera un rostro donde la muerte… », op. cit., p. 9. 118 point des indices, des pistes, telles que, par exemple, les dates où des inhumations clandestines ont été réalisées. Dans presque tous les articles les années se répètent (1976, 1977 ; parfois ce sont des périodes : « entre 1976 et 1979 ») sans pour autant produire une reconstruction des faits. La violence, dans ces récits, est condensée dans la description des cadavres et c’est précisément sur les corps retrouvés que les « signes de la violence » s’inscrivent et deviennent évidents, sans que cette violence soit pour autant décrite en termes d’actions menées contre des corps vivants. La description détaillée des cadavres est présente dans tous les quotidiens et non seulement dans la presse à scandale. Voici un exemple de ces descriptions faites par des journaux considérés comme « sérieux » : « Les cadavres sont retrouvés pieds et mains liés et enterrés à un mètre et demi de la surface de la chaussée, recouverts par des restes de sacs en polyéthylène » (Clarín, 3/1/84). « Les anciens fonctionnaires [du cimetière] ont signalé que ‘les corps portaient des traces évidentes de torture, les mains liées, parfois attachées avec des barbelés et le corps parfois criblé de balles’ » (La Nación, 8/2/84). « Quinze cadavres N.N., dont quatre au moins présentaient des orifices provoqués par des balles dans le crâne, et presque tous portant des loques, ont été exhumés hier du cimetière de Grand Bourg, dans l’arrondissement de General Sarmiento » (La Nación, 16/2/84). C’est ce point, la description des cadavres déterrés telle qu’elle est faite par les médias au cours du « show de l’horreur », que d’aucuns dénoncent comme « macabre ». Ceci est accentué par l’usage des images. Contrairement à l’usage des photos par les associations de droits de l’homme (voir supra, Première partie, chapitre 2), on ne publie pas pendant ces mois de portraits de disparus. En revanche, les photos qu’on publie afin « d’illustrer » les informations relatives aux exhumations montrent des fosses ouvertes, des secteurs des cimetières où la terre a été remuée, des policiers et des fonctionnaires travaillant près de telle tombe ou manipulant des ossements. Dans les revues d’actualité on a recours à beaucoup de photos et à des plans plus détaillés (voir, par exemple, Somos, 30/12/84, 6/1/84 ; Gente, 5/1/84). Le même type d’images est utilisé dans les journaux télévisés : les 119 caméras s’installent dans les cimetières pour montrer les exhumations « en direct ». Ce que l’on représente dans ces images ce sont les « corps sans identité ». Autre trait caractéristique de la manière dont apparaissent les « cadavres N.N. » dans la presse quotidienne c’est la quantité. En même temps que le « cadavre N.N. » le protagoniste est le nombre. Les titres des journaux donnent une idée non seulement de l’accumulation mais aussi de la progression : les cadavres retrouvés et exhumés sont à chaque fois plus nombreux. Les titres suivants ont été publiés au cours d’une seule semaine et dans un même journal : « Boulogne : 41 cadavres N.N. » (Clarín, 29/12/83). « De nouvelles exhumations à Moreno et à Boulogne » (Clarín, 30/12/83). « 37 cadáveres N.N. à Dolores » (Clarín, 31/12/83). « L’exhumation de cadavres N.N. se poursuit » (Clarín, 2/1/84). « 30 N.N. retrouvés dans le cimetière de Campana » (Clarín, 3/1/84). « D’autres cadavres N.N. retrouvés » (Clarín, 4/1/84). « La morgue est pleine de cadavres N.N. » (Clarín, 5/1/84). Selon certains titres, les chiffres avancés sont énormes, l’accumulation de cadavres dépassant ce que l’on pouvait imaginer : « 482 cadavres ont été enterrés comme N.N. dans le cimetière de La Plata, entre 1976 et 1982 » (La Razón, 11/1/84). « 240 corps non identifiés ont été inhumés dans les cimetières de Mar del Plata, entre 1976 et 1983 » (La Razón, 28/1/84). « Des cadavres N.N. seront exhumés demain à Grand Bourg, il y aurait plus de 300 tombes » (La Razón, 12/2/84). La sensation d’accumulation se produit également dans l’espace consacré à chacun des articles. L’accumulation ne fait pas seulement référence aux tombes ou aux corps mais aussi aux cimetières de chaque recoin du pays. En effet, chaque information fait apparaître des sous-titres informant sur les cadavres que l’on retrouve dans des cimetières de diverses provinces. De cette manière, dans un seul et même article, on accumule les cas, les cimetières et les cadavres, présentés comme autant de données autonomes que l’on ne saurait assembler. Les données sont affichées comme des pièces que l’on ne finit jamais de condenser dans une explication plus large. 120 Ainsi, en érigeant le « cadavre N.N. » en figure centrale de l’information, les journaux mettent non seulement l’accent sur la dimension macabre mais prolongent, dans bien des cas, les effets produits par la répression clandestine : les informations sont communiquées de manière fragmentaire, la violence devient visible dans les traces qu’elle laisse et demeure cachée en tant que pratique systématique, les personnes privées de leur mort n’apparaissent pas et on n’assigne pas aux corps une identité. Fragments de témoignages Durant ces quelques mois, on ne trouve que peu de témoignages194 dans les journaux nationaux. On ne peut pas parler de « vague testimoniale ». Au demeurant, pour la première fois, on publie des fragments de témoignages sur les centres clandestins de détention, l’élimination de prisonniers et les inhumations clandestines. On trouve dans ces journaux trois types de témoignages engageant à chaque fois trois types de témoins : I- Le premier groupe de témoins réunit des fossoyeurs, des fonctionnaires des cimetières et aussi des voisins. Autrement dit, il regroupe ceux qui ont vu une partie de la séquence délictuelle : les inhumations des cadavres (auxquelles certains ont directement participé). Ce qui y est décrit c’est la manière dont les cadavres ont été conduits au cimetière, comment ils ont été enterrés (dans les journaux prédominent les témoignages accompagnés d’« enquêtes » judiciaires). Il s’agit de témoins ayant vu des « enterrements de corps sans leurs cercueils » ou ayant participé à des « inhumations dans des fosses communes ». Ces témoins n’ont pu voir que des cadavres, ils ne peuvent rendre compte de la trame des 194 Même si la notion de témoignage sera développée plus tard dans cette analyse (voir Troisième partie, chapitre 3), nous précisons d’emblée que nous allons nous référer fondamentalement aux récits des « témoins oculaires », c’est-à-dire à ceux qui ont eu une vision directe des faits. « Dans la tradition juridique, philosophique et épistémologique du monde occidental, la vision directe fonde et définit formellement le témoignage » (FELMAN Shoshana, « A l’âge du témoignage : Shoah de Claude Lanzmann », in LANZMANN et al., Au sujet de Shoah. Le film de Claude Lanzmann, Paris, Belin, 1990, p. 58). 121 événements allant de l’enlèvement de personnes en vie à l’apparition de « cadavres N.N. ». II- Le second groupe de témoins comprend des anciens agents de la répression. Dans la première semaine de janvier 1984, les revues 7 Días et La Semana – deux revues d’actualité ayant soutenu les militaires sous la dictature (voir Annexe I : Les médias sous la dictature) – publient des reportages autour de deux anciens marins : l’un est anonyme et l’autre un ancien caporal de la Marine appelé Vilariño. Dans les témoignages de ces agents de la répression on met l’accent sur les tortures, sur la façon dont on a tué les prisonniers et sur la manière dont les forces armées se débarrassaient des corps. Dans les journaux qui reproduisent en partie ces reportages, ces témoignages émanant de subalternes des forces armées ne sont pas présentés comme synonymes de vérité indiscutable – ce qui sera le cas, bien des années plus tard, lors des témoignages d’autres anciens agents de la répression195. La parole de ces marins est présentée comme une « version » de plus. Apparemment, la presse les distingue pour les cruautés décrites et non parce qu’il s’agirait là de la preuve irréfutable de ce qui est arrivé. Dans ces reportages, le système répressif est présenté comme une collection d’atrocités dont le fonctionnement et la dimension demeurent sans explication. D’un autre côté, ces témoignages sont publiés alors même que quelques chefs des forces armées continuent à nier les faits dans leurs déclarations publiques. En effet, dans le cadre du jugement sommaire que le Conseil Suprême des forces armées entreprend à l’encontre des anciens commandants, les ex-chefs militaires appelés à comparaître sont sollicités par des journalistes à l’entrée et à la sortie de l’enceinte : ils nient les faits. Les journaux présentent ces déclarations sans émettre de jugement ou une quelconque opinion à leur sujet et pas davantage sur les personnes concernées. Dans ces journaux, on reproduit les deux types de déclarations contenant des informations opposées – les déclarations d’agents de la répression de moindre 195 Nous faisons référence aux déclarations des anciens agents de la répression réalisées à la télévision à partir de 1995. Ces déclarations seront l’objet de notre analyse plus loin dans le texte (Voir Troisième partie, chapitre 2). 122 rang et celles du haut-commandement – comme si le degré de crédibilité était équivalent. III- Les témoignages des personnes directement touchées par le terrorisme d’Etat ne parviennent que rarement aux journaux. En règle générale, on reproduit des dénonciations faites par des familles. De temps à autre, mais cela reste l’exception, on donne la parole à des survivants des centres clandestins. La plupart du temps lorsqu’on reproduit ces témoignages, ils sont présentés dans le cadre de dénonciations faites devant la Justice ou des articles consacrés aux enquêtes menées par la CONADEP. Nombre de ces articles mettent l’accent sur les noms des militaires que ces témoins désignent comme responsables des faits. Les rares témoignages publiés dans ces journaux à propos des tortures subies pendant la détention sont présentés dans le cadre des enquêtes menées par la CONADEP, en particulier à l’occasion des reconnaissances de centres clandestins, auxquelles les survivants assissent en qualité de témoins. Parfois, des témoins « célèbres », tels le journaliste Jacobo Timerman196, font les gros titres des journaux : « Timerman se rend sur les lieux où il a été prisonnier » (Clarín, 21/1/84). Dans d’autres cas, des témoignages réalisés devant la presse internationale sont reproduits par les journaux argentins. En fin de compte, dans les principaux journaux argentins, la parole des survivants n’est présentée que de manière fragmentaire et toujours dans le cadre formel des « enquêtes » judiciaires. Le journal n’est pas demandeur, il n’envoie pas de journalistes quérir les témoignages que l’on souhaite voir publiés. Les témoignages publiés sont le fait d’autres instances : produits dans le cadre de la CONADEP, des enquêtes judiciaires, ou sollicités par la presse internationale. La difficulté de ces journaux à assumer le rôle d’enquêteur, à évaluer et à mettre en relation ces différents groupes de témoignages est éloquente dans cette première étape de la représentation médiatique de la disparition. Ceci rend compte 196 Jacobo Timerman a été le directeur du quotidien La Opinión jusqu’en 1977. Cette année-là, il est enlevé, torturé et enfermé dans un centre clandestin de détention de la Police de la province de Buenos Aires. Le cas de Timerman eut une répercussion internationale, en particulier après la parution de son livre Preso sin nombre, celda sin número (op. cit.) où il fait le récit de son expérience de détention. 123 de l’extériorité des points de vue de chacune des voix qui se manifeste. Chacune de ces voix se rapporte à une zone, à un fragment d’expérience, à un vécu qui lui est propre et ne peut rendre compte de tout le système et encore moins s’ériger en preuve des crimes commis. Comment parler de la disparition ? Comme on a pu l’observer, ce qu’on a appelé le « show de l’horreur » à l’occasion de la première présentation médiatique de la répression clandestine après la dictature, comprend une série de facteurs : l’exhibition de détails macabres, la scission de la représentation entre la figure du « N.N. » et celle du disparu, l’accumulation de données non connectées entre elles, la vision de divers témoins présentée de manière fragmentaire. Dans ces récits, les médias donnent à voir ce sur quoi enquête la Justice (c’est-à-dire qu’ils informent sur des événements se produisant ailleurs que dans l’espace médiatique). Au demeurant, ils présentent le thème en ayant recours à leurs propres formats (dont celui de la chronique policière), utilisant bien souvent le répertoire du sensationnel pour s’y référer. En d’autres termes, les médias, en tant qu’énonciateurs, érigent une mise en scène propre pour présenter les actions de la justice. Afin d’examiner la manière dont ces formats entrent en relation avec les enjeux de la représentation des expériences extrêmes, il est important de considérer les motifs pour lesquels un certain nombre d’intellectuels de l’époque197 ont qualifié ce traitement médiatique de « show de l’horreur ». Dans la ligne de mire de ces intellectuels, il y a le fait que les médias, en tant qu’énonciateurs, mettent en jeu deux logiques principales pour se référer au thème : la logique commerciale (on montre ce qui est rentable) et la logique spectaculaire (le « style cadre », utilisé pour présenter ce type d’informations est celui du « show »198). 197 Nous faisons principalement référence aux intellectuels membres de la revue Punto de Vista. Voir supra, note 179. 198 SARLO Beatriz, « Estética y política : la escena massmediática », in SCHMUCLER, H. et MATA M. C., Política y comunicación, Córdoba, Catálogos, 1992. 124 D’après ces mêmes intellectuels, les médias ne semblent pas tenir compte des logiques propres aux enjeux de la représentation d’une expérience extrême : exit les logiques politiques du moment ; exit les logiques éthiques marquant une limite de pudeur à l’égard de ce que l’on peut ou non montrer et dire ; de même, les logiques esthétiques qui tentent de trouver un langage adapté à la démesure de l’expérience. Du fait de l’immédiateté propre à ces formats, ces récits sont immergés dans une « actualité brûlante ». Les médias ne parviennent pas à marquer une rupture avec le passé. Ils ne parviennent pas non plus à entamer un travail de mémoire dans lequel les traces du crime puissent être interprétées et transformées en récit capable de donner un sens à l’expérience passée. Il est vrai qu’à cette époque toute la société argentine (sans exclure les médias et la Justice) semble manquer d’éléments et de cadres de références symboliques pour interpréter les faits survenus. Les récits médiatiques n’intègrent pas les logiques de la disparition forcée pour les révéler et fonder une nouvelle narration. En revanche, ils semblent les reproduire et provoquent dans le public une « horreur soutenue »199. En somme, ces récits médiatiques ne produisent pas de distance (une coupure entre le présent et le passé), ils ne font pas appel à des codes politiques (le récit policier semble vider de son contenu politique de la disparition comme modalité répressive), ils sont insuffisants pour rendre compte de ce qui est arrivé et se révèlent inadaptés pour se référer à quelque chose qui défit la définition de l’humain et la capacité de compréhension et de représentation. Cependant, ils réussissent à installer dans l’opinion publique le thème de la disparition comme problème à résoudre et à éclaircir, comme question ouverte devant trouver une réponse. 199 LANDI O. et GONZALEZ BOMBAL I., op. cit. 125 II - La CONADEP et le rapport Nunca Más La Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (CONADEP) est créée le 15 décembre 1983 en vertu du décret 187/83 signé par le président Alfonsín. La commission est mandatée pour : recevoir des dénonciations relatives à des disparitions et à des enlèvements de personnes en Argentine ; enquêter sur leur sort ; et rédiger un rapport susceptible de contribuer à l’éclaircissement de l’action répressive menée sous la dictature. La création de la CONADEP marque le moment où l’Etat – la transition démocratique étant à peine engagée – prend en charge la plupart des enjeux de mémoire engendrés par la disparition forcée de personnes, tels que nous les avons analysés précédemment. En effet, en créant la CONADEP, l’Etat établit une instance vouée à la recherche et à l’enquête sur les faits (enjeux axés sur les relations savoir-mémoire et mémoire-vérité) ; il génère un espace où les familles des disparus peuvent s’exprimer et certifier les faits survenus (enjeu axé sur la relation savoir-mémoire-transmission) ; il donne un sens au passé permettant de tirer des « leçons » susceptibles de servir à construire et à réguler le jeu politique dans le présent (enjeu lié aux leçons du passé) ; et finalement, il établit des langages et des scènes à partir desquels on peut narrer l’expérience extrême (enjeu axé sur les représentations du passé). C’est sur ce dernier aspect que nous allons centrer notre analyse du travail de la CONADEP et de son rapport. Il convient de préciser que la simple création de cette commission est révélatrice du fait que le problème de la disparition et des disparus est alors conçu comme un aspect central de la gestion du passé dictatorial. D’autres séquelles de la dictature et d’autres groupes directement touchés par la répression (prisonniers politiques, exilés) n’ont pas eu, à ce moment, la même importance politique (avec des requêtes concrètes émanant de groupes concrets) et symbolique (puisqu’on estime que le fait d’éclaircir la disparition de personnes constitue une tâche indispensable dans le processus de fonder la démocratie et de déclarer comme dépassé le passé autoritaire). 126 L’indétermination du mal causé par la disparition forcée érigée en système marque une différence par rapport à d’autres formes de répression qui n’ont pas été menées clandestinement. Le décret de création de la CONADEP établit, précisément, que l’objectif de la commission est « d’éclaircir les faits en relation avec la disparition de personnes ayant eu lieu dans le pays », on lui recommande « d’établir le sort ou le lieu où se trouvent les personnes disparues ; de même, toute autre circonstance liée à la localisation »200. Cette quête d’un « éclaircissement » est considérée, au gouvernement, comme une demande sociale de première importance et comme une condition inéluctable pour que la démocratie puisse advenir. De plus, le décret de création établit aussi que « la Commission ne pourra émettre aucun jugement sur les faits et les circonstances, s’agissant là du domaine exclusif du pouvoir judiciaire » et qu’elle doit « recevoir des dénonciations et des preuves sur les faits en question et les remettre immédiatement à la justice si elles sont en relation avec des délits présumés »201. Ainsi, on distingue deux instances chargées respectivement de l’établissement de la vérité et de celui de la justice (les deux requêtes majeures du mouvement des droits de l’homme) : la CONADEP et le pouvoir judiciaire. La CONADEP, présidée par Ernesto Sábato, a pour membres : Magdalena Ruiz Guiñzú, Ricardo Colombres, René Favaloro (lequel se désiste ultérieurement), Hilario Fernández Long, Carlos T. Gattinoni, Gregorio Klimovsky, Marshall T. Meyer, Jaime F. De Nevares et Eduardo Rabossi ; les députés nationaux Santiago M. López, Hugo D. Piucill et Horacio H. Huarte. Les secrétaires de la commission sont : Graciela Fernández Meijide, Daniel Salvador, Raúl Aragón, Alberto Mansur et Leopoldo Silgueira. Le décret précise encore que la commission doit présenter son rapport dans un délai de 180 jours – période que l’on prolongera de trois mois202. 200 Décret 187/83. Ibid. 202 Pour une analyse détaillée du mode de fonctionnement de la CONADEP, voir NINO C., op. cit., pp. 128 - 129. 201 127 Au tout début, les associations de droits de l’homme se méfient de la CONADEP. A leurs yeux, cette instance ne peut que favoriser l’oubli et l’impunité. C’est pourquoi elles réclament la constitution d’une commission parlementaire chargée d’enquêter sur les crimes commis. Plus tard, néanmoins, une grande partie du mouvement des droits de l’homme (exception faite des Mères de la Place de Mai, association présidée par Hebe de Bonafini) commence à collaborer avec la commission. Les archives constituées sous la dictature par les associations de droits de l’homme (ayant reçu des dénonciations) se révèlent, de fait, précieuses pour le travail de la CONADEP. La CONADEP enquête et systématise l’information recueillie à propos de milliers d’enlèvements, elle établit le fonctionnement de 340 centres clandestins de détention et recense 8.960 cas de personnes disparues. La plupart des pièces à conviction recueillies par la CONADEP seront décisives au cours des procès ultérieurs. En juillet 1984, trois mois avant de soumettre son rapport au président de la République, la CONADEP présente les premières conclusions de son enquête au cours d’une émission télévisée appelée Nunca Más. L’émission, d’une heure et demie, est diffusée par la chaîne 13 (appartenant alors à l’Etat) le mercredi 4 juillet 1984 à 22.00 heures. Climat de pressions En juin 1984, la CONADEP dispose de l’information nécessaire pour rendre compte de 8.800 cas de personnes disparues et compte environ 40.000 pages de témoignages. C’est à ce moment là que surgit, au sein de la commission, l’idée de faire une émission télévisée pour montrer les résultats de l’enquête. « (...) Le premier qui a eu l’idée de faire quelque chose de public à la télévision, ce fut, bien évidemment, le yankee, Marshall Meyer. Il y avait Magdalena [Ruiz Guiñazú] et Gerardo Taratuto, et il a été dit que nous avions les éléments nécessaires pour fabriquer d’ores et déjà un scénario, etc. Le travail a commencé, tout s’est fait au sein même de la Commission, y compris les petits plans, la localisation des centres, on a cherché les témoins, etc. Le scénario 128 a été fait par Taratuto et Magdalena. Magdalena a réussi à obtenir des caméras, un régisseur de télévision et tout le reste »203. L’émission est faite à partir du scénario qu’élaborent Magdalena Ruiz Guiñazú (journaliste et membre de la CONADEP) et Gerardo Taratuto (dramaturge et auteur de cycles télévisuels). L’enregistrement a lieu le 30 juin dans un studio de la chaîne 13, avec l’accord de Emilio Gibaja, Secrétaire d’Information Publique ; les moyens techniques sont facilités par la chaîne 13. Une fois l’émission produite, la CONADEP annonce publiquement qu’elle sera diffusée à la télévision à l’occasion de l’ouverture du cycle « Televisión Abierta » (programme proposé par la chaîne 13, présenté par le journaliste Sergio Villarroel). Devant cette annonce, le gouvernement exprime son inquiétude face aux réactions que pourrait susciter une telle diffusion dans les milieux militaires. Le président Alfonsín et quelques uns de ses collaborateurs regardent l’émission le 4 juillet au matin (c’est-à-dire le jour même où elle est censée être diffusée sur la chaîne hertzienne). Les conclusions ne sont pas unanimes et deux possibilités sont examinées : interdire la diffusion pour ne pas irriter les forces armées ; la diffuser pour ne pas mettre en évidence une position de faiblesse devant les militaires et ce d’autant plus que l’émission a déjà été annoncée et que tout le monde est au courant de son existence. « Une fois le film terminé – lequel devait être diffusé le soir même sur la chaîne 13 – deux courants d’opinion étaient clairement définis. Le premier, incarné par Borrás [ministre de la Défense], Caputo [ministre des Affaires étrangères] et quelques législateurs, était opposé à la diffusion au motif que le moment n’était guère propice à une émission de ce type du fait de la situation conflictuelle existant alors au sein de l’armée, qui aboutirait au changement de la structure supérieur de cette institution. (…) Le ministre de l’Intérieur [Antonio Tróccoli] et le secrétaire d’Information Publique [Emilio Gibaja] étaient d’avis qu’il était bien trop tard pour interdire sa diffusion le soir même. La Commission Nationale sur la Disparition de Personnes – outrepassant les limites de la mission qui lui avait été confiée selon certains observateurs – avait donné une large publicité au document filmé. Selon l’opinion soutenue par les docteurs Tróccoli et Gibaja, si l’on empêchait sa diffusion à ce moment précisément, cela ne pourrait qu’être interprété 203 Entretien avec Graciela Fernández Meijide, secrétaire de la CONADEP. L’entretien cité dans ce chapitre a été réalisé par l’Equipe des Droits de l’Homme du CEDES, à Buenos Aires, le 19 décembre 1989. 129 comme une faiblesse gouvernementale face à la réaction que l’émission pourrait provoquer dans les milieux militaires »204. Finalement, le président Alfonsín décide d’autoriser la diffusion « mais indique que le ministre de l’Intérieur devra intervenir, il assurera l’introduction préalable à la diffusion et prendra la parole à la fin »205. Depuis quelques semaines déjà, la relation entre le gouvernement et les militaires était particulièrement tendue au sujet des enquêtes sur les crimes commis sous la dictature. A l’intérieur des forces armées on parlait en effet de « campagne de discrédit » menée contre les militaires, les journaux faisaient référence à des « secteurs putschistes » au sein de l’armée et à des « inquiétudes dans le milieu militaire » en relation – entre autres motifs – aux procès instruits pour violations des droits de l’homme. Dans ce contexte, les « inquiétudes militaires » devant l’annonce de l’émission se font explicites. Le chef de l’Etat Major Conjoint communique alors au ministre de la Défense un sondage à propos de « l’état d’esprit dans lequel se trouvent les forces armées » devant l’annonce de la diffusion du document de la CONADEP. Les militaires y expriment leur malaise et leur étonnement : « on ignorait que la commission ait eu comme objectif déclaré d’influencer l’opinion publique, [son objectif étant] d’informer les autorités de leurs conclusions, une fois celles-ci dûment consolidées »206. La crise au sein de l’armée trouve un dénouement le même 4 juillet lorsqu’on annonce la mise à la retraite du chef de l’Etat-major de l’armée, le général Jorge Arguindegui et celui du commandement du troisième corps de l’armée, le général Pedro Mansilla. Les deux commandants sont relevés de leurs fonctions en raison, d’après les annonces officielles, de divergences « ayant trait à des questions politiques et professionnelles propres à l’institution »207. Les journaux du lendemain signalent que la « résolution » de cette crise s’est produite au même moment où l’on diffusait à la télévision l’émission « Nunca Más ». 204 La Nación, 6/7/84. Ibid. 206 La Razón, 4/7/84. 207 La Razón, 5/7/84. 205 130 C’est un des éléments ayant marqué le climat des pressions exercées autour de la diffusion de l’émission. Un autre est l’explosion d’une bombe208 sur la chaîne 13, le 4 juillet à 22.30 heures. Celle-ci se produit alors que l’émission est en cours de diffusion et que le ministre de l’Intérieur Antonio Tróccoli ainsi que le président de la CONADEP, Ernesto Sábato, sont sur les lieux en train d’enregistrer les discours de clôture. La bombe ne produit pas de grands dégâts matériels et ne provoque pas l’interruption de la diffusion mais elle contribue à créer un climat menaçant autour de la tâche de la CONADEP. A partir de ce moment, quelques membres de la commission vont bénéficier d’une garde rapprochée209. Messages contradictoires L’émission comprend cinq blocs, avec des séquences filmées, des photos fixes et des témoignages enregistrés dans les studios de la chaîne 13. Durant l’enregistrement, l’émotion est palpable au sein de la chaîne. Cela ne concerne pas exclusivement les membres de la commission, et les témoins venus parler devant les caméras, mais aussi le personnel travaillant à l’étage210. Il est intéressant de remarquer qu’au sein de la CONADEP, personne n’a conscience d’être en train d’outrepasser une quelconque limite en relation à la 208 Bombe particulière qui produit du bruit et de la fumée mais qui n’est pas vouée à la destruction. Ce qu’on appelle en espagnol « bomba de estruendo ». 209 Selon Graciela Fernández Meijide, après la diffusion de l’émission « il y eut des menaces (il n’y en avait pas eu jusque-là) ; au cours du dernier mois et demi, trois d’entre nous avaient une garde rapprochée permanente. (...) Aragón, Sábato et moi-même. Ce fut à cause des rapports qu’un individu nous a apportés, il avait été membre des renseignements ; nous l’avons mis en contact avec le chef de la police à travers le ministère de l’Intérieur, il a parlé avec lui pendant deux heures et lui a fourni les éléments suffisants pour penser que ce qu’il racontait [à propos de la possibilité d’attaques ou d’attentats perpétrés à l’encontre de ces trois membres de la CONADEP] pouvait être vrai » (Graciela Fernández Meijide, entretien cité). 210 « Au cours de l’enregistrement de l’émission, fait sans coupures, nous étions tous présents, tous ceux qui avons voulu nous y rendre, mais ce fut tellement, tellement douloureux, que cela s’est vu, au son de la voix de Sábato, à la fin et aussi sur nos visages. Il a fallut faire une pause parce que les gens pleuraient, ils se sentaient mal, parce que ceux qui maniaient les caméras et la musique se sentaient mal » (Ibid.) 131 tâche spécifique de la commission, ou en relation à ce que peut ou non entendre la société argentine à ce moment là. « (...) nous étions à tel point enfermés dans un microclimat que nous avons perdu le contact avec la réalité du dehors. Nous ne nous sommes pas rendus compte de l’effet que tout ceci allait provoquer. Ensuite, quand l’attentat a eu lieu et tout se désordre, nous nous sommes regardés et nous avons dit : ‘qu’est-ce que nous avons fait ?’. A nos yeux, nous n’avions jamais cessé de nous occuper de la tâche qu’on nous avait confiée et qui nous occupait chaque jour, mais nous ne nous sommes pas rendus compte que c’était là une sorte de bombe à retardement et qu’une fois lancée à l’extérieur, elle ne pourrait que provoquer l’explosion qu’elle a effectivement provoquée »211. Une fois l’émission enregistrée et annoncée, le gouvernement se trouve confronté à un paradoxe mettant en évidence ses propres contradictions eu égard à la politique à suivre au sujet des violations des droits de l’homme perpétrées sous la dictature : d’un côté, le gouvernement se propose de faire connaître « la vérité » sur le terrorisme d’Etat – c’est le sens de la tâche attribuée à la CONADEP; de l’autre, il tente de ne pas irriter les forces armées. Afin de résoudre cette tension, le président Alfonsín charge le ministre de l’Intérieur, Antonio Tróccoli, de faire une introduction à l’émission avant qu’elle ne soit diffusée. Ce mandat, d’après la presse, a pour but essentiel de « doter l’émission d’un cadre politique et de faire en sorte que la condamnation ne se cantonne pas au seul terrorisme d’Etat »212. Ainsi, il est clair qu’une logique politique intervient dans la diffusion de l’émission et elle est le fait du gouvernement. Celle-ci vient se superposer à – et entre en contradiction avec – une autre logique implicite, celle qui incombe expressément à la CONADEP : rendre publics les résultats de l’enquête. Dès lors, la fonction du ministre Tróccoli ne fait plus de doute : il s’agit d’atténuer la portée de ce que l’on est sur le point de montrer. Ce rôle étant assumé, le discours de Tróccoli a de nombreux points communs avec le discours militaire (en particulier avec le « Document Final » dont les spectateurs ont pris 211 212 Graciela Fernández Meijide, Ibid. Somos, 13/7/84, p. 6. 132 connaissance une année auparavant). La contradiction avec le contenu même du document élaboré par la CONADEP est évidente. Dans son allocution inaugurale de sept minutes, diffusée en direct avant la diffusion du document, le ministre Tróccoli commence par préciser que ce qui va être montré ne rend compte que d’un aspect, et d’un aspect seulement, de ce qui s’est passé. L’autre aspect ou facette étant la « subversion et le terrorisme » que Tróccoli caractérise en ayant recours à tous les éléments utilisés par les militaires pour définir la guérilla : une poignée d’hommes, manœuvrée « depuis des contrées géographiques lointaines », voulait, nous dit-on, s’arroger le pouvoir par la terreur. Puis, Tróccoli va plus loin. Il assigne la responsabilité de la répression « à la société argentine ». Comment ? En mettant l’accent sur le fait que celle-ci « réclamait à l’Etat, l’exercice de l’autorité en vue de mettre un point final à ces calamités inédites dans l’histoire du pays ». L’argument de Tróccoli se distingue du « Document Final » des militaires sur trois éléments caractéristiques du discours du Parti radical soutenu pendant ces premiers années d’ouverture démocratique : en premier lieu, la définition de la disparition forcée comme étant le « moyen » erroné d’une fin juste ; en deuxième lieu, ce que l’on a appelé la « théorie des deux démons » ; en troisième lieu, l’idée selon laquelle la démocratie est concomitante d’un nouvel ordre des choses, non plus fondé sur la violence mais sur la « vie ». Durant cette étape, ces trois topiques sont monnaie courante dans une grande partie de la société argentine et tiennent lieu de grille d’interprétation de l’expérience de la répression. Au cours de l’émission télévisée, Tróccoli qualifie le terrorisme d’Etat de « méthodologie », toujours dans l’idée que les moyens utilisés ont été erronés mais que les fins recherchées trouvaient une large acceptation dans la population : « C’est ce que nous sommes en train de juger : une méthodologie aberrante ». C’est sur ce point que le discours du ministre Tróccoli introduit ce que l’on appelle désormais la « théorie des deux démons ». Celle-ci met sur un plan d’égalité l’action de la guérilla et le terrorisme d’Etat et situe la société dans un lieu extérieur, une sorte de ban, vis-à-vis de ces deux violences. 133 « Mais ce que cette société ne pouvait pas supposer, c’est que l’Etat lui-même allait adopter les méthodologies du même signe, aussi aberrantes que celles qu’il tentait de combattre et qui avaient été utilisées par la subversion et le terrorisme ». (Antonio Tróccoli, Introduction à l’émission « Nunca Más »). Enfin, il postule clairement une rupture entre le passé de violence qu’il vient de décrire et le nouveau moment inauguré lors de l’avènement de la démocratie : « le 30 octobre [la société] a voté pour la vie. Elle a voté pour la reconstruction nationale, pour l’unité des Argentins ». Dans ce passage, le ministre Tróccoli évoque le besoin de « refermer les blessures » et fait un appel à l’unité, à la pacification en précisant que « ce message dont vous allez être les témoins ne saurait être interprété comme un geste d’agression envers les forces armées et de sécurité ». Le discours de Tróccoli se termine par la consigne « Nunca Más », mobilisée comme élément essentiel du projet de re-fondation. « De cette manière, le ‘jamais plus’ ne restera pas une simple phrase. Ce sera un mandat impératif, venu du fond de l’histoire des Argentins pour rendre possible la reconstruction du pays et mettre la République sur la plate-forme de son décollage définitif et semer un chemin de possibilités et d’alternatives renouvelées pour les générations à venir » (Tróccoli, Introduction à l’émission « Nunca Más »). Tróccoli intervient de nouveau à la fin de la diffusion, dans un discours très bref, enregistré pendant la diffusion. Dans cette phase de clôture, où intervient également Ernesto Sábato, on atténue de nouveau le caractère criminel des agissements des forces armées et l’on parle, d’une manière assez diffuse, de la nécessité de justice et de démocratie. Les réactions ne se font pas attendre. Les membres de la CONADEP et les associations de droits de l’homme trouvent le discours de Tróccoli proprement injuriant. Le fait est que l’intervention du ministre ôte de l’importance à ce que le public s’apprête à voir. Néanmoins, cette même présentation contribue à donner à l’émission un caractère officiel et à légitimer la commission en tant qu’instance chargée d’informer le public sur les crimes. « (...) dans une société qui ne connaît que confusément les faits, bombardée par l’idée que les associations de droits de l’homme sont subversives, que la CONADEP, elle-même, est subversive, le fait que Tróccoli, que l’on ne saurait soupçonner de subversion, se porte 134 garant… a été quelque chose de positif pour un certain nombre d’individus bien pensants et de dames qui se frappaient la poitrine »213. De fait, dépassant les attentes de la CONADEP, et à la grande surprise de ses membres, l’émission télévisée « Nunca Más » a été perçue comme un moment de révélation sur les faits survenus. Cet effet de « révélation » ne trouve aucun équivalent dans les présentations antérieures qu’elles aient eu lieu dans les médias ou ailleurs. Ce pouvoir de révélation tient en partie à la manière dont l’émission a été présentée. Pour observer l’efficacité symbolique de l’émission – sa force illocutoire au cours de cet acte consistant à présenter un témoignage devant des spectateurs et à construire une vérité sur les faits du passé – nous devons examiner, comme le signale Pierre Bourdieu214, la relation entre les propriétés du discours, les propriétés de celui qui le prononce et celles de l’institution qui l’autorise à le prononcer. Un nouvel énonciateur La nouveauté de l’émission de la CONADEP en relation aux récits de ce que l’on a appelé « le show de l’horreur », mais aussi à des manifestations antérieures venant des associations de droits de l’homme (et, plus généralement, aux différents efforts menés en vue de dévoiler et de représenter la pratique de la disparition forcée) tient à plusieurs éléments. L’institution qui autorise la production de ce discours est un élément majeur. Au demeurant la nouveauté de l’émission tient fondamentalement au fait que pour la première fois l’énonciateur de ces récits est l’Etat. Si sous la dictature l’Etat a orchestré les violations des droits de l’homme et l’occultation des informations relatives à ces mêmes faits, désormais cette instance se propose d’être le lieu d’énonciation à partir duquel la parole sera donnée aux individus directement touchés par la disparition et où l’on dira la vérité. 213 Graciela Fernández Meijide, entretien cité. BOURDIEU Pierre, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Fayard, Paris, 1982. 214 135 Ce lieu d’énonciation ne se construit pas seulement en vue de donner un caractère officiel à l’émission et sur la base de l’introduction du ministre de l’Intérieur, de la présence sur la chaîne du Secrétaire d’Information Publique et du conseiller présidentiel David Ratto ; l’utilisation d’une chaîne étatique pour l’enregistrement et la diffusion de l’émission n’est pas non plus seule en cause. Le fait marquant est que la CONADEP est précisément mandatée par l’Etat et que son rapport, même s’il n’est pas définitif, est présenté comme le résultat « officiel » de ses enquêtes. Par ailleurs, sur la plan du recours à la télévision il existe une différence majeure en comparaison à ce qu’a été le « show de l’horreur ». A l’occasion de la diffusion de l’émission « Nunca Más », la télévision suspend ses propres logiques et efface pour ainsi dire le lieu de son énonciation215. D’un côté, elle suspend sa logique commerciale. De fait, dans l’émission ellemême on ne cesse de souligner le fait que ces logiques ont été mises entre parenthèses. Bien que le documentaire ait été enregistré avec des pauses, il n’y a pas au cours de la diffusion de coupures publicitaires216. A chaque fois qu’un « bloc » se termine, une voix off annonce le message suivant : « Etant donné les caractéristiques que revêt l’émission d’aujourd’hui, elle sera réalisée sans coupures publicitaires ». Ainsi, l’émission est-elle dotée d’un caractère exceptionnel par rapport au flux télévisuel habituel et présentée aux spectateurs comme un événement singulier. D’un autre côté, bien que l’émission ait occupé l’horaire d’un programme de la chaîne 13 (« Televisión Abierta »), la présentation et la clôture de l’émission sont 215 Jesús González Requena définit la télévision comme un « macro énonciateur ». Selon J. González Requena, bien que l’énonciation des discours télévisuels ait un caractère polyphonique (« multiplicité des voix qui prennent la parole et amplitude équivalente des destinataires implicites et explicites interpellés par elle »), il existe « une voix ultime – indépendamment de ses formes d’articulation figurative – qui organise et ordonne l’exercice même de l’énonciation » (GONZALEZ REQUENA J., op. cit., p. 47). Cette voix ou instance énonciatrice correspond à la télévision en tant qu’institution et elle est plus nette dans les émissions d’information que dans les autres genres. « L’instance énonciatrice se présente alors comme une instance neutre (...) elle assure la médiation dans la relation de l’énonciateur avec le monde et ordonne l’usage de la parole concédée aux énonciateurs de second degré, ceux là et seulement ceux-là incarnent une polyphonie des voix qui se veulent représentantes du tout social ». (Ibid, p. 48). 216 En Argentine les émissions de télévision sont divisées en « blocs » ou parties de dix à quinze minutes, entre lesquelles on diffuse des messages publicitaires. 136 confiées à Tróccoli et à Sábato ; en ce qui concerne les génériques du début et de la fin de l’émission, ils ont été produits par la CONADEP. L’espace télévisuel, en tant qu’institution, ne semble rien ajouter et ne se présente pas comme un énonciateur différencié. Au contraire, il apparaît que c’est l’Etat (à travers la CONADEP et le ministre de l’Intérieur) qui occupe le lieu de l’énonciateur. Quant aux propriétés de celui qui prononce le discours, l’efficacité symbolique de l’émission réside également dans le fait que, pour la première fois, on donne aux victimes de la répression un lieu légitime pour qu’ils puissent raconter et faire entendre leurs expériences. Dans sa mise en scène, l’émission s’efforce de mettre en évidence le fait que la parole des témoins parvient aux spectateurs sans coupures et sans médiations, encadrée seulement par la voix de l’Etat – lequel garantit la véracité des faits racontés. L’ordre d’apparition des voix (Tróccoli – témoins – Sábato – Sábato217 – Tróccoli) produit ce cadre où les paroles des victimes semblent effectivement encadrées par les paroles « officielles ». Bien que la sélection des témoignages et la manière de les montrer constituent en elles-mêmes des médiations, la mise en scène adoptée suggère l’idée selon laquelle la seule médiation existante entre les témoins et les spectateurs est celle de l’Etat. L’Etat apparaît ainsi comme l’institution qui autorise à prononcer ces témoignages. Il leur donne une légitimité. Les propriétés du discours Parmi les propriétés du discours ayant contribué à donner à l’émission « Nunca Más » un pouvoir de révélation, nous en retiendrons trois : le mode dont on 217 Les deux apparitions d’Ernesto Sábato dans l’émission ont été très différentes. Dans la première apparition, inclue dans l’émission enregistrée, Sábato est entouré par les membres de la CONADEP et parle des atrocités perpétrées par les militaires sur un ton fortement condamnatoire. Dans la seconde apparition, enregistrée aux côtés du ministre de l’Intérieur, Sábato tient un discours plus proche de celui de Tróccoli, en relation à l’affirmation selon laquelle il y a une « autre facette » de la violence politique en Argentine dont l’émission ne parle pas. 137 organise et présente l’information ; ce que disent les témoignages ; et la mise en scène. L’émission se structure autour de deux éléments majeurs lesquels interviennent par alternance : d’un côté, des séquences filmiques (avec des images d’archives, des photos, des « recréations »218) que l’on passe alors que le narrateur (off) fait son récit ; d’un autre côté, des témoignages d’individus touchés par la répression présents sur le plateau et parlant devant la caméra. Au total, il s’agit de huit témoignages à travers desquels on mise sur une certaine représentativité de l’univers des victimes. Par ordre d’apparition, les témoins sont : le père d’un disparu, un ancien détenu, la sœur d’un disparu (qui fut également prisonnière dans la province de Córdoba), deux mères de disparues, une ancienne prisonnière ayant accouché au cours de sa détention, deux grands-mères dont les petitsenfants ont été volés (dans un cas, le bébé est né en détention ; dans l’autre, l’enfant a été arrêtée en même temps que ses parents)219. En alternant ces deux éléments devant les caméras (la voix off et les témoignages), l’émission construit un récit où la narration « impersonnelle » de la voix off parvient à organiser l’information et à fournir un contexte pour présenter la disparition en tant que système, tandis que les histoires personnelles (présentées par les témoins) viennent « incarner » les chiffres officiels et exprimer le drame de la disparition comme autant d’expériences concrètes. L’historique et le privé, l’individuel et le social convergent pour donner sens à une même expérience. Ainsi, l’émission réussit à donner une cohérence à des éléments épars que les médias montraient depuis un certain temps au cours du « show de l’horreur ». Le grand impact provoqué par l’émission tient au fait qu’elle ordonne et rend systématique une information sur laquelle le « show de l’horreur » n’avait donné que des indices tout en générant des attentes. 218 Les recréations présentent des images ou des sons des faits survenus, mais reproduits à posteriori, autrement dit, non issus des archives de l’époque. 219 Les noms des témoins, dans l’ordre de leur apparition au cours de l’émission, sont : Enrique Fernández Meijide, Jorge Federico Watts, Estela Berastegui, Otilia de Renou, Lola Weischelbaum de Rubino, Adriana Calvo de Laborde, Estela Carlotto, Isabel de Mariani. 138 Le récit off prédomine sur la bande son et à aucun moment il n’est accompagné de musique. Y alternent des moments de grande dramatisation soulignée par un usage renforcé des adjectifs et des moments d’austérité et de présentation « objective » de l’information. Cette même stratégie sera utilisée, comme nous le verrons, dans le rapport écrit de la CONADEP. Au total, l’émission contient cinq segments de récit off. Ces récits ont pour fonction de : - décrire les énigmes et les fractures culturelles qui caractérisent la disparition forcée de personnes (voir supra, première partie, chapitre 2) ; « Des années d’épouvante, de peur viscérale, une ère de mort et un peuple irrémédiablement déchiré. Où sont-ils ? Pourquoi cette énigme atroce, sans précédents, dans notre pays ? Pourquoi l’outrage qui nous assombrit jusqu’à ce jour et ces noms dont le temps et l’espace sont suspendus ? Disparus : une condition que connaîtront des milliers d’Argentins. Une situation tragique et inédite a frappé notre histoire dans le dos et ému le monde entier » (Emission « Nunca Más ». Narrateur [off]. Premier segment). - organiser l’information sur le système répressif et donner des données « brutes » sur ce système (chiffres, noms de centres clandestins, etc.) ; « A cette date, la Commission, qui a recensé 5.792 dénonciations et témoignages recueillis et dispose de listes élaborées par les organismes nationaux et internationaux, fait état de 8.800 personnes disparues dans la République argentine et durant le dernier gouvernement de facto » (Emission « Nunca Más ». Narrateur [off]. Premier segment) - mettre en relation les différents témoignages ; « Les conditions de détention ont été atroces, particulièrement dans le cas des prisonnières, qui ont accouché en détention. L’une d’elles, Adriana Calvo de Laborde, en parle en ces termes ». (Emission « Nunca Más ». Narrateur [off]. Cinquième segment). - donner un contexte susceptible d’encadrer les témoignages. C’est-à-dire, expliquer ce qui se passait dans le pays au moment où ce que racontent les témoins avait lieu ; « Il était impérieusement nécessaire de détourner l’opinion publique des rumeurs. On organisait des festivités réunissant toutes les classes sociales. Où sont les camps de concentration dont parle la presse étrangère ? Et sous la festivité, l’inimaginable. Les camps de la mort où l’on torture et annihile. Une Argentine cauchemardesque où il est difficile de croire dans un tel contexte de fête et de drapeaux » (Emission « Nunca Más ». 139 Narrateur [off]. Deuxième segment. On voit alors des images du Mondial de Football de 1978). « Et malgré les avertissements de professionnels responsables, des œuvres pharaoniques compromettent le futur tandis que l’Argentine cauchemardesque dévore beaucoup de ses enfants en dépit des efforts de ceux qui luttent pour les récupérer. 8.800 disparus. 8.800 silences » (Emission « Nunca Más ». Narrateur [off]. Deuxième segment). Les images que l’on montre tandis que le narrateur (off) poursuit son récit sont toutes de type documentaire. Les témoins, présents dans le studio, n’apparaissent à l’écran que lorsque le récit de la voix off est interrompu. Les images documentaires montrent d’abord des panels avec les photos des disparus. Puis, alors que le narrateur décrit les tâches de la CONADEP, on voit des gens travailler dans les bureaux de la commission. Puis des liasses de papier, des plans, des réunions de travail. Lorsque le narrateur donne les chiffres des disparus en fonction de leur âge, on voit de nouveau les panels et en particulier des photos où il est écrit « adolescents », « enfants », etc. La seule scène où l’on a recours à une « recréation » est le segment où l’on parle d’enfants disparus : on montre alors un accouchement avec le son ambiant. Toutes les autres images montrées sont des images d’archives ou des séquences filmiques du présent et elles sont diffusées sans son ambiant. En ce qui concerne le mondial de football, le silence que l’on crée autour d’une scène, dont on se doute qu’elle fut bruyante, souligne le décalage qu’annonce le narrateur : « Une Argentine cauchemardesque où il est difficile de croire dans un tel contexte de fête et de drapeaux ». Dans beaucoup de segments, la relation entre le récit off et les images montrées ressemble à celle qui, selon Annette Insdorf, a été établie dans le film Nuit et Brouillard (Resnais, 1955) : « La voix (...), d’un ton calme, rappelle les faits, indique les données statistiques, et témoigne (...). La voix laisse les images parler pour elles-mêmes »220. Le narrateur ne qualifie pas, il ne fait qu’annoncer ou suggérer, tandis que les images montrent. 220 INSDORF A., op. cit., p. 43. 140 Par exemple, quand le narrateur en vient à parler des centres clandestins, il ne donne que leurs noms et leur localisation, tandis que des photos figées ou des fragments filmiques montrent ces lieux de l’extérieur : « La Commission Nationale sur la Disparition de Personnes a détecté sur la base des dénonciations recueillies que dans environ 280 centres clandestins ont été confinés des milliers de personnes, privées de leur liberté de manière illégitime. Olimpo... La Perla à Córdoba... Coti Martínez... Escuela de Mecánica de la Armada... Orletti... La Tosquera à Florencio Varela... Puesto Vasco... La Ribera à Córdoba... Cependant, l’existence de ces camps était bien connue des autorités et des commandos militaires ayant juridiction dans les zones de localisation. Il s’agissait de vastes centres de réclusion et de torture et dans bien de cas d’extermination » (Emission « Nunca Más ». Narrateur (off). Troisième segment). Ce ne sont que quelques données permettant de rendre compte des faits. Dans ces segments, aucune emphase ne vient surcharger l’horreur, qu’il s’agisse d’adjectifs ou de descriptions. Les témoignages Entre chaque segment de narration off, on insère les témoignages des victimes. Sur une sorte d’estrade, les huit personnes occupent des chaises. Les témoignages sont présentés l’un après l’autre. Ils constituent ainsi des segments bien différenciés sauf dans le cas des deux mères où on alterne – au sein d’un même segment – des extraits d’un récit et de l’autre. La mise en scène des témoignages est particulièrement puissante tant par son austérité que par sa force émotive. Après le premier fragment de narration off, on voit le plateau où sont situés les huit témoins, assis sur des chaises, dans la pénombre (voir Annexe V : Image 5). Un projecteur éclaire un des témoins et la caméra le montre en plan rapproché. La personne commence son témoignage face à la caméra. L’ensemble du témoignage se déroule sous une caméra fixe et avec le visage du témoin en premier plan. Quand on en vient à parler d’un disparu, il y a 141 un court insert où l’on voit sa photo. Pour le reste, on n’ajoute aucune image au cours du témoignage. A la fin du témoignage, on fait de nouveau un plan général du plateau et des personnes assises de nouveau dans la pénombre, une musique accompagne l’image (la même tout au long de l’émission). La musique est utilisée uniquement au début et à la fin de chaque « bloc » et il s’agit d’une sorte de complainte, la voix d’une soprano chante la mélodie221. Au deuxième témoignage, lors du segment suivant, la première chaise est vide. Ainsi, au fur et à mesure que les témoignages ont lieu, les témoins quittent leur chaise. Bien que les chaises vides n’aient pas été un élément inclus explicitement dans le scénario de l’émission222, sa puissance visuelle est remarquable. Ces chaises vides suggèrent une absence progressive, l’absence qu’ont connue les familles des disparus à mesure que les enlèvements avaient lieu et que l’on peut imaginer au travers des récits entendus. La voix des témoins est sobre, d’une émotion contenue. Parfois, on peut voir les témoins pleurer à la fin de leur exposé223. Du fait de l’usage de la caméra fixe, du rythme lent et de la pénombre régnant sur le plateau, cette mise en scène s’éloigne de manière drastique des formats habituels de la télévision commerciale de l’époque. Nous n’examinerons pas les témoignages du point de vue de la subjectivité des témoins, pas plus que le contenu même de ces déclarations, la manière dont les témoins rendent compte d’une expérience extrême, au travers de récits forcément traversés par des vides, des creux et des silences. Ce qui nous intéresse ici c’est d’explorer la valeur sociale de ces témoignages et de voir la manière dont ils sont érigés en récit public des faits. 221 La musique utilisée est celle des Bachianas Brasileiras, número 5, de Heitor Villa-Lobos. Comme le soutient Magdalena Ruiz Guiñazú, « cela s’est produit de manière spontanée parce que l’architecte [Enrique Fernández] Meijide devait voyager le jour de l’enregistrement et partir une fois son récit terminé. Le reste des témoins, bien qu’ils soient restés à la chaîne, ont quitté leur place progressivement, mais cela n’avait nullement été prémédité » (cité in revue Somos, 13/7/84). 223 Par exemple, Enrique Fernández Meijide termine en disant « je ne sais pas, je crois que je ne peux plus parler ». Il baisse les yeux, regarde de nouveau la caméra. Puis, on entend la musique. Ensuite, on voit le plan général du plateau où il est en train de pleurer, tête baissée et la femme assise à ses côtés lui tient la main. 222 142 Les huit témoins présents lors de l’émission « Nunca Más » condensent le drame de la disparition avec très peu d’éléments. Quels éléments et quelles stratégies, ces récits mettent-ils en jeu ? Les témoignages des familles des disparus donnent à entendre un premier élément : l’irruption dans les maisons lorsque l’enlèvement a lieu. On marque un avant et un après la disparition et l’enlèvement tient lieu de rupture224. Dans le cas que nous analysons, cet élément ne fait pas que nous renseigner sur l’interruption de la vie quotidienne telle qu’elle a été perçue par les familles, il nous renseigne aussi sur la stratégie que l’émission met en place pour que les spectateurs puissent s’identifier aux témoins. En effet, ce que les témoignages soulignent c’est le fait que la vie quotidienne interrompue n’était pas fondamentalement différente de celle de « n’importe quelle famille argentine de l’époque ». « C’était au mois de juillet 1976, je vivais à Santa Fe avec mon époux et nous avons décidé de nous rendre à Córdoba pour visiter mes parents car tous deux étaient malades, alités. Mon frère vivait avec eux ainsi que ma belle-sœur, Juan Carlos Berastegui y Susana Bettold. Nous étions en train de vivre une journée, toute semblable à celle de n’importe quelle famille en Argentine à l’époque lorsque quinze personnes des forces conjointes ont fait irruption dans la maison... » (Emission « Nunca Más ». Témoignage de Estela Berastegui225). De plus, cet élément vient souligner le fait que les victimes étaient des gens comme « tout le monde ». « Nous n’avions aucune raison de cacher quoi que ce soit », disent les témoins. Ceci conforte l’idée que la cible de la répression pouvait être n’importe qui. Ceci est également affirmé dans le récit de la voix off. C’est-àdire, qu’il y a dans ces récits, une stratégie pour parvenir à une identification des spectateurs avec les victimes. Un deuxième élément présent dans ces témoignages, c’est la quête, l’attente, la peur et l’angoisse. La disparition provoque au sein de l’entourage familial un cumul de sentiments violents et parfois contradictoires : le besoin de savoir ce qui 224 Comme le signale Ludmila Da Silva Catela, ce déchirement de la vie quotidienne et cette rupture sont des éléments récurrents dans les récits des familles des disparus. Voir DA SILVA CATELA L., op. cit., p. 5. 225 Dans tous les extraits de l’émission « Nunca Más » présentés ici et dans les pages suivantes, nous soulignons. 143 est arrivé et la difficulté à obtenir des informations ; l’espoir de retrouver les proches vivants et la peur qu’on ne les ait tués ; le besoin d’agir et la peur de ce que l’action ait une répercussion négative sur les séquestrés. Ce sont ces sentiments que l’on découvre tout au long des témoignages. Un troisième élément est la référence à l’expérience extrême, en particulier à la torture. Ces évocations se font sans souligner l’horreur, d’une manière sobre et presque en sourdine. Le plus terrible est dit en une phrase, en deux mots, au sein d’un récit plus vaste. Les témoins n’utilisent pas d’adjectifs au cours de leurs descriptions. D’après certains observateurs (en particulier, parmi les critiques du « show de l’horreur »), cette manière de raconter les faits permet de traverser l’horreur sans en reproduire les logiques. C’est-à-dire, sans produire de l’épouvante. « Des hommes et des femmes ayant frôlé la mort et la dégradation physique sont parvenus à transformer en parole des expériences cruciales. En l’espace d’une heure et demie de télévision, la mort fut ainsi exorcisée grâce à un procédé simple en apparence alors qu’il ne l’était pas. Pour présenter le caractère sinistre de la cruauté, de l’acharnement, de la folie homicide, on a choisi le demi ton. Les faits qui jusque là avaient été cachés par les militaires, au nom d’une guerre qu’ils ont définie comme sale mais juste, sont apparus dans leur dimension la plus profonde, précisément parce que le silence des oppresseurs n’a pas été suivi d’un cri ou de l’exaltation de leurs victimes »226. Un quatrième élément contenu dans les témoignages est la mise en relation de différents points de vue. Les témoignages permettent de construire l’expérience de la disparition aussi bien « du dedans » que « du dehors ». Le point de vue des familles est marqué par le fait qu’on ne revoit plus l’être cher, qu’on ne sait pas ce qui s’est passé, par « l’énigme atroce » qui se poursuit dans le présent. On raconte ainsi une séparation que l’on espérait momentanée et qui s’est révélée définitive. « Nous n’avons même pas eu le courage de l’embrasser de peur de le désarmer, de l’effrayer. Nous avons effectivement pensé qu’il serait libéré le lendemain comme ils nous l’avaient dit. On ne savait rien de cette barbarie. Ce qui s’est passé alors ce fut comme... bon, ce fut un cauchemar. Evidemment, c’est encore un cauchemar » (Emission « Nunca Más ». Témoignage d’Enrique Fernández Meijide). 226 SARLO B., « Una alucinación dispersa en agonía », op. cit., p. 2. Souligné par l’auteur. 144 « Quand Alejandra a disparu, en mai 1977, quelle douleur. On ne peut pas l’exprimer. Seule une mère peut me comprendre. Mais je continuerai à chercher ma fille chérie jusqu’à ce que je sache où elle se trouve. C’est impensable qu’elle soit partie sans que j’ai pu lui donner ne serait-ce qu’un baiser ou juste caresser sa main » (Emission « Nunca Más ». Témoignage d’Otilia de Renou). Le point de vue des survivants s’élabore autour de ce qu’ils ont vu et ont pu reconnaître ultérieurement. Ils donnent les noms des personnes côtoyées en détention et informent sur le sort qu’elles ont connu. Ils informent sur les centres clandestins qu’ils ont pu reconnaître par la suite. « Ils nous ont emmenés dans quatre voitures différentes – le trajet n’a pas duré plus de trente minutes – dans un lieu dont j’ai appris plus tard que c’était La Perla. J’ai pu reconnaître le lieu grâce aux démarches entreprises par la Commission Nationale, il y a peu de temps. Moi, j’étais dans le secteur des bureaux et j’ai reconnu chaque prise électrique, chaque fenêtre, chaque mosaïque de cette salle de détention ». (Emission « Nunca Más ». Témoignage d’Estela Berastegui) Ce récit « du dedans » vient constater la véracité du témoignage et dévoiler ce qu’on ne pouvait pas voir « du dehors » : « j’ai été là », « j’ai reconnu », disent les témoins. De plus, la mise en relation de ces deux récits permet de décrire l’expérience de la disparition en tant que système coercitif défini tant par la victime directe que par le « tiers témoin » qui subit l’absence227. Finalement, les récits des témoins contiennent les marques d’énonciation par lesquelles ces témoignages se situent à un moment précis et s’adressent d’une façon définie aux spectateurs. En effet, les témoins se réfèrent à « ceux qui sont en train de voir » l’émission, à « ceux qui regardent en ce moment même ». C’est-àdire qu’ils mettent les spectateurs en position de « témoins oculaires » de ce qu’ils racontent. L’émission se présente ainsi comme une instance de soumission de la preuve et de prise de conscience de ce qui est arrivé. Cette impression est renforcée lorsqu’on présente le témoignage comme voué à ce que « jamais plus » de tels faits ne se reproduisent. 227 Selon Antonia García Castro, la disparition forcée a recours à une logique exigeant au moins trois acteurs : « ceux qui arrêtent, occultent, puis dévoilent des indices (les agents de la DINA), une cible directe (le prisonnier), une cible indirecte (le tiers témoin) ». GARCIA CASTRO A., La mort lente des disparus au Chili sous la négociation civils-militaires (1973-2002). Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 34. 145 Presque tous les témoignages se terminent d’une manière ou d’une autre par le slogan « jamais plus ». « Mon véritable objectif au cours de tout cet exposé c’est de contribuer à ce que ceci ne puisse se reproduire » (Emission « Nunca Más. Témoignage d’Enrique Fernández Meijide). « (...) que jamais plus on n’insulte une Mère portant un foulard blanc, surtout celui qui a perdu la moitié de sa famille, comme nous l’avons perdue, seul celui qui a subi la répression peut savoir ce que ceci veut réellement dire et que cela n’ait plus jamais lieu » (Emission « Nunca Más. Témoignage d’Estela Beraustegui). « Je crois que ceux qui avons l’étrange privilège d’être passés par cet enfer et la possibilité de raconter devant vous, nous avons l’obligation, le devoir de témoigner, de ne pas nous taire, pour qu’effectivement, ceci ne puisse plus avoir lieu » (Emission « Nunca Más. Témoignage de Jorge Federico Watts). Le choc du « Nunca Más » L’émission télévisée remporte une audience massive. Au moment où l’audimat est le plus haut (entre 22.30 et 23 heures), il atteint 20,5 points228, ce qui veut dire qu’elle est vue par 1.640.000 téléspectateurs – un chiffre particulièrement élevé pour la télévision argentine. Au moment le plus bas, entre 23.30 et 24 heures, alors que l’on diffuse la conclusion de Tróccoli et de Sábato, on enregistre 16,5 points d’audimat, soit 1.320.000 téléspectateurs. Ce niveau d’audience dépasse largement celui des autres chaînes au même horaire. Au cours de la première demi-heure de l’émission, la chaîne 9 (deuxième dans l’audimat avec une émission de type musical) obtient 11,2 points d’audimat, soit environ la moitié de l’audience du « Nunca Más ». Concernant les autres chaînes, à aucun moment l’audimat ne parvient aux 8 points. Parmi les opinions recueillies et reproduites dans la presse les jours suivants, celles d’hommes politiques de diverses tendances, de personnalités liées au mouvement des droits de l’homme, de militaires en service actif et à la retraite et 228 Evaluation de l’IPSA, cité in revue Somos, 13/7/84. 146 aussi celles de quelques individus des secteurs civils proches néanmoins des militaires. Dans ce dernier cas, le sentiment général est qu’« il manque l’autre facette » et que le rapport a été présenté selon « une approche unilatérale ». Ces personnes font référence à une future émission censée porter sur « l’autre vérité » de la violence en Argentine. Selon leurs dires, celle-ci aurait été ordonnée par le gouvernement et serait diffusée dans les jours suivants229. Entre autres, l’amiral à la retraite Isaac Francisco Rojas (figure centrale du coup d’Etat qui renverse le gouvernement de Perón en 1955) dont l’opinion est citée par plusieurs journaux, se réfère à l’émission en désapprouvant le fait que « cette triste exhibition n’ait pas été précédée par celle qui montre les crimes et les délits du terrorisme à l’origine même de la répression ordonnée par la présidente María Estela Martínez de Perón sous son gouvernement constitutionnel »230. Certains hommes politiques critiquent l’opportunité de la diffusion en disant que ce n’est nullement le moment de continuer à diviser l’Argentine ou en disant qu’« il ne s’agit pas d’un rapport final ou complet »231. Les voix liées au mouvement des droits de l’homme critiquent quant à elles les deux discours du ministre Tróccoli. Certaines entités comme Grands-mères de la Place de Mai et Mères de la Place de Mai émettent des communiqués de condamnation de ces expressions. Bien que le gouvernement ait supposé que la présence du ministre Tróccoli pouvait atténuer les réactions critiques vis-à-vis de l’émission, au final elle n’a pas été bien vue ni par la gauche ni par la droite. Le caractère officiel que cette présence confère effectivement à l’émission déplaît aux secteurs de droite lesquels soutiennent que le gouvernement se porte garant d’une « vérité partielle ». Les voix du mouvement des droits de l’homme signalent que les expressions du 229 Dans les jours qui ont suivi la diffusion de l’émission « Nunca Más » une rumeur circule autour de la diffusion d’une autre émission sur « l’autre facette » de la violence en Argentine. Cette rumeur concernant « l’autre facette » fait référence à l’action de la guérilla dans les années 1970. Certains journaux s’y réfèrent (par exemple, La Razón, 5/7/84), alors même que le Secrétaire d’Information Publique dément cette version. 230 La Nación, 6/7/84. 231 Par exemple, Francisco Manrique dans Somos 13/7/84. 147 ministre « coïncident avec celles que les forces armées utilisent pour justifier le terrorisme d’Etat »232. Cette indignation a également pour motif le caractère officiel des propos du ministre. Cependant, si l’on tient compte de l’effet que l’émission produit sur l’opinion publique233, les propos de Tróccoli n’atténuent nullement le pouvoir de révélation de ce que montre la commission. D’une certaine manière, ils produisent l’effet contraire puisque – apparemment – ce que les spectateurs retiennent ce n’est pas tant ce que dit Tróccoli mais sa présence, pour autant qu’elle donne un caractère officiel à ce que présente la commission. Quant aux réactions de l’opinion publique, la presse du moment en rend compte en termes de « choc ». On parle de révélation et on met en avant le fait que l’émission produit une « prise de contact », inédite jusque-là, des spectateurs avec ce type de récit. A la différence de ce qui s’est produit à l’occasion du « Document Final », les réactions recueillies par la presse font allusion au format dans lequel l’émission est présentée et non seulement aux récits qu’elle donne à entendre. On marque également la distance de ce format vis-à-vis de ce qu’on voyait jusqu’alors dans les médias (encore une fois, en relation au « show de l’horreur »). Sur ce point, l’émission « Nunca Más » représente la disparition d’une manière différente par rapport à ce qui prévalait jusque-là dans l’espace télévisuel, en particulier en ce qui concerne la relation entre image et violence. Dans le « Document Final », les militaires utilisaient des images de violence (explosions, fumée, cadavres, bâtiments détruits) pour occulter leurs propres actions et en particulier, la disparition forcée. Dans le « show de l’horreur », les images télévisuelles montraient quant à elles des signes visibles de la disparition, la violence était condensée dans les cadavres exhumés, mais on ne produisait pas de récit sur la disparition forcée en tant que système. Dans l’émission « Nunca Más » 232 Grands-mères de la Place de Mai, Clarín, 6/7/84. Au sujet de l’impact qu’a eu sur l’opinion publique l’information diffusée par la télévision sur les violations des droits de l’homme, voir GONZALEZ BOMBAL I., « ‘Nunca Más’ : el juicio más allá de los estrados », op. cit. L’auteur analyse des témoignages issus d’une enquête auprès de téléspectateurs réalisée par le CEDES, sous la direction d’Oscar Landi, entre 1984 et 1985. 233 148 l’espace télévisuel est utilisé pour expliquer le système répressif fondé sur la disparition forcée de personnes bien que l’on ne voit pas d’images de violence. Selon les perceptions du moment, la CONADEP semble avoir trouvé un langage « adéquat » pour se référer à la disparition. Force est de constater que ce format surgit alors même que les logiques et les langages propres à la télévision – et celle-ci comme énonciateur – sont mis en suspens. Une scène de la mémoire Le choc provoqué par le « Nunca Más » est en partie lié à la perception selon laquelle l’émission aboutit finalement à une rencontre entre le public et « la vérité » sur les faits – vérité non énoncée jusque-là. Cet effet de sens est construit tout au long de l’émission par les éléments suivants : En premier lieu, l’énonciateur n’est pas la télévision – délégitimée du fait de son attitude sous la dictature et en particulier durant la guerre des Malouines234–, mais l’Etat. Cet énonciateur produit la légitimation et la validation, devant un public massif, de l’information que l’on avait cachée et tergiversée sous la dictature. En deuxième lieu, en mettant en relation les divers témoignages, le récit du « Nunca Más » permet d’appréhender la disparition en tant que système au lieu de la présenter comme relevant d’expériences isolées. La narration off complète cet effet de sens en donnant une information ordonnée et systématique sur le système répressif. En troisième lieu, on utilise un type particulier d’images susceptible de certifier les faits sans produire de l’épouvante. L’émission ne montre pas des images de violence. Et plus, en décrivant la disparition comme modalité de la répression clandestine, on met en évidence le fait que les images de violence ne peuvent représenter ce crime et ne font, au contraire, que l’occulter (ce fut là l’usage que 234 Voir Annexe I : Les médias sous la dictature. 149 les militaires ont fait des images à l’occasion du « Document Final »). Dans l’émission, il n’y a pas non plus d’images des traces laissées par la violence sur les corps des victimes. Les images ne montrent que des lieux reconnaissables où effectivement cette violence a été exercée (les centres clandestins de détention) et les visages de personnes qui ont vu ce qui se passait. L’« exploration topographique »235 et la mise en scène des témoins oculaires opèrent comme des images certifiant les faits. « Bien plus éloquents que les trous des balles sur les murs contre lesquels on fusillait, ou les fosses dans lesquelles on accumulait les morts anonymes (images que l’émission n’a pas retenues) étaient la dizaine de visages de ceux qui avaient survécu et qui, depuis la mort, venaient donner leur témoignage. Parce que ces yeux qui nous regardaient depuis l’écran de la télévision avaient pu contempler l’extrême »236. Pour la première fois au sein de l’espace télévisuel on présente un récit qui établit, d’un côté, la construction et la légitimation d’une vérité sur les faits ; et, de l’autre, la volonté de générer un transit entre un passé que l’on donne pour dépassé et un présent que l’on interprète comme différent du passé. En effet, contrairement à des représentations antérieures, comme celles du « show de l’horreur », ancrées dans l’actualité, l’émission « Nunca Más » tente de marquer une coupure avec le passé et cherche en conséquence à produire une distance temporelle nécessaire pour donner lieu au travail de mémoire. Ces deux éléments, la construction d’une vérité et la coupure avec le passé, font que l’émission « Nunca Más » se constitue en scène de la mémoire de la répression et il s’agit là peut-être de la première scène que construit l’espace télévisuel de l’après dictature en Argentine. Cet espace fonctionne comme scène de la mémoire dès lors qu’on utilise un format et un langage nettement différenciés vis-à-vis de ceux de la télévision commerciale et une fois que la télévision efface son lieu d’énonciation et qu’il est occupé par une instance étatique. 235 236 FELMAN S., op. cit. SARLO B., « Una alucinación dispersa en agonía », op. cit., p. 2. 150 Le livre Nunca Más Le 20 septembre 1984, la CONADEP soumet au président Alfonsín son rapport écrit, accompagné de 50.000 pages de documents, à l’occasion d’une cérémonie qui inclut une mobilisation massive sur la place de Mai. Le rapport est publié dans un format d’ouvrage, appelé Nunca Más, dont la première édition date de novembre 1984. L’ouvrage reproduit le rapport de la CONADEP et contient un appendice où figure la liste des noms des disparus237. En Argentine, le livre a été vendu et réédité des douzaines de fois238. Au cours des années suivantes, il a été traduit en plusieurs langues et diffusé internationalement239. Le livre Nunca Más revêt une importance singulière quant à la manière de représenter la disparition de personnes et aussi à la manière de valider le récit des témoins. Il acquiert le statut de symbole, de « lieu de mémoire », où l’on condense des sens et des significations sur le passé et où la mémoire est incarnée « par la volonté des hommes ou le travail des siècles »240. Dans les débats générés depuis, le Nunca Más est la référence par excellence sur le sujet. L’ouvrage est aussi la cible de critiques faites ultérieurement à la politique du président Alfonsín en relation aux crimes commis par les militaires. Il convient de considérer son contenu dans la mesure où il s’agit d’un récit fondationnel sur lequel prendront appui des récits ultérieurs sur la disparition forcée – y compris des récits télévisuels. Le livre contient les éléments suivants : 237 Il y eut une forte dispute au sein de la CONADEP au sujet de la publication des noms des militaires identifiés dans les témoignages en tant qu’auteurs de violations des droits de l’homme. « La CONADEP a décidé de ne pas publier la liste parce que cela équivalait à agir comme un tribunal. La liste des 1.000 militaires identités a été remise au président Alfonsín secrètement », (NINO C., op. cit., p. 129). Ce fait a provoqué de fortes critiques des associations de droits de l’homme à l’égard de la CONADEP. 238 Selon Aldo Marchesi, entre 1984 et 1985 dix réimpressions ont été effectuées, soit 265.000 exemplaires (Marchesi, op. cit.). 239 Sur la diffusion nationale et internationale du livre Nunca Más, voir CRENZEL Emilio, « Nunca Más : Memorias colectivas de la Desaparición de Personas en Argentina », Tesis de Doctorado en Ciencias Sociales, Universidad de Buenos Aires, Mímeo, 2003. 240 NORA P., « Entre mémoire et histoire… », op. cit., p. VII. 151 1.- Le récit d’un narrateur institutionnel qui, bien qu’ayant recours à des formules impersonnelles pour ne pas laisser de traces de l’énonciation, n’est pas pour autant exempt de marques axiologiques. La vision du narrateur institutionnel est présentée comme « objective » confrontée qu’elle est à la démesure de l’horreur. Le caractère « objectif » est exprimé par l’usage de la troisième personne (« cette Commission ») et la démesure par l’usage permanent d’adjectifs. Ceux-ci viennent valoriser axiologiquement ce qui est dit. Par exemple : « Cette Commission assume la terrible et nécessaire responsabilité d’affirmer, maintenant que les premières enquêtes sont closes, que tout ce qui va suivre a eu lieu, au-delà des détails de quelques faits considérés individuellement, dont seuls les protagonistes directs peuvent dûment témoigner de l’existence »241. 2.- Des extraits de témoignages, certains avec le nom complet des témoins, d’autres avec seulement les initiales mais comportant tous les numéros des dossiers administratifs correspondants. La commission présente ces témoignages comme des cas exemplaires de ce que fut le système décrit dans le texte. Ces témoignages sont crus et les récits sur les tortures et les atrocités subies par les victimes sont détaillés. De cette manière, le rapport contribue à donner du sens aux faits du passé en tant qu’expérience atroce située aux limites de l’humain. 3.- Des graphiques avec des statistiques, des croquis des plans des centres clandestins (reconstruits à partir des témoignages), des photos prises sur les lieux où se trouvaient les centres clandestins au moment de l’élaboration du rapport. Tout ce matériel graphique contribue à rendre visible le système répressif et de plus à valider la tâche de la commission qui présente des « preuves indiscutables » de ces recherches. 4.- Un prologue qui a pour fonction, entre autres, de fixer un sens à ce qui sera décrit dans le rapport. Le prologue donne un sens à ce que fut la violence étatique, mais se prononce également sur qui étaient les disparus et sur le pourquoi ils ont disparu. 241 CONADEP, op. cit., p. 15. Nous soulignons. 152 A cet égard, le Nunca Más définit les disparus comme victimes et seulement comme victimes en omettant toute référence à leur activité politique antérieure. En effet, le rapport se réfère aux disparus en termes de : « désemparés », « abandonnés par le monde »242. Concernant leur activité politique, le Nunca Más l’efface littéralement, dans une stratégie de validation de la tâche de la commission et pour accentuer l’horreur produite par les militaires. Le prologue précise ainsi, en relation aux disparus : « Tous, en majorité innocents de terrorisme ou même d’une quelconque appartenance aux cadres combattants de la guérilla, parce que ceux-ci livraient bataille et mourraient au cours des affrontements ou se suicidaient plutôt que de se rendre, et bien peu arrivaient en vie aux mains des agents de la répression »243. Par ailleurs, le livre – comme d’autres discours publics émis par divers acteurs liés au gouvernement radical en 1984 et comme le ministre Tróccoli l’avait fait lors de la présentation de l’émission « Nunca Más » – ne condamne pas seulement les atrocités commises par les militaires mais rejette également n’importe quel type de violence politique. Cette perspective met en question les militaires mais aussi la lutte politique antérieure au coup d’Etat, dans laquelle les organisations armées de gauche avaient eu un rôle majeur. Cette version des faits soutient que la société a été attaquée par « deux démons » (les forces armées d’un côté, la guérilla de l’autre) ayant déchaîné une violence incontrôlable. De cette manière, « la mémoire sur le passé fusionne la répression militaire et la mémoire de l’action de la guérilla dans une association qui fond les deux souvenirs dans une équivalence »244. Ce récit (communément appelé « théorie des deux démons ») a été légitimé par le rapport de la CONADEP. Ce prologue inaugure également un certain type de vocabulaire pour se référer aux centres clandestins de détention avec des termes faisant allusion au démoniaque ou à l’infernal. Le centre clandestin est décrit comme : « l’antre dont la porte aurait pu inscrire les mêmes paroles que Dante lut sur les portes de 242 Ibid, p. 10. Ibid. 244 GONZALEZ BOMBAL I., « ‘Nunca Más’ : el juicio más allá de los estrados », op. cit., p. 206. 243 153 l’enfer : ‘abandonnez tout espoir, vous qui y entrez’ »245. Ce vocabulaire, qui suggère que ce qui a eu lieu se situe au-delà de l’univers humain, va imprégner une grande partie des récits que l’on produira ultérieurement. En définitive, l’importance du Nunca Más réside dans la révélation des détails du système répressif cachés par l’Etat terroriste et dans le fait qu’il s’agit bien là de la première description documentée, officielle et publique du fonctionnement du système de disparition de personnes sous la dictature. Le rapport représente ainsi la disparition comme modalité répressive et comme pratique menée par des agents de l’Etat à l’encontre de personnes concrètes. De plus, l’ouvrage définit l’action clandestine comme une action « systématique », invalidant l’excuse des « excès » inévitablement brandie par les militaires, et met l’accent sur les atrocités subies par les victimes. En revanche, la présentation ne prend pas en compte l’élément disciplinaire que comporte aussi la disparition. De ce fait, il n’y a pas de questions et de réflexions consacrées au rôle qu’a eu la société civile sous la dictature et pas davantage aux traces que la disparition laisse au sein de la société. Aucune mention non plus aux acteurs politiques antérieurs à la dictature. Autrement dit, on ne conçoit pas la disparition comme une action qui porte atteinte au sujet politique lui-même, à une certaine manière de faire de la politique ou encore à des projets politiques bien spécifiques. Dans le Nunca Más, le sujet de l’atteinte est l’humain en termes généraux et universels. La disparition est représentée en termes de violations des droits de l’homme et la notion de « droits de l’homme » construite dans le sens de « requête au nom de la vie ellemême »246. 245 246 CONADEP, op. cit., p. 9. JELIN E., « La política de la memoria… », op. cit. 154 III – Le procès des ex-commandants247 Du mois d’avril au mois de décembre de l’année 1985 a lieu le procès intenté à neufs commandants anciens membres des trois premières juntes militaires ayant gouverné entre 1976 et 1982. Le fait que des militaires de si haut rang soient jugés pour des violations des droits de l’homme perpétrées sous la dictature est un événement majeur, de fait inédit, dans l’histoire argentine mais aussi dans celle du cône sud de l’Amérique latine248. Tout au long de son déroulement, le procès sera l’objet d’une vaste couverture journalistique, en particulier dans la presse écrite argentine. C’est ainsi qu’on pourra lire les témoignages de manière quasiment intégrale dans une publication hebdomadaire de diffusion nationale créée à cet effet : Le journal du Procès249. La diffusion télévisuelle admettra une caractéristique singulière : les images seront reproduites sans son et à raison de trois minutes par jour. A ce stade de la réflexion, notre objet est d’analyser la mise en scène du procès, la manière dont elle a été constituée. A cet effet, nous porterons notre attention sur les stratégies politiques et de communication et les décisions ayant déterminé, d’une part, la mise en scène du procès et, d’autre part, le choix d’une transmission du procès dépourvue de son. Ces stratégies et ces décisions relatives à la mise en scène du procès et à la manière dont il convient de le diffuser à la télévision nous indiquent aussi bien le mode dont le procès a été érigé en scène de la mémoire, que les rôles joués par la télévision en relation au travail de mémoire durant cette étape spécifique de la transition démocratique. 247 Cette sous-partie prend appui sur une enquête consacrée aux images du procès des excommandants. Ce travail a été mené dans le cadre d’une bourse de recherche et de formation attribuée aux jeunes chercheurs du « Programme Mémoire de la Répression », financé par le Social Science Research Council, dirigé en Argentine par Elizabeth Jelin. Les résultats exhaustifs de cette enquête sont publiés dans FELD Claudia, Del estrado a la pantalla : las imágenes del juicio a los ex comandantes en Argentina, Madrid et Buenos Aires, Siglo Veintiuno Editores, 2002. 248 Voir JELIN Elizabeth, HERSHBERG Eric (dir.), Construir la democracia : derechos humanos, ciudadanía y sociedad en América Latina, Caracas, Nueva Sociedad, 1996. 249 Le « journal du Procès » (El diario del Juicio) est une publication hebdomadaire de la maison d’édition Perfil publié entre le 27 mai 1985 et le 28 janvier 1986. Il connaît une vaste diffusion (en moyenne 70.900 exemplaires par semaine) et jouit d’une reconnaissance importante. 155 Un « procès historique » De quelle manière les neufs ex-commandants en viennent-ils à occuper le banc des accusés ? Comment un tribunal civil parvient-il à juger des militaires de si haut rang ? En 1983, lorsque Raúl Alfonsín assume la présidence de la République. Il le fait doté d’une image de « distance et d’affrontement vis-à-vis du régime militaire et de son adversaire électoral, en s’appuyant sur la requête à la fois révolutionnaire et conservatrice d’une restitution de l’Etat de droit et de la suprématie de la loi »250. Cette image est parlante pour une opinion publique sensibilisée par les dénonciations récurrentes des crimes commis et ceci dans une conjoncture où les associations de défense des droits de l’homme réussissent à unifier leur requête de justice, clairement exprimée par ce slogan « Jugement et Châtiment pour tous les coupables »251. Cette position contraste d’emblée avec la stratégie du président Alfonsín prônant une « justice rétroactive limitée », une différenciation rigoureuse des inculpations, des degrés clairement établis de responsabilité ainsi qu’une limitation de la durée des procès252. En effet, il s’agit pour l’Exécutif de juger exclusivement le haut-commandement des forces armées. Ce choix veut conjurer le risque de voir les procès générer un tel malaise au sein du monde militaire qu’ils en viennent à mettre en péril la transition démocratique. Dans ce cadre, l’une des premières mesures adoptées par Raúl Alfonsín est d’ordonner la mise en accusation des membres des trois premières juntes militaires ayant gouverné le pays entre 1976 et 1982 (décret 158, du 13 décembre 1983). Les inculpés sont : les lieutenants-généraux Jorge Rafael Videla (président de facto entre 1976 et 1981), Roberto Eduardo Viola (président de facto en 1981) et Leopoldo Fortunato Galtieri (président de facto jusqu’en juin 1982) ; les 250 ACUÑA C., SMULOVITZ, C., « Militares en la transición argentina. Del gobierno a la subordinación constitucional », op. cit., p. 50. 251 Voir JELIN, E. « La política de la memoria… », op. cit., pp. 119 et 120. 252 Voir NINO C., op. cit. 156 amiraux Emilio Eduardo Massera, Armando Lambruschini et Jorge Isaac Anaya ; et les brigadiers Orlando Ramón Agosti, Omar Graffigna et Basilio Lami Dozo. Un autre point important de la stratégie gouvernementale est la promotion d’une « auto-épuration » au sein des forces armées. Il s’agit de faire en sorte que la justice militaire, par le biais du Conseil Suprême des forces armées, prenne en charge les procès pour violations des droits de l’homme. Cette tentative n’aboutit pas car le tribunal militaire ne se prononce pas sur les accusations dans les temps impartis. C’est donc le tribunal civil de la justice ordinaire, la Cour Fédérale (« Cámara Nacional de Apelaciones en lo Criminal y Correccional Federal » ou « Cámara Federal »)253 qui prend en charge le jugement des commandants en octobre 1984. La Cour Fédérale décide alors que le procès des commandants sera oral et public de manière à garantir sa transparence et sa légitimité. Cette décision vise à contrecarrer les éventuels soupçons et accusations quant au bon déroulement du procès et en prévision des décisions ultérieures du tribunal. De telles attaques peuvent venir tantôt des forces armées (lesquelles disqualifient le procès au motif qu’il s’agit là d’un « procès politique »), tantôt des associations de défense des droits de l’homme (réticentes à l’idée que le tribunal puisse effectivement parvenir à une quelconque condamnation). En octobre 1984, trois éléments contribuent à faire de ce procès un événement aux caractéristiques nouvelles en Argentine : on se propose de juger les principaux responsables d’une dictature militaire pour violations des droits de l’homme ; ce procès est aux mains de la justice civile ; il sera oral et public. En vertu de ces trois éléments, on comprend plus facilement que ce procès ait été considéré comme « historique » avant même d’avoir commencé. « La première audience publique du grand procès a eu lieu le 22 avril 1985. Il régnait une grande émotion. Cinquante mille personnes se sont rendues à des manifestations dans Buenos Aires et dans d’autres villes du pays pour exprimer leur soutien au procès »254. 253 Font partie du tribunal les juges Carlos León Arslanian, Andrés D’Alessio, Ricardo Gil Lavedra, Guillermo Ledesma, Jorge Edwin Torlasco et Jorge Valerga Aráoz. 254 NINO C., op. cit., p. 133. 157 Les principaux délits instruits sont les suivants : privation illégitime de liberté, homicide, privation illégitime de liberté suivie d’homicide, torture, violation et vol. La disparition de personnes n’est pas retenue comme délit spécifique pour une raison simple elle n’est pas codifiée dans la législation argentine en d’autres termes, aux yeux de la loi en vigueur, la disparition forcée ne constitue pas un délit. Ceci étant posé, le procès constitue précisément une instance fondamentale de la caractérisation même de la disparition en tant que figure criminelle spécifique voire en tant que succession de crimes. Les éléments caractéristiques de la disparition forcée en tant que modalité répressive sont ainsi clairement établis : entre autres, la clandestinité des actions ; la figure du disparu ; la pratique systématique de la torture ; l’occultation des faits via les dénégations des autorités militaires et la tergiversation de l’information ; la disparition de familles entières et la disparition ou le vol de mineurs par des agents de l’Etat255. Le procès met également en évidence le fait qu’en Argentine les disparitions ne relèvent pas d’« excès » commis par quelques individus ayant outrepassé les ordres du commandement supérieur mais d’un système planifié depuis les plus hautes sphères de l’Etat en vue de réprimer. Autre élément mis en évidence, le caractère massif de la répression clandestine : « Le procureur présente 670 cas pour appuyer son accusation. Ceux-ci sont sélectionnés parmi les 1.086 enquêtes judiciaires initiées au moment du procès, les presque 9.000 dénonciations retenues par la CONADEP et les 700 dénonciations présentées devant le Secrétariat des Droits de l’Homme du gouvernement radical »256. Le procès fait également état de la manière dont les militaires consignaient leur travail répressif. En effet, certains formulaires indiquent le sort réservé aux individus séquestrés : la lettre T accolée à un nom est synonyme du « transfert » des prisonniers (ce mot, « transfert », est un euphémisme utilisé par les agents de la répression pour se référer à l’assassinat des prisonniers) ; la lettre L signale les rares libérations de prisonniers257. 255 Voir CIANCAGLINI S. et GRANOVSKY M., 1995, op. cit., p. 22. Ibid, p. 23. 257 Ibid, pp. 97 et 98. 256 158 Tout au long du procès, la défense des militaires ne cesse de brandir l’argument selon lequel les violations des droits de l’homme ont eu lieu dans le cadre d’une guerre. Argument vain puisque ce que le procès met précisément en évidence c’est que, selon la législation internationale, aucune guerre ne justifie la suspension ou la suppression des droits de l’homme. Dans ce contexte, les peines infligées à l’issue du procès valent châtiment et celui-ci sera perçu par beaucoup comme exemplaire même s’il ne concerne qu’une partie des responsables. Le 9 décembre 1985 les sentences sont prononcées. Les anciens dictateurs Jorge Rafael Videla et Emilio Eduardo Massera sont condamnés à la réclusion à perpétuité, l’ex-général Roberto Eduardo Viola à 17 années de prison, l’ex-brigadier Orlando Ramón Agosti à 4 années et 6 mois de prison et l’ex-amiral Armando Lambruschini à 8 années de prison. Les autres accusés sont acquittés258. La mise en scène du procès A cette époque, en 1985, le fait que le procès soit oral et public est une nouveauté majeure au regard de la procédure habituelle dans les cours fédérales en Argentine. Le fait qu’il soit oral n’est pas seulement gage d’une transparence conçue comme nécessaire mais engage également une mise en scène singulière du procès. Les audiences orales réunissent tous les acteurs concernés en un temps et dans un espace déterminés : les procureurs, les avocats de la défense, les juges, les témoins et, dans certains cas, les accusés. Les actions se déroulent devant un public venu assister aux audiences. 258 Les commandants pour lesquels une sentence a été dictée au cours de ce procès ne sont pas les seuls condamnés pour violations des droits de l’homme au cours de cette étape. Un an après, en décembre 1986, le procès relatif aux agissements de la police de la province de Buenos Aires durant le dictature se termine : « L’ancien chef de police, le général Ramón Camps est condamné à vingt-cinq ans de prison. Le commissaire Miguel Etchecolatz à vingt-trois ans de prison. Le successeur de Camps, général Pablo Ricchieri, à quatorze ans de prison. Le médecin Jorge Bergés, à six années et demie de prison. Le caporal Norberto Cozzoni à quatorze ans » (CIANCAGLINI S. et GRANOVSKY C., op. cit., p. 316). 159 Dans un contexte où « la société a besoin du règne de la loi dans le jeu des conflits sociaux »259 et devant un appareil judiciaire obstrué et vicié par des années de dictature, la Cour Fédérale se doit de générer une nouvelle image institutionnelle de la Justice et de construire sa propre crédibilité afin de mener à terme le jugement de ceux qui ont gouverné le pays durant de longues années. Devant les accusations émanant des forces armées, qualifiant le procès de « manœuvre de la gauche » et les soupçons susceptibles de surgir des associations de défense des droits de l’homme selon lesquels le procès se scinderait par l’impunité, la principale préoccupation des juges est de faire preuve de distanciation par rapport à toutes les pressions (du gouvernement, des forces armées, du mouvement des droits de l’homme) et de faire en sorte que prime la transparence de l’ensemble du procès. Autrement dit, l’ensemble des mesures adoptées par les membres de la Cour en vue de déterminer les conditions du déroulement du procès a pour objet de souligner la posture d’indépendance et le sérieux de leur tâche. Le procès aux anciens commandants constitue, dans les premiers temps de la transition démocratique, une scène de la mémoire marquée par ses propres logiques et langages. C’est en tant que tel que nous allons maintenant le considérer en vue de présenter dans le détail la manière dont la mise en scène et le récit ont été constitués. Quelles sont les décisions adoptées par le tribunal eu égard à la mise en scène du procès ? Quel est le sens accordé par cette mise en scène au procès lui-même et au passé spécifique que le procès doit évoquer ? Le 27 mars 1985, la Cour Fédérale rédige l’arrêt numéro 14 relatif à : la réglementation de l’usage de l’espace, la composition et l’ampleur du public convoqué aux audiences, le comportement des présents et la diffusion des audiences. Concernant la dimension spatiale, il est décidé que le procès se déroulera dans la salle des audiences de la Cour Fédérale, dans le bâtiment des Tribunaux situé en plein cœur de Buenos Aires. Le choix de cet espace inhabituel est déterminé par la prévision d’une vaste affluence et la rend possible. La salle des audiences est 259 KAUFMAN Ester, « El ritual jurídico en el juicio a los ex comandantes. La desnaturalización de lo cotidiano », in GUBER R., El salvaje Metropolitano, Buenos Aires, Legasa, 1990, p. 338. 160 aménagée telle une vaste scène où les juges sont situés « au-dessus » de tous les autres acteurs participant du jugement260. Le tribunal se présente ainsi comme une instance « supra-sociétale » susceptible d’arbitrer les conflits entre les parties. Concernant l’entrée du public, cet arrêt habilite la nef centrale pour l’accueil de 104 invités de marque, les deux tribunes latérales du rez-de-chaussée sont réservées aux journalistes accrédités et les couloirs latéraux ayant accès au troisième étage accueillent au total 80 personnes – public sans qualités particulières admis aux séances. En effet, n’importe qui peut se présenter dans une autre dépendance du pouvoir judiciaire et demander un carton d’entrée pour l’une des audiences sur simple présentation de sa carte d’identité. Les invités de marque « [obtiennent] leur entrée par le biais de contacts personnels et de relations avec une institution (associations de défense des droits de l’homme, partis politiques, forces armées, etc.), ou bien [sont] invités par un membre du ministère public, de la défense ou de la Cour »261. De cette manière, concourent aux séances les personnes directement concernées par les faits que l’on juge (que ce soit du côté de l’accusation ou de la défense) ; des représentants du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif (députés, sénateurs et fonctionnaires) ainsi qu’un public davantage anonyme et massif ; enfin, les journalistes dont la présence garantit la diffusion à tous les Argentins de ce qui s’y passe. D’une certaine façon, ces trois catégories de public (invités de marque, journalistes et individus lambda) représentent la société dans son ensemble. L’arrêt numéro 14 réglemente également le comportement de l’assistance. En accord avec la stratégie de la Cour visant à affirmer l’indépendance et l’objectivité de sa tâche, le respect des convenances est présenté comme un élément fondamental. En vertu de cette disposition on veille à ce que les audiences se déroulent dans le plus grand calme possible, à ce que le procès se poursuive sans aucun type de pression et à ce que soient respectés les droits de tous les impliqués. C’est pourquoi, l’arrêt numéro 14 prévoit des mesures visant à garantir l’ordre dans la salle. Par exemple : 260 261 Ibid. Ibid, p. 347. 161 « (…) personne ne pourra entrer dans la salle avec des paquets, des panneaux, des portefeuilles, des caméras, des flashs, des micros, des magnétophones ou n’importe quel autre objet que les autorités de contrôle jugeront inconvenant. Sera également interdite l’entrée de quiconque présentera des particularités vestimentaires ou portera un quelconque signe distinctif ou symbole » ; « le public devra se tenir respectueusement et garder le silence, soucieux de ne pas adopter une conduite susceptible de nuire au bon déroulement de la séance. Il devra s’abstenir de toute attitude pouvant être considérée comme l’expression d’opinions ou de sentiments »262. Concernant les mesures adoptées en vue de la diffusion du procès, l’arrêt numéro 14 conçoit les journalistes comme partie intégrante du public mais leur assigne un espace propre dans la salle et met à leur disposition un bureau dans le bâtiment des Tribunaux. Au début du procès, 241 journalistes sont accrédités. Ils viennent de divers pays et appartiennent à 105 médias263. De plus, l’arrêt interdit « l’entrée de journalistes pourvus d’appareils – photographiques, cinématographiques ou vidéos –, de micros ou de magnétophones » et prévoit la présence de « quatre photographes officiels qui distribueront les images obtenues aux divers médias et agences journalistiques »264. Ces photos sont prises au début et à la fin de chaque séance de manière à ne pas perturber les témoignages. Selon certains membres du tribunal265, ces décisions visent non seulement à maintenir l’ordre dans la salle mais aussi à éviter toute possible manipulation des enregistrements audio et vidéo. Ainsi, ces mesures peuvent être inclues dans le cadre d’une stratégie plus générale visant à produire une image du tribunal marquée par le sérieux et l’objectivité. 262 Cour Fédérale, Arrêt n°14, 27 mars 1985. D’après La Nación du 20 avril 1985. La Nación indique ainsi que « 152 journalistes sont Argentins – soit, 69 pour cent des journalistes accrédités. Ils représentent 37 médias : 3 agences de presse, 2 chaînes de télévision, 10 radios, 9 journaux, 7 périodiques et 5 revues parmi lesquelles des revues juridiques ». 264 Cour Fédérale, Arrêt n° 14, 27 mars 1985. 265 Pour mener à bien cette enquête nous avons effectué des entretiens avec deux juges de la Cour Fédérale en activité en 1985 : Andrés D’Alessio et Ricardo Gil Lavedra. Nous avons également rencontré celui qui était alors le Secrétaire de la Cour Fédérale, Juan Carlos López. Les entretiens ont été réalisés entre les mois d’août et d’octobre 1999. Voir FELD C., Del estrado a la pantalla …, op. cit. 263 162 Quant à la couverture télévisuelle, l’arrêt adopte deux décisions importantes : en premier lieu, la chaîne officielle, Argentina Televisora Color (ATC), est chargée d’enregistrer le déroulement du procès dans sa totalité ; en second lieu, une partie de l’enregistrement sera diffusée par la télévision en différé (c’est-à-dire, une fois finalisée la séance de chaque journée), la sélection devant être opérée par le Secrétariat de Culture, instance dépendante du pouvoir exécutif. Il convient de préciser que l’arrêt ne fait aucune mention au sujet de la transmission sans son des images télévisées. La décision d’enregistrer en vidéo le procès dans sa totalité n’est nullement liée à sa diffusion télévisuelle. En accord avec les juges, l’enregistrement audiovisuel est d’abord perçu comme une garantie de la continuité du procès lui-même : les juges pensent alors que si un avocat défenseur est amené à renoncer à sa tâche, ils auront le recours de faire appel aux avocats commis d’office et le matériel enregistré permettra de les informer de l’historique des audiences. Ensuite, l’enregistrement a pour objet de se constituer en document d’un fait perçu, bien avant le début des audiences, comme un « événement historique ». De l’avis des juges, l’enregistrement vidéo est amené à constituer la preuve irréfutable de ce que le procès a bien eu lieu et une modalité importante de la transmission de l’événement aux générations futures. On peut ainsi observer que, du point de vue des juges, l’idée selon laquelle les images sont liées d’une certaine manière à la gestion du passé et à la responsabilité envers les générations futures est incorporée au moment même où est prise la décision d’enregistrer. Elle renvoie déjà à des enjeux et à des problématiques concomitantes du travail de mémoire. La décision d’une diffusion télévisuelle sans son Comme nous venons de le voir, l’arrêt numéro 14 réglemente presque tous les aspects de la publicité accordée au procès mais ne fait aucune mention à la privation de son des images télévisées. Pourtant, avant même le début du procès, la décision 163 de transmettre les audiences sans son est déjà adoptée, quoique la plupart des médias n’y fassent aucune mention spécifique266. En 1985, quiconque veut s’informer sur le déroulement du procès par les journaux télévisés est en mesure de voir des extraits silencieux durant au plus trois minutes par jour et au travers des images que la chaîne ATC transmet aux autres chaînes. Les journalistes chargés de présenter les émissions racontent au jour le jour ce qui a eu lieu au tribunal, d’après les informations transmises par leurs confrères accrédités ou disponibles dans les dépêches des agences d’informations. Il faut savoir que les caméras de télévision sont placées derrière les témoins267. De telle manière que la plupart du temps ce que l’on voit c’est une personne de dos, témoignant devant les juges (voir Annexe V : Image 6). Les images muettes peuvent montrer la salle et transmettre le simple fait que le procès est bel et bien en train de se dérouler mais elles ne diffusent pas le récit des témoins, pas plus que les contingences de chaque déposition. Ce sont les journalistes accrédités des divers médias qui ont la charge de porter au public massif ce récit – participant de la sorte d’une médiation évidente entre les témoignages et les spectateurs. Cette médiation existe dans n’importe quelle transmission télévisuelle mais ce média spécifique tend à l’occulter au travers du dispositif du direct. De fait, la décision prévoyant que le procès soit diffusé en différé et sans son a pour effet de désactiver le dispositif du direct télévisuel. Le direct promet en quelque sorte un lien dépourvu de médiations – exception faite des médiations techniques – entre le spectateur et l’événement. Mais le direct est en lui-même une médiation : une construction de l’institution télévisuelle non réductible à la possibilité technique donnée au spectateur de recevoir des images et des sons alors que l’événement est en train de se produire. Cette construction prend appui sur un « ensemble de configurations de sons et d’images » : « En termes sémiotiques, le 266 Bien qu’il ne fasse pas état de l’origine de la décision, un article du journal La Razón, en date du 15 avril, signale que « Argentina Televisora Color enregistrera le développement complet du procès (…) mais les journaux télévisés ne diffuseront que des flashes sans son » (La Razón, 15/4/85). 267 L’emplacement des deux caméras a été décidé par l’arrêt numéro 14. Selon le juge Andrés D’Alessio, les raisons sont fondamentalement liées au peu d’espace disponible et au souci de soigner les formes. 164 direct dépend d’abord des sons et, plus encore, de la voix, dans ses aspects verbaux et para-verbaux. (…) Au sein des images, c’est le regard à la caméra qui est hiérarchiquement premier parmi les indicateurs de direct »268. L’effet du direct télévisuel peut avoir lieu même si la transmission est ultérieure à l’événement, ce qui est le cas de la plupart des informations diffusées à la télévision269. Dans ce cas, tant les images silencieuses que la localisation des caméras situées derrière les témoins désactivent l’illusion de l’immédiateté. Mais à partir du moment où le procès est présenté comme devant être public, à partir du moment où la transparence est soulignée comme l’une des préoccupations centrales du tribunal, pourquoi donc tronquer sa diffusion à la télévision en désactivant l’un des aspects spécifiques de la communication télévisuelle : le dispositif du direct ? Plusieurs éléments entrent en ligne de compte et la stratégie des juges coïncide ici avec celle du gouvernement radical. Pour les juges, l’important est de maintenir l’espace judiciaire à distance des « passions » en jeu. Toujours dans l’idée de légitimer l’action judiciaire, les membres de la Cour se doivent d’éviter les critiques en termes d’insuffisance de « transparence » (susceptibles d’émaner, comme nous l’avons signalé, des organisations des droits de l’homme, et des secteurs proches des militaires, lesquels ne tarderont pas à qualifier le procès de « cirque »). La tension entre la plus grande transparence et le plus grand sérieux possibles se résout par l’absence de son lors des transmissions télévisées. De son côté, le gouvernement considère essentiel de « ne pas irriter les forces armées ». Ainsi, dans les deux secteurs (judiciaire et gouvernemental) on tient compte d’une variable politique en matière de ce qu’il convient ou non de montrer. S’il est à peu près clair que l’absence de son peut résoudre cette tension, une question pourtant ne va pas de soi : qui, de la Cour Fédérale ou du gouvernement, doit prendre en charge cette décision et donc payer le coût politique de la non 268 BOURDON Jérôme, « Le direct : une politique de la voix ou la télévision comme promesse inaccomplie », Reseaux, n. 81, janvier-février 1997, p. 63. Nous soulignons. 269 Ce fut le cas aux Etats-Unis avec la diffusion télévisée du procès d’Adolf Eichmann, réalisé à Jérusalem, en 1961. Selon Jeffrey Shandler, bien que les audiences aient été transmises avec au moins une journée de retard, la télévision a généré, plus qu’aucun autre média, la sensation d’un contact « vivant » entre l’événement et l’audience. Voir SHANDLER J., op. cit., p. 96. 165 transmission télévisuelle270 ? Finalement, ce sera le gouvernement (reprenant peut-être une proposition des juges). Dans une déclaration datée du mois de septembre, R. Alfonsín rend compte de cette mesure : « (...) une dépêche de l’agence DyN [indique] que le Président Raúl Alfonsín a fait référence au thème dans une conférence de presse donnée à la résidence de Olivos quelques heures avant de partir vers l’Europe. ‘Nous l’avons décidé depuis le début pour entourer le procès de toutes les garanties possibles en vue d’éviter qu’on ne le présente à l’opinion publique comme un spectacle’, a dit le Président en relation à l’absence de son des images du procès’ »271. Au-delà des considérations politiques prises en compte dans cette décision, ce qu’annonce publiquement le gouvernement renvoie aux logiques éthiques également en jeu. L’annonce témoigne de la préoccupation de respecter un seuil de pudeur dans la publicité accordée aux témoignages. Plus fondamentalement, la transmission des audiences sans son est un moyen d’éviter que la télévision ne génère sa propre mise en scène des témoignages. Il est probable que ce que les membres de la Cour ont en tête (tout comme les membres du gouvernement), c’est l’exhumation des cadavres N.N. en 1984 et sa diffusion en direct à la télévision. De l’avis du procureur du procès, Julio César Strassera : « Aux mains de la télévision argentine ceci aurait été un carnaval, on aurait sélectionné les témoignages les plus graves et alors, quelqu’un, un pseudo-journaliste, ou un journaliste entre guillemets, comme je les appelle, n’aurait pas manqué de poser la question imbécile, celle qu’on ne manque jamais de poser à la femme d’Avellaneda 272, en guise d’exemple : ‘Madame, pouvez-vous me dire ce que vous avez ressenti quand vous avez appris la mort 270 Le manque de clarté persiste concernant la prise de décision d’une diffusion télévisée des images sans son. Au cours de cette enquête, les membres du tribunal que nous avons rencontrés nous ont donné des informations qui ne se recoupent pas (voir FELD C., Del estrado a la pantalla…, op. cit.). Par ailleurs, des textes publiés dix ans après le procès donnent des références divergentes sur l’autorité ayant assumé cette décision (voir CIANCAGLINI S. et GRANOVSKY C., op.cit. ; NINO C., op. cit.; CAMPS Silvina et PAZOS Luis, Justicia y televisión. La sociedad dicta sentencia, Buenos Aires, Libros Perfil, 1999). 271 ACUÑA Claudia, « El miedo al show o la historia muda », La Razón, 13 septembre 1985, p. 29. 272 Référence au témoignage d’Iris Etelvina Pereyra de Avellaneda, séquestrée le 15 avril 1976 en compagnie de son fils âgé de 14 ans. Floreal Avellaneda a été assassiné et son corps a été retrouvé le 14 mai 1976 sur les rives du Río de la Plata, poings et mains liés, la nuque rompue et portant des traces évidentes de torture. Iris Avellaneda a témoigné au procès des ex-commandants le 28 mai 1985. 166 de votre fils ?’ Qu’attendent-ils qu’elle leur dise ? ‘J’ai été réjouie, j’ai éprouvé un grand bonheur’, ou quelque chose dans ce genre ? Cette question du ‘qu’avez-vous ressenti à tel moment’ me semble la plus atroce et la plus vulgaire parmi les questions que posent les journalistes de la télévision » (Entretien avec Julio César Strassera 273). A partir de ces éléments, on peut déduire que la transmission des audiences dépourvues de son n’a pas seulement pour effet de désactiver le dispositif du direct mais aussi d’atténuer le rôle d’énonciation de la télévision largement délégitimée depuis ce qu’il est convenu d’appeler le « show de l’horreur ». La médiation devenue évidente, dès lors que le mécanisme du direct télévisuel se trouve désactivé, permet d’attribuer une plus grande légitimité aux récits journalistiques sur le procès, tout en chargeant de transcendance l’acte du jugement et les institutions démocratiques devant mener à terme le procès. Au demeurant, la politique consistant à téléviser le procès sans son ne sera pas constante tout au long des neufs mois de procédure. La décision de ne pas inclure le son lors des transmissions est maintenue tant que dure la présentation des témoignages (entre les mois d’avril et d’août) et pendant les plaidoiries du ministère public et de la défense (entre septembre et octobre). En revanche, à l’occasion de la lecture de la sentence, le 9 décembre 1985, le gouvernement décide que celle-ci doit être diffusée en direct à la radio et à la télévision. Pour la première fois, la transmission des images à la télévision s’accompagne du son. A ce stade du procès, le gouvernement perçoit la diffusion télévisuelle comme une garantie de légitimité et de visibilité au service de l’établissement d’une « vérité juridique ». C’est-à-dire, d’une vérité qui, parce qu’elle émane des plus hautes instances étatiques, a vocation à mettre fin au litige entre des versions du passé divergentes. 273 Procureur lors du procès de 1985. Entretien réalisé en août 1999. 167 Une vérité juridique Le procès aux ex-commandants construit et légitime un certain type de récit sur le passé dictatorial que l’on peut qualifier de « vérité juridique ». Dans le cas de ce procès spécifique, celle-ci a les caractéristiques suivantes : a) Démonstration d’une vérité jusque-là occultée Le procès a pour fonction de dévoiler ce que les militaires ont tenté de masquer (attitude qui va de pair avec la modalité répressive adoptée – c’est-à-dire, la disparition). Les militaires ont tenté d’effacer les traces des crimes commis et le procès parvient à démontrer (et à mettre en scène publiquement chaque étape de cette démonstration) que ce que les mêmes militaires s’obstinent à nier – et ce que le mouvement des droits de l’homme n’a eu de cesse de dénoncer – a effectivement eu lieu. b) Etablissement d’une vérité indubitable et indélébile L’instance judiciaire autorise non seulement la construction de récits sur ce qui a eu lieu mais aussi l’énoncé d’une sentence. C’est-à-dire, d’une vérité capable de mettre fin au litige en cours et ne laissant subsister aucun doute sur les faits. Si les mémoires se construisent, reconstruisent, luttent, se juxtaposent, ce sera désormais dans une relation (de soutien, d’opposition, de contradiction, etc.) à la vérité mise en évidence lors du procès. Cette vérité a de plus un caractère indélébile. Même si en 1990, une grâce présidentielle exempte (comme nous le verrons) les condamnés de l’accomplissement effectif de leur peine, la vérité démontrée n’est pas pour autant effacée. Ceux qui ont été condamnés sont encore coupables. Ces caractéristiques distinguent la vérité juridique de la vérité historique. Selon Paul Ricœur, la principale différence entre la vérité juridique et la vérité historique est l’énoncé d’une sentence : « La sentence marque par son caractère définitif la différence la plus évidente entre l’approche juridique et l’approche historiographique des mêmes faits »274. Tandis que la vérité juridique a un 274 RICŒUR Paul, « Les rôles respectifs du juge et de l’historien », in Esprit, n. 266-267, août – septembre 2000, p. 55. 168 caractère définitif, la vérité historique met en doute, rouvre, réécrit et elle est illimitée. « Cette ouverture sur la réécriture marque la différence entre un jugement historique provisoire et un jugement judiciaire définitif. (…) Le cercle potentiellement illimité de l’explication se referme inexorablement sur le jugement qui ne peut être in fine que de condamnation ou d’acquittement »275. c) Interprétation du passé en termes juridiques Le procès présente une lecture de la répression en termes de délits commis et de transgression de la loi. On y signale non seulement l’existence et l’identité des coupables (ce n’est pas seulement « l’Etat » ou « les forces armées », mais aussi des personnes déterminées, ayant un nom de famille, qui ont décidé et exécuté une politique criminelle déterminée), on met également en évidence le fait que ces personnes ont violé les lois existantes. Les faits sont donc interprétés en tant qu’infractions. Dans cette logique, les coupables n’ont pas seulement porté atteinte à leurs victimes directes mais aussi à l’ensemble de la société : « l’infraction n’est pas un dommage infligé par un individu à un autre individu, c’est une offense ou une lésion infligée par un individu à l’ordre, à l’Etat, à la loi, à la société, à la souveraineté, au souverain »276. L’interprétation du passé en termes juridiques a également pour effet d’imposer certaines limites aux récits produits dans cette instance. Par exemple, la disparition forcée de personnes ne peut être le crime que l’on cherche à établir et à punir puisque, comme nous l’avons signalé, elle n’est pas codifiée en tant que tel. Au cours de ce procès, les disparitions forcées de personnes sont pour ainsi dire fragmentées et présentées comme succession de crimes divers sur lesquels on peut en revanche statuer et que l’on a effectivement condamnés. Ceci étant posé, il faut savoir que durant le procès, la disparition est également appréhendée comme un délit qui excède, pour ainsi dire, les normes établies. Elle renvoie à un type de délit que, de fait, la législation en vigueur ne comprend pas. Bien que pénalement elle ne puisse constituer le crime que l’on cherche à élucider, la disparition est (re)présentée en qualité de crime : de crime excessif. L’acte d’accusation – 275 276 Ibid, pp. 56-57. FOUCAULT Michel, La verdad y las formas jurídicas, Barcelona, Gedisa, 1986, p. 76. 169 faisant état de 833 témoins, de 9 mois de procédure, de 530 heures d’audiences, de 3 tonnes de documentation – met en évidence cette sorte d’excès que la disparition produit. Mais la sentence marque un décalage entre cet excès et la capacité de la Justice à prendre en charge ces crimes : « Dans un pays où la Commission Nationale sur la Disparition a enregistré 8.960 cas de disparitions forcées, la Justice n’a pu prouver que 19 homicides (16 imputables à Videla et 3 à Massera) et 468 enlèvements (306 imputables à Videla, 69 à Massera, 58 à Viola et 35 à Lambruschini). C’est que selon la législation en vigueur la preuve décisive dans un cas d’homicide c’est le corps de la victime, tandis que pour prouver l’enlèvement il est important que l’individu enlevé ait survécu »277. De plus, l’interprétation des faits en termes juridiques implique d’exclure des interprétations d’un autre ordre. Comme par exemple, les lectures du passé en termes politiques : présenter les victimes comme porteuses d’un projet politique ; le système d’extermination comme un plan ayant eu des objectifs et des conséquences politiques ; les militaires comme les représentants d’un modèle politique. La défense des commandants a cherché « la manière de politiser le procès pour le discréditer immédiatement au près du public en raison de sa dimension politique »278. De ce fait, au cours du procès, tous les secteurs approuvent l’accent mis sur son caractère « apolitique ». Du point de vue de ce qu’est le travail de mémoire, un problème se pose : la seule manière par laquelle la société argentine peut alors se prononcer sur et condamner les crimes, c’est de les déplacer du domaine politique au terrain du droit prétendument apolitique. En dépolitisant d’emblée l’espace destiné à la mémoire, on perd de vue les conséquences politiques engendrées par la disparition. Toujours du point de vue de ce qu’est le travail de mémoire, une idée est ainsi escamotée et elle n’est pas des moindres : le fait qu’en même temps que des individus, c’est un sujet politique que l’on a fait disparaître. Les disparus deviennent 277 278 BRUSCHTEIN Luis, « La desaparición no es un delito », La Razón, 11 décembre 1985, p. 17. CIANCAGLINI S. et GRANOVSKY M., op. cit., pp. 85-86. 170 alors les « victimes de tout le monde » et ne sont plus rattachés à des idées, à des secteurs ayant engagé des luttes concrètes279. Le récit judiciaire exclut également d’autres questions dont le traitement requiert un travail de réflexion au sein même de la société. Parmi ces questions, les suivantes : pourquoi a-t-on instauré le terrorisme d’Etat ? Quels projets politiques étaient en lutte en 1976 ? De quelle manière la société civile a-t-elle collaboré et rendu possibles ces événements ? Quelles conséquences ce crime spécifique a-t-il eu pour la société argentine à moyen et long terme ? C’est ce que signale Hannah Arendt en relation au procès d’Adolf Eichmann : « La justice exige que l’accusé soit poursuivi, défendu et jugé ; et qu’on laisse en suspens toutes les autres questions, dussent-elles paraître plus importantes, du genre de celles-ci : ‘Comment cela a-t-il pu arriver ?’, ‘Pourquoi ?’, ‘Pourquoi les Juifs ?’, ‘Pourquoi les Allemands ?’, ‘Quel fut le rôle des autres pays ?’, ‘Dans quelle mesure les Alliés étaient-ils coresponsables ?’, ‘Comment les Juifs ont-ils pu contribuer, par l’intermédiaire de leurs propres chefs, à leur propre anéantissement ?’, ‘Pourquoi sont-ils allés à la mort comme des moutons à l’abattoir’ ? »280. Malgré ces limitations, le récit produit au cours du procès et sa valeur de sanction quant à la vérité juridique démantèlent les arguments que les militaires ont voulu imposer à la société281 et désarticulent les mécanismes de négation et de tergiversation de l’information propres au terrorisme d’Etat. 279 Cette observation est faite par Antonia García Castro en relation aux disparus au Chili : « Le mot ‘disparu’ est devenu autoréférentiel : il ne nous dit rien sur les individus que l’on a fait disparaître si ce n’est qu’ils ont été effectivement victimes d’un ensemble de pratiques menées par les militaires en vue de cacher les corps, de supprimer les preuves des crimes commis et de se soustraire à toute responsabilité pénale. (...) C’est un nœud où vient se tisser la mémoire tronquée plus que l’oubli : toute évocation des disparus – non seulement victimes d’un crime commis dans le passé mais acteurs politiques d’un passé antérieur – est aussi évocation d’un problème politique du présent ». GARCIA CASTRO A., « ¿Quiénes son? Los desaparecidos en la trama política chilena (1973-2000) », in GROPPO B. et FLIER P. (dir.), La imposibilidad del olvido. Recorridos de la memoria en Argentina, Chile y Uruguay, La Plata, Ediciones Al Margen, 2001. p. 206. 280 ARENDT Hannah, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1991, (col. Folio Histoire), p. 14. 281 Mais de fait, ceci n’aura pas de conséquence, sur le moment, comme nous le verrons, sur le discours public des militaires lorsque certains d’entre eux entreprendront de faire des déclarations sur le sujet. Ceux qui prennent la parole après le procès (cela ne concerne que quelques individus, entre 1985 et 1995) maintiennent leurs positions de toujours : négation ou justification des crimes. 171 Médias et actions institutionnelles Le procès constitue une scène de la mémoire. Il met en branle les deux principes du travail de mémoire (distance temporelle et construction d’une vérité) dans un dispositif scénique où les divers acteurs jouent des rôles prédéterminés, où l’on se dirige à un public présent en permanence (symbole de la société tout entière). La mise en scène du procès participe ainsi de l’élaboration de sens concernant les récits sur le passé et le rôle de la justice dans le présent. En effet, ce que l’on tente de mettre en scène au cours du procès – ce que l’on tente de donner à voir et à entendre au public présent dans la salle des audiences – ce n’est pas seulement le récit des faits survenus dans le passé mais aussi la condamnation de ce passé et la notion selon laquelle un nouvel ordre institutionnel doit être érigé dans le futur. Cette mise en scène – qui se tient à distance des logiques médiatiques, en particulier télévisuelles – semble, à ce moment précis, la seule capable de donner à la souffrance des victimes – exposée dans les témoignages – une contention et un sens social. « Sans les six juges situés sur le devant, un avocat défenseur situé sur la droite, le procureur général sur la gauche, les invités de marque sur les côtés et le public au-dessus, chaque témoignage n’aurait été que l’expression d’une tragédie. Mais encadré au sein d’un processus légal, chaque témoignage s’est révélé une pièce maîtresse du procès. Chaque journaliste, au jour le jour, se voyait poser la question de savoir si l’horreur était supportable. Et tous les jours un journaliste donnait plus ou moins la même réponse : la sensation de justice compense la perception de l’horreur »282. Un accord tacite se créé au sein de divers secteurs quant à la nécessité d’éviter que les témoignages ne se transforment en spectacle macabre comme, pense-t-on, cela aurait été le cas à la télévision étant donné les caractéristiques du média et en tenant compte des antécédents du « show de l’horreur » de 1984. En même temps, les logiques de la mise en scène judiciaire semblent être les seules capables de ne pas altérer les principes de sérieux et de transparence 282 CIANCAGLINI S. et GRANOVSKY C., op. cit., p. 134. 172 qu’exige la tâche de juger les ex-commandants. C’est-à-dire, qu’elles semblent être des logiques appropriées pour gérer et donner un sens au passé. Dans cette instance, rappelons-le, les logiques télévisuelles sont subordonnées aux logiques institutionnelles. Comme nous l’avons vu dans ce chapitre, entre 1984 et 1985, autrement dit, dans les deux premières années de la transition démocratique, la relation entre les médias et les actions institutionnelles évolue progressivement vers cette subordination. 173 Chapitre 2 La « réconciliation nationale » : silence et impunité (1987-1994) 174 « Comme si, en fait, rien n’avait eu lieu, comme si nulle catastrophe n’avait endeuillé l’époque, la nuit de l’idylle descend à nouveau sur l’humanité »283. La mémoire de la répression admet le commencement d’une nouvelle étape en avril 1987. C’est alors qu’a lieu le premier soulèvement militaire qui tente de mettre un terme aux actions judiciaires entreprises pour des violations des droits de l’homme perpétrées sous la dictature. A partir de ce moment, la sensation de menace soutenue par l’idée que « tout peut de nouveau se produire » alimente, d’un côté, la vague grandissante des pressions militaires, de l’autre, une réponse à ces pressions au travers de manifestations de rue massives en soutien à la démocratie. Durant cette période, les pressions militaires s’imposent et sont à l’origine d’un cadre d’impunité pour les militaires tandis que les manifestations populaires, condamnant la dictature, perdent du terrain jusqu’à ne plus être que des expressions isolées, menées par des groupes bien spécifiques. Point Final et Obéissance Due Le gouvernement de Raúl Alfonsín avait adopté une stratégie claire de délimitation des responsabilités pour les procès intentés aux militaires : « Alfonsín avait établi dès la période électorale trois niveaux de responsabilité : ceux qui ont donné les ordres, ceux qui y ont obéit et ceux qui ont commis des excès. Les premiers étaient les ex-commandants et ils devaient être jugés. Les troisièmes étaient ceux qui avaient en quelque sorte fait cavalier seul, profitant du cadre répressif en leur propre bénéfice (enlèvements suivis d’extorsions, vols, vengeances personnelles). Ils devaient également être jugés. Mais, le deuxième groupe, celui de ceux qui avaient obéit (même s’ils étaient auteurs de crimes, de tortures, d’enlèvements) étaient protégé par la loi dite d’Obéissance Due »284. 283 FINKIELKRAUT Alain, La mémoire vaine. Du crime contre l’humanité, Paris, Gallimard, 1989. 284 CIANCAGLINI S. et GRANOVSKY C, op. cit., p. 317. 175 Le président Alfonsín espère que le jugement des ex-commandants pourra légitimer sa position en châtiant les plus hauts responsables et en exemptant du châtiment les autres impliqués. Pourtant, la sentence aura une portée différente puisqu’elle ordonne aussi de poursuivre les enquêtes pour déterminer les coupables des enlèvements, des tortures et des homicides et de les traduire en justice285. En réponse à cette situation, et toujours en accord avec la stratégie initiale, le gouvernement dicte en avril 1986 des instructions aux procureurs militaires selon lesquelles les militaires ayant obéit aux ordres doivent être exemptés de toute responsabilité, même lorsque les faits jugés sont des tortures. « Une crise politique éclate alors devant l’opposition des associations de droits de l’homme et les secteurs internes du parti radical. La crise touche la Cour Fédérale elle-même. Le juge Torlasco démissionne »286. A ce moment précis, les instructions gouvernementales ne permettent donc pas de freiner la portée de l’action judiciaire. Le gouvernement reste préoccupé par l’inquiétude régnant dans les milieux militaires à propos des procès en cours. Le gouvernement propose alors une loi appelée « Loi de Point Final », approuvée par le Parlement le 23 décembre 1986. Celle-ci fixe un délai de 60 jours pour interposer des dénonciations relatives à des crimes perpétrés avant le 10 décembre 1983. Les dénonciations réalisées après ce délai ne donneront pas lieu à des procès. Cette loi crée ainsi une prescription quasiment immédiate pour les crimes commis par les militaires. En dépit du Point Final les enquêtes ouvertes poursuivent leur cours et l’effet produit est en quelque sorte contraire à l’effet attendu par le gouvernement : « Lorsque la loi de Point Final a été opérante, les tribunaux de tout le pays, y compris certains de la province ayant agi avec une certaine lenteur, sont entrés dans une activité 285 Le point 30 de la sentence précise : « Disposant, en accord avec le devoir légal de dénoncer, que l’on transmette au Conseil Suprême des forces armées, le contenu de cette sentence et toutes les pièces pertinentes pour pouvoir engager le procès des officiers supérieurs ayant occupé le commandement de zone et de sous-zone de défense, durant la lutte contre la subversion et de tous ceux qui ont eu une responsabilité opérationnelle dans les actions » (reproduit dans El Diario del Juicio, numéro 36, 28 janvier 1986). 286 CIANCAGLINI S. et GRANOVSKY C., op. cit., p. 315. 176 frénétique sans même tenir compte des vacances judiciaires de la période d’été en janvier »287. En mars 1987, 400 individus sont ainsi inculpés pour des délits en relation aux violations des droits de l’homme. La première crise provoquée par des pressions militaires a lieu le 14 avril 1987, au tout début de la semaine de pâques, lorsque le « major Ernesto Barreiro, cité à comparaître pour des accusations de torture, communique à son supérieur (…) qu’il ne se présentera pas devant la Cour »288. Le lendemain, Barreiro se retranche dans le club des officiers tandis que la Cour Fédérale de Córdoba, refusant de reporter la comparution, déclare Barreiro en rébellion et demande son appréhension à la police. Le 16 avril, les journaux informent sur la rébellion dans l’édition matinale. L’inquiétude est grande au sein de la population quant à l’issue des événements. Les rebelles réclament une amnistie et la démission du chef des forces armées, par ailleurs ils « [exigent] le terme de la campagne d’hostilité menée par les médias à l’encontre de l’armée »289. Dans un premier temps, le gouvernement se montre ferme et appelle la population à manifester dans les rues en signe de soutien à la démocratie. C’est à ce moment que le lieutenant-colonel Aldo Rico « qui avait lutté au cours de la guerre des Malouines sous les ordres du colonel Mohammed Alí Seineldín, et qui était le chef d’un régiment dans la province de Misiones, prend d’assaut l’école d’infanterie de Campo de Mayo, dans la périphérie de Buenos Aires. Il a le soutien immédiat de 50 capitaines qui étudiaient en ce lieu »290. Le 17 avril, vendredi de pâques, 200 officiers soutiennent ouvertement le lieutenant-colonel Rico. Le président Alfonsín ne parvient donc pas à obtenir le soutien effectif des forces loyales. Ce pourquoi il annonce le dimanche 19 avril devant une place de Mai bondée qu’il se réunira avec Rico à Campo de Mayo. La foule attend place de Mai le retour d’Alfonsín. Puis, le président sort au balcon du palais présidentiel pour dire que les rebelles ont déposé leurs armes. Depuis, ce 287 NINO C., op. cit., p. 149. Ibid, p. 151. 289 CIANCAGLINI S. et GRANOVSKY C., op. cit., p. 316. 290 NINO C., op. cit., p. 152. 288 177 discours a été stigmatisé comme le premier pas en arrière de la démocratie et vers l’impunité (voir encadré : « Joyeuse Pâques… La maison est en ordre »). Personne ne connaît avec certitude les termes du dialogue secret entre le président Alfonsín et le lieutenant-colonel Rico. Le fait est qu’un mois après la rébellion, le 14 mai 1987, la loi d’« Obéissance Due » est adoptée. Cette loi : « [crée] une présomption irréfutable de ce que les officiers en chef, les subordonnés et la troupe des forces armées, de sécurité et pénitentiaires ont agi sous des ordres, ce pourquoi ils ne peuvent être punis. La même présomption [s’étend] aux officiers supérieurs, aux généraux et aux colonels n’ayant pas agi en qualité de chefs de zone ou de sous-zone ou des forces armées, de sécurité et pénitentiaires à moins que dans les 30 jours ne soit décidé en justice qu’un tel [a] eu pouvoir de décision ou qu’il [a] aidé à formuler des ordres. Cette présomption ne [s’applique] pas aux délits de violation, enlèvement et appropriation d’enfants et vol »291. En conséquence, les agents de la répression susceptibles d’être jugés sont les hauts responsables des forces armées et de sécurité. Les autres sont exemptés et n’ont pas à rendre des comptes devant la Justice au motif de la loi d’Obéissance Due. A l’occasion de la première application de cette loi, en juin 1987, la Cour Suprême disculpe Etchecolatz, Bergés et Cozzoni de la Police, déjà jugés. Un second soulèvement se produit en janvier 1988, lorsque Rico se retranche dans le Régiment d’Infanterie de Monte Caseros, dans la province de Corrientes : « Le 18 janvier il se rend (sans rencontrer la même adhésion qu’à l’occasion de la Semaine de Pâques, peut-être parce que la Loi d’Obéissance Due calmait bien des velléités de rébellion) »292. En décembre 1988, le colonel Mohamed Alí Seineldín conduit un troisième soulèvement. « Ce que [poursuit] Seineldín c’est l’annulation des procès en cours (par exemple, celui du premier corps de l’armée ayant à sa tête l’ex-général Suárez Mason), l’adoption d’une amnistie et la revendication de l’armée pour son action anti-subversive »293. Une partie de ces réclamations sera entendue par le prochain gouvernement élu démocratiquement. 291 Ibid, pp. 158-159. Nous soulignons. CIANCAGLINI S. et GRANOVSKY C., op. cit., pp. 317-318. 293 Ibid, p. 318. 292 178 « Joyeuses Pâques... La maison est en ordre » Voici le discours de Raúl Alfonsín du 19 avril 1987 : « Compatriotes... compatriotes... Joyeuses Pâques! Les rebelles ont changé d’attitude. Ils seront arrêtés et remis à la Justice. Le groupe est formé d’hommes, parmi lesquels des héros des Malouines, qui ont pris ce mauvais chemin et confirment leurs intentions de ne pas mener à terme un coup d’Etat. Quoiqu’il en soit, ils ont mené le pays à cet état de tension... que nous avons tous vécu et dans lequel le peuple argentin a été l’acteur principal. Pour éviter que ne coule le sang, j’ai donné l’ordre de ne pas attaquer le commandement de l’armée et nous pouvons maintenant remercier Dieu. La Maison est en ordre et le sang n’a pas coulé en Argentine. Je demande aux personnes qui sont à Campo de Mayo de se retirer. Et je vous demande à vous tous de retourner chez vous embrasser vos enfants pour fêter Pâques dans une Argentine en paix » (cité par Nino, op. cit., p.156). Ce discours est désormais à ce point associé aux lois d’impunité que très souvent pour se référer à ces lois on a recours à l’expression « Les Joyeuses Pâques d’Alfonsín ». Les grâces présidentielles En juillet 1989, dans un contexte national ébranlé par l’hyperinflation et après trois soulèvements militaires, le nouveau président élu, le péroniste Carlos Menem, assume son mandat294. Parmi les premières mesures, l’annonce d’une grâce présidentielle pour les militaires ayant été jugés pour violations des droits de l’homme. 294 Si en 1983, le défi du gouvernement de R. Alfonsín fut de créer un cadre institutionnel démocratique, celui du gouvernement de Carlos Menem, en 1989, est de générer une stabilité économique pour créer les bases d’un modèle néo-libéral. Au moment de l’investiture de Carlos Menem les discussions publiques sont centrées sur les mesures économiques que l’on se dispose à prendre. Quant à la politique militaire, Menem parle durant sa campagne de « pacification » et de « réconciliation nationale ». 179 L’exigence d’une supposée « réconciliation nationale » et une volonté de « fermer les blessures du passé et de regarder vers le futur » viennent soutenir le geste du nouveau président. La figure de la grâce, attribution du président de la République, est alors légalement possible mais rejetée par un grande majorité : deux cent mille personnes s’opposent à la possibilité d’une grâce présidentielle en manifestant dans les rues de Buenos Aires au cours du mois du septembre. Néanmoins, le 6 octobre 1989, Carlos Menem signe les premiers décrets et fait bénéficier de la grâce près de quatre cent individus en cours de jugement. « Les graciés se divisent en trois groupes : des membres des forces de sécurité et des forces armées accusés de terrorisme d’Etat ; des membres de groupes guérilleros accusés d’avoir commis des actes terroristes dans les années 1970 ; et ceux qui se sont rebellés contre le gouvernement démocratique en 1987 et en 1988, ce qui inclut Rico et Seineldín »295. L’impunité est complète un an plus tard. Le 29 décembre 1990, le président Menem accorde la grâce présidentielle aux anciens membres des organisations de guérilla (tels que l’ancien chef montonero, Mario Firmenich) et à ceux qui avaient été condamnés pour des violations des droits de l’homme dont J. R. Videla, E. Massera, O. R. Agosti, R. Viola, A. Lambruschini, R. Camps296 et P. Ricchieri. De plus, Carlos Menem gracie l’ancien chef du premier corps de l’armée, Guillermo Suárez Mason et l’ancien ministre d’Economie, Martínez de Hoz, en cours de jugement297. Ainsi, à sept ans du début de la démocratie, suite aux deux lois promulguées sous le gouvernement du président Alfonsín et à la série de grâces présidentielles signées par C. Menem, un nouveau cadre institutionnel assure l’impunité de la grande majorité des crimes commis en Argentine sous la dictature. 295 NINO C., op. cit., p. 162. Ramón Camps a été chef de la police de la province de Buenos Aires et reconnu comme responsable de centaines de disparitions et de camps clandestins ayant fonctionné dans cette province. De plus, il a été personnellement impliqué dans des tortures infligées aux prisonniers. 297 NINO C., op. cit., pp. 162-163. 296 180 Mémoire et Impunité La création de la CONADEP en 1984 avait marqué un moment fort où l’Etat assumait ouvertement un rôle actif dans la gestion de la mémoire de la répression, entendue comme requête de vérité et de justice. Les grâces présidentielles marquent, quant à elles, le moment où l’Etat se désintéresse de l’affaire. De nouveau, comme sous la dictature, les associations de défense des droits de l’homme se retrouvent dans le rôle des principaux entrepreneurs de la mémoire. « Le mouvement des droits de l’homme agit comme ‘entrepreneur’ de la mémoire face à deux courants politiques ayant des projets idéologiques alternatifs : ceux qui prétendent glorifier les actions des forces armées en tant qu’ héroïnes d’une guerre ayant connu quelques ‘excès’ et ceux qui prétendent fermer les blessures et mettre un terme aux conflits de la société via la ‘réconciliation’ et l’oubli, en signalant les urgences (économiques, politiques) du présent et prétendant se tourner vers le futur (ou faire table rase du passé). Devant ces interprétations opposées, le mouvement des droits de l’homme se voue de manière militante à l’activation de la mémoire, à la promotion du souvenir et au signalement des faits (outrages et violations) qui doivent être retenus et transmis »298. Dès lors, la requête de justice – qui avait obtenu une adhésion massive lors du procès aux anciens commandants – relève d’un intérêt « sectoriel » et n’est plus soutenue que par les individus et les groupes directement concernés. A leurs revendications initiales viendra s’ajouter une nouvelle ligne d’action : faire en sorte que le reste de la société s’intéresse de nouveau aux événements survenus. Après les grâces présidentielles, les expressions de condamnation du régime militaire se poursuivent mais cette fois à l’occasion seulement des commémorations (tous les 24 mars, par exemple, pour les anniversaires du coup d’Etat) et avec une nette régression du pouvoir de convocation : « La ‘fermeture’ légale de la question militaire produit un changement dans les stratégies et les discours des associations et ceci affecte leur manière de faire face aux commémorations. Entre 1990 et 1994, lesdites associations perdent leur pouvoir de convocation et, en même temps, gagnent de nouvelles modalités d’expression. Il y a ainsi 298 JELIN E., « La política de la memoria… », op. cit., p. 137. 181 un passage de la dénonciation et de la requête de justice à la remémoration et à la fonction didactique »299. Les défilés dans les rues sont organisés par le mouvement des droits de l’homme lequel, tout en préservant sa requête de justice, tente fondamentalement de rappeler et de transmettre les faits du passé : « Jusqu’au milieu des années 1980, les grands axes de l’action du mouvement des droits de l’homme [sont] donnés par l’urgence de l’éclaircissement et de la diffusion de la nature des violations massives et systématiques des droits de l’homme sous la dictature militaire – la requête de ‘vérité’ – et l’exigence d’un châtiment pour les coupables – la requête de ‘justice’. Depuis, le fait de revendiquer la mémoire – non plus individuelle mais collective et historique – et d’éviter l’oubli est devenu les principal étendard »300. On observe ainsi un déplacement de la notion de mémoire en relation à l’étape antérieure : au début de la transition, la mémoire est associée aux requêtes de vérité et de justice ; ici, la mémoire est devenue une revendication à part entière, celle-ci s’oppose aux actions institutionnelles de cette étape (Point Final, Obéissance Due, grâces présidentielles) perçues par le mouvement des droits de l’homme comme relevant d’une politique d’amnésie et d’effacement de l’histoire. Néanmoins, quelques actions spécifiquement liées à l’éclaircissement de la vérité suivent leur cours : les Grands-mères de la Place de Mai continuent leurs actions en vue de retrouver environ 500301 enfants volés par les agents de la répression ; l’Equipe Argentine d’Anthropologie Légale poursuit également les enquêtes afin de retrouver et d’identifier les corps des disparus. Dans tous les cas, l’impunité est désormais le cadre de ces actions. 299 LORENZ Federico, « ¿De quién es el 24 de marzo? Las luchas por la memoria del golpe de 1976 », in JELIN E. (dir.) Las conmemoraciones : Las disputas en las fechas “in-felices”, Madrid et Buenos Aires, Siglo Veintuno Editores, 2002, p. 80. 300 JELIN E., « La política de la memoria… », op. cit., p. 104. 301 Tout comme le nombre exact des disparus, variable en fonction du groupe ou de l’instance qui le présente, le nombre d’enfants volés est lui aussi incertain. Les Grands-mères de la Place de Mai ont reçu 300 dénonciations mais elles estiment qu’il y a eu environ 500 enfants volés. La différence tiendrait au fait que, dans de nombreux cas, on ne savait rien de la grossesse des femmes disparues et, dans d’autres cas, les familles n’ont pas forcément eu les ressources nécessaires pour entreprendre une dénonciation devant les organismes concernés. 182 Silence, autocensure et vidéos pirates Peu à peu les médias font le silence sur ces thèmes et seuls quelques événements isolés parviennent à l’espace médiatique. Durant cette étape, la télévision est tout particulièrement marquée par une « autocensure » sur les thèmes liés à la dictature. Un épisode significatif de ce silence à la télévision se rapporte aux images du procès intenté aux ex-commandants. Les 530 heures enregistrées en 1985 durant les audiences du procès sont éditées dans un documentaire de 12 heures. Le documentaire est réalisé tout au long de l’année 1986. Sa réalisation avait été ordonnée par le gouvernement de Raúl Alfonsín et il était prévu qu’il soit diffusé par la chaîne ATC pendant toute une semaine (du lundi au samedi à raison de deux heures par jour) à une heure de grande écoute. Cette émission, dont la diffusion avait été prévue pour le début de l’année 1987, est annulée en raison du soulèvement militaire de la semaine de pâques. Durant les années suivantes, les images de ces vidéos vont circuler par le biais de copies pirates. D’une certaine manière, en cette étape, le parcours des images du procès aux ex-commandants ne fait qu’accompagner le processus juridico-institutionnel, également marqué par les capitulations, les procès étant suivis des grâces présidentielles et le châtiment de l’impunité302. Jusque-là, la télévision n’a quasiment pas d’initiative propre en relation aux images du procès. Les rares images diffusées ont été produites avant le soulèvement de pâques303. Au cours de cette période néanmoins, d’autres initiatives sont adoptées en relation à la mémoire de la répression : elles sont « censurées » (même si le gouvernement n’a jamais admis avoir censuré quoi que 302 Pour plus de détails concernant la circulation des images du procès pendant cette période, voir FELD C., Del estrado a la pantalla…, op. cit. 303 Comme par exemple dans le programme présenté par le journaliste José Ricardo Eliashev, « Cable a tierra » (diffusé sur ATC) lors de l’émission de la deuxième semaine de mai 1986. Dans le cadre d’une émission consacrée à la célébration du premier anniversaire du cycle, J. Eliashev invite le procureur adjoint Luis Moreno Ocampo. Celui-ci apporte un fragment de l’accusation afin qu’il soit présenté au cours de l’émission. C’est ainsi qu’on diffuse « pour la première fois à une heure de grande écoute, la dernière partie de la plaidoirie que le procureur Julio Strassera a lue devant la Cour Fédérale ». ACUÑA Claudia, « Un ciclo periodístico con muchos atractivos y poca originalidad », La Razón, 17 mai 1986, p. 40. 183 ce soit). Parmi les épisodes connus celui de l’émission « Le hangar de la mémoire » (« El galpón de la memoria ») – dirigée par Luis María Hermida et présenté par les journalistes Martín Caparrós et Jorge Dorio – dont la vocation est de narrer les événements de la dernière dictature militaire. La première partie met en évidence le parcours historique des coups d’Etat en Argentine depuis 1930. En avril 1989, au moment où la chaîne 13 est sur le point de diffuser la deuxième partie (sur le coup d’Etat de 1976), l’émission est subitement annulée : « L’émission, produite par la Fondation Plurielle pour la Participation Démocratique, résumait l’histoire des coups d’Etat en Argentine. Suite à la première émission, le hautcommandement des forces armées fait connaître ‘son profond malaise et mécontentement’ et le ministère de la Défense communique alors que ‘la thématique s’est révélée blessante’ pour cette institution. Ce n’est qu’en 1997 que [Lalo] Mir a révélé qu’un appel téléphonique du secrétaire de la Culture de l’époque, Carlos Bastianes, avait fortement influé sur la décision de la Fondation Plurielle pour la Participation Démocratique d’annuler la diffusion de la dernière partie du Hangar de la Mémoire »304. Tout comme durant le procès, les médias sont subordonnés à la logique institutionnelle et aux exigences politiques du moment. Dans la mesure où aucune action institutionnelle relative à la mémoire de la répression n’a lieu, les médias se désintéressent progressivement du thème. Ceci, jusqu’en 1995. Des militaires inquiétés Certains militaires de l’époque de la dictature sont devenus des figures à la fois visibles et symboliques de la répression305. Lorsqu’ils se présentent en public, ils sont bien souvent reconnus et insultés par les gens. D’autres demeurent dans 304 CAMPS S. et PAZOS L., op. cit., p. 35. Tels que Emilio Eduardo Massera, Jorge Rafael Videla, Ramón Camps et Guillermo Suárez Mason (commandant du Premier Corps de l’armée de Terre sous la dictature) jugés et amnistiés. Autre figure emblématique de la répression : Alfredo Astiz. Lieutenant de frégate sous la dictature militaire, il participe aux missions d’enlèvement. En 1977, il s’introduit au sein du premier groupe de Mères de la Place de Mai et se rend responsable de la disparition de deux religieuses françaises, crime pour lequel il est jugé par contumace et condamné à la prison à perpétuité en France, en 1990. Il est également responsable de l’enlèvement de l’adolescente suisse disparue, Dagmar Hagelin. Pour une information plus complète sur A. Astiz, voir GOÑI U., op. cit. 305 184 l’anonymat et mènent une vie apparemment normale et, dans de nombreux cas, ils sont promus au sein des institutions auxquelles ils appartiennent. Dans ce contexte d’impunité, en octobre 1994, deux membres de la Marine, Juan Carlos Rolón et Antonio Pernías, sont cités à comparaître par la Commission d’Accords du Sénat (Comisión de Acuerdos del Senado) pour rendre compte de leurs activités sous le gouvernement militaire. En réalité, J. C. Rolón et A. Pernías avaient été accusés de graves crimes dans le cadre des procès pour des violations des droits de l’homme ouverts en décembre 1983. Tous deux avaient par la suite bénéficié de la loi d’Obéissance Due. Au préalable, A. Pernías avait été accusé « de l’assassinat de deux religieuses françaises, de cinq prêtres et de l’enlèvement de parents de disparus, faits survenus en 1977 dans une église de Santa Cruz »306. Rolón quant à lui « est lié à la tentative d’enlèvement s’étant scindée par la mort de Mónica Jáuregui, consigné dans le témoignage de plusieurs détenus-disparus »307. En octobre 1994, il ne s’agit plus de les juger (ce qui n’est pas possible étant donné le cadre légal établi par les lois de Point Final et d’Obéissance Due) mais de décider, à partir de leurs déclarations, de leur possibilité ou non de prétendre à une promotion. Les accords du Sénat relatifs à la promotion des officiers supérieurs sont établis par la Constitution argentine et depuis 1990, les séances sont publiques. Les antécédents de cette affaire sont les suivants. A la fin de l’année 1993, le chef de la Marine, l’amiral Enrique Molina Pico, propose que Pernías et Rolón obtiennent le grade de capitaine de navire. Le ministre de la Défense tout comme le Président Menem appuient cette demande. Néanmoins, ces promotions sont bloquées au Sénat, le 29 décembre 1993, au motif des accusations pesant sur les marins – accusations que les associations de droits de l’homme se chargent d’invoquer en permanence. Cet avis défavorable du Sénat n’est pas confirmé et perd sa validité. De telle manière qu’en octobre 1994, l’on doit de nouveau mettre à l’ordre du jour la question de la promotion. C’est dans ce cadre qu’ils sont appelés à comparaître devant la Commission des Accords. 306 307 Página/12, 20/10/94. Ibid. 185 Le 19 octobre 1994, Pernías et Rolón font leur déposition lors d’une séance de la Commission des Accords du Sénat, en présence de journalistes mais sans une couverture télévisuelle. A cette occasion, Pernías signale qu’à l’époque les ordres dictés par les chefs incluaient « les interrogatoires et les tortures » et admet de manière implicite que la Marine a participé à l’enlèvement et à l’assassinat des religieuses françaises Alice Domon et Léonie Duquet. Il dit également que la torture était un « outil » de la « lutte contra la subversion ». Rolón, de son côté, « [affirme] que certains supérieurs de la lutte anti-subversive, sont devenus par la suite amiraux, que tout ce qu’il a fait était en accord avec l’esprit de la Marine et que cette arme a décidé, sous le gouvernement militaire, que tous ses officiers devaient investir les groupes dits de tâches spéciales de manière rotative »308. Les marins sont interrogés « sans pressions » comme le consigne la presse et le fait qu’ils se réfèrent à la torture sans ambages produit une véritable surprise. « La décharge que fait Pernías sur sa propre situation attire l’attention parce qu’il formule des concepts susceptibles d’appuyer les accusations formulées par des associations de défense des droits de l’homme, en dépit du fait que les sept membres de la Commission des Accords présents, six membres du parti péroniste et un radical, paraissaient disposés à ne pas faire pression sur les militaires. Le thème de la méthodologie utilisée dans la lutte contre la subversion est mis sur le devant de la scène lorsque Pernías manifeste, pour sa défense, qu’il ne faisait qu’accomplir des ordres et qu’il ne s’en est pas éloigné ‘d’un seul millimètre’. Il concède néanmoins à propos des instructions ‘[qu’] on pouvait les analyser comme quelque chose de difficile mais qu’elles étaient alors un outil’ et il ajoute : ‘Je fais référence aux interrogatoires et aux tortures’ »309. Pour la première fois, un militaire parle de la torture sans euphémismes. Même s’il ne le fait pas à la première personne et ne dit pas s’il a lui-même torturé (c’està-dire qu’il ne répond nullement aux accusations pesant sur lui), il admet l’accomplissement de délits durant les actions répressives. Bien que ces délits aient été jugés et prouvés des années auparavant, les militaires continuent de les nier. 308 309 Clarín, 21/10/94. La Nación, 20/10/94. 186 Les déclarations de Rolón et Pernías génèrent une commotion à l’intérieur de la Marine où les déclarations des deux marins sont perçues comme une « rupture d’un pacte de silence ». Néanmoins, les répercussions de ces déclarations ne s’étendent pas à d’autres milieux malgré le fait que certaines associations de défense des droits de l’homme demandent à ce que les marins en question développent leurs déclarations et donnent des détails. La presse ne s’empare pas du thème en tant que révélation sur le passé dictatorial mais choisit de mettre l’accent sur les disputes internes à la Marine et aussi sur celles livrées au sein du gouvernement (puisque certains sénateurs du courant gouvernemental se prononcent en faveur des promotions et d’autres contre). Même le président Menem fait des déclarations de soutien aux officiers appelés à comparaître et tente de mettre un terme à l’affaire : « ‘Il ne faut pas regarder en arrière. Il faut en finir avec cette sombre histoire de l’Argentine, parce que sinon à chaque fois qu’on demandera la promotion d’un quelconque membre des forces armées, nous allons avoir ce type de problèmes’. C’est avec ces paroles que le président Carlos Menem a soutenu hier les promotions des capitaines de frégate Antonio Pernías et Juan Carlos Rolón, actuellement soumises à la considération du Sénat »310. Les médias suivent l’affaire durant une semaine entière jusqu’à ce que la Commission des Accords décide de refuser les promotions de Rolón et de Pernías. Ce n’est qu’en août 1995 que Rolón et Pernías demandent à être mis à la retraite. Le fait que ces militaires aient été appelés à comparaître génère une réaction inespérée de la part d’un marin jusque-là inconnu. Son nom est Adolfo Francisco Scilingo. Il a participé à des missions de la Marine dont l’objectif était de se défaire des corps des disparus en les jetant vivants dans la mer, nous y reviendrons. Les difficultés rencontrées par Rolón et Pernías à l’occasion de leur promotion finalement obstruée, ainsi que le faible soutien qu’ils ont trouvé auprès des autorités dont ils dépendent, motivent Scilingo à parler à ses supérieurs : il les invite à reconnaître les agissements durant la « guerre anti-subversive » (« guerre » qu’en 310 Clarín, 25/10/94. 187 réalité Scilingo ne questionnera pas). Cette initiative lui vaut d’être qualifié de « malade » par la Marine. Puis, devant son obstination, il est limogé. Scilingo s’adresse alors au journaliste Horacio Verbistky, collaborateur permanent du quotidien Página/12311, connu pour ses enquêtes journalistiques sur les violations des droits de l’homme sous la dictature. C’est par son intermédiaire que Scilingo va rendre publique sa position. 311 Le journal Página/12, publié à Buenos Aires mais de diffusion nationale, est créé en 1987. Avec un style graphique peu traditionnel et une position de gauche explicite dans ses articles et, surtout, dans ses nombreuses colonnes signées, ce quotidien se range depuis ses débuts auprès des luttes du mouvement des droits de l’homme. 188 TROISIEME PARTIE La télévision comme scène de la mémoire (1995-1999) 189 Les déclarations d’un ancien agent de la répression faites à la télévision en 1995 sont à l’origine d’une série d’initiatives et d’événements liés à la mémoire de la répression. Une nouvelle étape s’ouvre où la télévision commence à tenir un rôle central. En 1995, les déclarations des anciens agents de la répression à la télévision contribuent à ériger les émissions en question en scènes de la mémoire. Ceci suppose l’intervention d’une logique particulière, la logique télévisuelle. Cette fois-ci, la télévision entre dans le jeu avec ses règles, ses intérêts et ses langages. C’est avec ces éléments qu’elle encourage progressivement l’évocation de la dictature tout en lui donnant une forme. Dans les prochains chapitres nous allons analyser cette nouvelle configuration de la mémoire en centrant notre attention sur la nouveauté des acteurs en présence, des langages utilisés et des événements survenus. Nous prêterons une attention particulière au rôle que va jouer la télévision en cette période. S’il est vrai que dans la première partie de la transition démocratique, lorsque les premiers récits publics sur la disparition forcée de personnes ont été connus, la télévision ne fut pas une scène autonome mais resta subordonnée aux logiques institutionnelles, notamment juridiques ; dans cette nouvelle configuration, l’espace télévisuel jouera progressivement d’autres rôles et développera des caractéristiques liées au travail de mémoire. Le Chapitre 1 de cette Troisième Partie présente les principaux traits distinctifs de la période ouverte en 1995. Nombre des caractéristiques de la configuration de la mémoire, signalées dans les pages suivantes, restent d’actualité aujourd’hui (2003-2004). Néanmoins, il convient de rappeler que la période étudiée dans le cadre de cette étude s’arrête en 1999. La découpe de la période répond à deux raisons. En premier lieu, l’homogénéité du processus politique : le second mandat de Carlos Menem va de juillet 1995 à décembre 1999. A partir de l’année 2000, le paysage politique se transforme et il en va de même des priorités de l’agenda politique et de la construction de l’actualité à travers les médias. S’il est exact de dire que l’apparition de la question de la répression sur la scène publique argentine n’est pas directement liée à des disputes concrètes et des actions dans le 190 monde de la politique (contrairement à d’autres pays du cône sud, tel le Chili312), il n’en demeure pas moins que l’élection d’un nouveau gouvernement donne une visibilité publique plus importante à d’autres questions (telles les inégalités sociales, le chômage, le mécontentement de nouveaux acteurs et les scandales liés à la corruption hérités de la décennie du gouvernement de Menem) – au détriment donc d’autres questions que les médias traitaient depuis déjà quelques années. La seconde raison tient à des événements en relation avec la mémoire de la répression dictatoriale survenus en cette étape. Entre 1995 et 1999, une série de nouveautés se produisent dans divers milieux : institutionnel, politique, législatif, judiciaire, au niveau des associations de défense des droits de l’homme, etc. La densité des événements et des émissions télévisées qui s’y consacrent reste constante durant ces années, avec des pointes d’intensité, en particulier au début de l’année 1995 et pendant plusieurs mois en 1998. Elle retombe par la suite au cours de l’année 2000. Il nous a semblé prudent de clore notre étude en 1999 sans considérer pour autant que l’étape ouverte en 1995 soit définitivement close. Notre travail d’analyse se focalise sur des émissions de la télévision hertzienne et concerne deux genres informatifs : les émissions journalistiques d’opinion et les documentaires télévisés. Les raisons de cette sélection sont expliquées dans le détail dans le Chapitre 1. Concernant le choix des émissions, il a été motivé par le caractère emblématique que certaines d’entre elles ont eu dès leur diffusion. Autres éléments entrant en ligne de compte : le fait qu’elles ont parfois produit du nouveau notamment dans la configuration de la mémoire, ou le fait qu’elles ont eu des répercussions importantes ou un audimat exceptionnel. Dans le Chapitre 2, l’analyse porte sur les émissions journalistiques d’opinion diffusées entre 1995 et 1997 où l’on voit figurer des anciens agents de la répression. L’étude tente de comprendre de quelle manière ces émissions se constituent en scène de la mémoire ainsi que le type de mécanismes utilisés pour représenter la disparition. Dans la mesure où progressivement, à partir de 1998, le documentaire télévisé tend à déplacer le genre journalistique d’opinion en tant que lieu de « réflexion » sur les thèmes d’actualité dans la télévision argentine, nous 312 Voir sur ce sujet, GARCIA CASTRO A., La morte lente des disparus au Chili, op. cit.. 191 étudierons dans le Chapitre 3 des documentaires diffusés entre 1998 et 1999. Nous centrerons notre attention sur les émissions ayant montré pour la première fois à la télévision des images du procès intenté aux anciens commandants. On examinera tout particulièrement la manière dont sont présentés les témoignages des individus directement touchés par la répression. Il convient de préciser que pour mener à bien l’analyse de ces émissions télévisées nous avons choisi de ne pas faire des comparaisons ou des mises en perspective avec l’ensemble de la programmation télévisuelle. Il n’y aura pas davantage de comparaisons avec des émissions du même genre mais ayant traité d’autres thèmes à la télévision. En effet, il nous semble que la prémisse de départ – la télévision comme scène de la mémoire – engage une comparaison implicite avec d’autres milieux et d’autres scènes (ou « escenarios ») telles que celles que nous avons étudiées dans des chapitres précédents (rapport « Nunca Más », le procès des ex-commandants). Pour cette raison, la découpe thématique est faite en fonction des nouveautés produites à partir de l’espace télévisuel : l’apparition des anciens agents de la répression et la diffusion par la télévision des images du procès sont des événements générés par l’initiative de l’espace télévisuel et ils provoquent à leur tour des changements et de nouvelles problématiques liées à la mémoire de la répression. La nouveauté tient également à la configuration des représentations et des récits portant sur la disparition forcée. Les tensions et les difficultés à représenter la disparition se manifestent avec une force renouvelée lorsque la télévision se constitue en scène de la mémoire dotée de ses propres logiques et langages. Comme nous l’avons signalé au début de cette étude, le langage télévisuel doit faire face à des enjeux singuliers en relation au récit d’une expérience extrême : les tensions entre format et thème, entre logiques commerciales et dilemmes éthiques, entre l’objectif de capter davantage d’audience et les multiples niveaux de lecture et d’interprétation que l’on requiert en sont quelques uns (voir Première partie, chapitre 1). Les émissions télévisées surgies durant cette étape permettent d’observer de quelle manière opèrent ces tensions dans le processus consistant à donner du sens et à réinterpréter le passé. 192 Chapitre 1 Réactivation de la mémoire 193 I – Langages, acteurs et événements L’événement Le 2 mars 1995, le journaliste Mariano Grondona313 reçoit Horacio Verbitsky dans son émission Hora Clave. Ce dernier vient de publier un ouvrage intitulé Le Vol (El Vuelo314). L’ouvrage reproduit le témoignage d’Adolfo Scilingo à propos de l’assassinat des détenus-disparus mené par la Marine sous la dictature militaire. L’entretien télévisé s’accompagne de la lecture en voix off d’une lettre rédigée par Scilingo à l’attention du général Videla. Le texte de cette lettre est le suivant : « (... ) J’ai participé à deux transferts aériens, le premier avec 13 subversifs à bord d’un Skyvan de la Préfecture et l’autre avec 17 terroristes dans un Electra de l’Aviation Navale. On leur a dit qu’ils seraient conduits dans une prison du sud et que, pour ce motif, ils devaient être vaccinés. Ils ont reçu une première dose d’anesthésie, elle a été suivie d’une dose plus grande au cours du vol. Finalement, dans les deux cas, les corps ont été jetés nus par dessus bord dans les eaux de l’Atlantique Sud » (Hora Clave, 2/3/95). Ce récit est répété durant l’émission à peu près dans les mêmes termes. C’est la voix de Scilingo que l’on entend d’après les cassettes enregistrées par Horacio Verbitsky lors de son propre entretien. Devant les répercussions de ces déclarations, Scilingo en personne prend contact avec Mariano Grondona et sollicite de parler lors de l’émission suivante. L’entretien avec Scilingo, préalablement enregistré, est diffusé le 9 mars 1995. En termes généraux, l’ancien marin réaffirme dans cet entretien les déclarations reproduites dans l’ouvrage de Verbitsky. Bien que Scilingo ne donne aucune nouvelle information concernant le système répressif, c’est bien la première fois qu’un ancien agent de la répression reconnaît publiquement la manière dont les forces armées ont agi sous la dictature (sans nier les faits et sans brandir l’argument selon lequel il s’agissait là « d’excès commis par des subordonnés »). Il décrit également un élément fondamental de la disparition de 313 314 Voir encadré : Profil des Journalistes. VERBITSKY Horacio, El Vuelo, Buenos Aires, Planeta, 1995. 194 personnes en tant que système : l’élimination clandestine et l’occultation des corps des détenus-disparus. De plus, Scilingo déclare que devant les problèmes de conscience rencontrés par les hommes ayant participé à ces opérations, certains ecclésiastiques ont autorisé cette méthode d’élimination car c’était là une manière « pieuse » de tuer. L’Eglise catholique se trouve ainsi impliquée dans le crime. Dans ses déclarations, Scilingo soutient également que les forces armées élaboraient une documentation ad hoc où l’on consignait le sort final de chaque disparu. Bien que les déclarations de Scilingo aient été préalablement publiées dans un livre, leur présentation à la télévision génère de vives réactions dans divers milieux. On pourrait dire que la prise de parole de Scilingo se constitue fondamentalement en événement télévisuel. Parmi les différentes acceptions de la notion d’événement, nous retenons, dans ce cas, celle d’un « événement provoqué » par les médias : « (…) les médias d’information (…) ne se contentent pas de rapporter les paroles qui circulent dans cet espace [public], ils contribuent de façon beaucoup plus active à la réalisation du débat social en mettant en place dans un lieu particulier – le leur, qu’ils maîtrisent – des dispositifs autorisant surgissement et confrontation des paroles diverses. Ce surgissement et cette confrontation n’apparaissent pas de façon spontanée, ou au gré du débat social qui s’instaure par ailleurs dans l’espace public. Il s’agit au contraire d’une mise en scène organisée de telle sorte que ces confrontations de paroles deviennent en elles-mêmes un événement saillant. L’événement procède donc ici d’un ‘dire’ qui n’est plus un simple relais pour décrire le monde (la parole du présentateur, du journaliste ou du témoin), mais une construction à des fins de révélation d’une vérité quelconque sur le monde. Cette construction est alors exhibée (dans la presse, à la radio, à la télévision), et pour ce faire elle fait l’objet, comme au théâtre, d’une mise en scène dans les dispositifs que les médias installent »315. Durant les mois suivant les déclarations de Scilingo, d’autres anciens militaires se rendent à l’espace télévisuel pour parler de leur participation à la répression clandestine sous la dictature. Devant ces expressions, celui qui est alors commandant en chef des forces armées, le lieutenant-général Martín Balza, décide de diffuser – également au cours d’une émission télévisée – un « message au pays » qui sera 315 CHARAUDEAU Patrick, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social. Paris, INA / Nathan, 1997, p. 195. 195 interprété comme la première « autocritique institutionnelle » portant sur la répression. Toutes ces déclarations – réalisées au sein de l’espace télévisuel et pour la plupart depuis ce que la télévision argentine nomme des émissions journalistiques d’opinion – sont « thématisées », c’est-à-dire, suivies et développées durant plusieurs jours par tous les médias316. De cette manière, les déclarations de Scilingo ont pour effet de réinstaller au sein de l’espace médiatique le thème de la répression dictatoriale, absent depuis la signature des grâces présidentielles en 1990. Mais les déclarations de Scilingo ne provoquent pas seulement une forte présence du thème au sein de l’espace médiatique, elles sont également à l’origine d’un fait nouveau et marquent le point de départ d’une nouvelle étape dans la configuration de la mémoire de la répression. Il est vrai que cette réouverture provoquée par les déclarations de Scilingo ne naît pas du néant. Elle coïncide avec des actions menées depuis fort longtemps en Argentine par les organisations des droits de l’homme317, elle a lieu près de vingt ans après le coup d’Etat de 1976, elle se produit devant une nouvelle génération de jeunes qui soulèvent des questions relatives à la mémoire et aux droits de l’homme, elle est concomitante, enfin, de la réactivation des actions judiciaires internationales (comme, par exemple, les procès intentés pour la disparition de citoyens italiens en Argentine, réactivés dans les années 1990). A partir de 1995, commence une période marquée, entre autres caractéristiques, par des possibilités renouvelées d’un châtiment pour les coupables. Ce renouveau tient à plusieurs éléments et en premier lieu, à la « brèche » que constitue – dans un contexte juridico-institutionnel marqué par les lois de Point Final, d’Obéissance Due et les grâces présidentielles – le vol de mineurs. D’autres éléments entrent en ligne de compte : l’émergence de nouveaux acteurs ou « entrepreneurs de la mémoire », tels que H.I.J.O.S. (Hijos por la Identidad y la Justicia, contra el Olvido y el 316 VILCHES Lorenzo, Manipulación de la información televisiva, Barcelona, Paidós, 1989. Voir VALDEZ Patricia, « ‘Tiempo óptimo’ para la memoria », in GROPPO, B. et FLIER P. (dir), La imposibilidad del olvido. Recorridos de la memoria en Argentina, Chile y Uruguay, La Plata, Ediciones Al Margen, 2001, pp. 63-82. 317 196 Silencio318) ; l’existence de milieux mobilisés par la promotion du souvenir et la remémoration du passé (le champ culturel et l’espace universitaire, par exemple). A cela s’ajoute la création de nouveaux langages et de nouvelles modalités d’intervention dans l’espace public, mais aussi de remémoration et d’interpellation du pouvoir judiciaire ; l’apparition de nouvelles clés dans les récits lorsqu’il s’agit de se référer aux faits du passé (certaines d’entre elles liées à l’activité militante de la première moitié des années 1970) ; enfin, l’émergence de nouveaux lieux symboliques et d’initiatives en vue de marquer l’espace urbain par des monuments, des musées et des parcs de la mémoire. Afin de rendre compte du contexte dans lequel sont diffusées les émissions que nous analyserons dans les prochains chapitres, nous présentons ci-dessous les traits les plus significatifs de cette période. En particulier, ceux liés aux actions institutionnelles, aux nouveaux acteurs en présence et à la création de nouvelles modalités de représentation. Les brèches de l’impunité L’un des effets concrets des déclarations télévisées de Scilingo est la demande, exprimée par les instances judiciaires et quelques associations de droits de l’homme, des documents militaires mentionnés par Scilingo – documents où aurait été consignée l’information relative à la répression clandestine. Dans leur quête permanente d’informations sur les crimes des militaires, les associations de droits de l’homme sollicitent ainsi toute la documentation disponible portant sur le sort final des disparus et demandent également les listes des responsables au cas par cas. Le 8 avril 1995, un mois après les déclarations de Scilingo, Emilio Mignone, président du CELS, sollicite à la Cour Fédérale de Buenos Aires, une reconnaissance officielle du « droit à la vérité et au deuil pour les familles des disparus ». Cette initiative donne lieu à ce que l’on a appelé les procès pour la vérité, tenus dans la capitale. 318 Enfants pour l’Identité et la Justice, contre l’Oubli et le Silence (Hijos por la Identidad y la Justicia, contra el Olvido y el Silencio). En espagnol, la contraction des initiales est également synonyme de « enfants », fils et filles, des disparus. 197 Les jugements pour la vérité se fondent sur le droit des familles des victimes du terrorisme d’Etat de savoir ce qu’il est arrivé aux disparus. Ces procès n’ont pas pour objectif premier de châtier les responsables (protégés par les lois d’impunité et les grâces présidentielles) mais tentent de réunir la plus vaste information possible sur les personnes disparues, par le biais des déclarations des témoins et en vue de reconstruire des itinéraires au cas par cas. Le 30 septembre 1998, la Cour Fédérale de La Plata ouvre le premier procès pour la vérité. A la différence de la Cour Fédérale de Buenos Aires, celle de La Plata décide de rendre les séances orales et publiques. Depuis, d’autres tribunaux d’Argentine ont ouvert des procès de ce type : à Rosario, à Bahía Blanca et à Córdoba. Certains de ces procès se sont scindés par l’emprisonnement de militaires au motif de faux témoignages ou après un refus de témoigner. « La qualité des témoins détermine le fait que le témoignage soit ou non fait sous serment. Parce que dans certains cas les déclarations recueillies se sont avérées mensongères, les avocats ont sollicité au tribunal fédéral un jugement pour faux témoignage. Ces demandes de jugement tout comme l’ordre de détention de ceux qui ont refusé de comparaître – en vertu de dispositions légales – ont généré une grande inquiétude parmi les militaires qui ont alors commencé à faire pression 319 sur le gouvernement de manière à mettre un terme aux procès pour la vérité »320. La répercussion de ces procès dans les médias est variable : certains suscitent plus d’attention que d’autres, surtout ceux qui sont liés à des cas déjà très connus tels que « La Noche de los Lápices321 » (La nuit des crayons), instruit lors du procès pour la vérité de La Plata. 319 Les pressions exercées pour mettre un terme aux procès pour la vérité sont constantes et se poursuivent actuellement sous diverses modalités. Elles sont contestées par le mouvement des droits de l’homme et les Cours Fédérales chargées des enquêtes. Un exemple de ce type de pressions sont les menaces dirigées contre les témoins du procès instruit par la Justice Fédérale de Córdoba et la mise sur écoute des lignes téléphoniques de la juge chargée de l’affaire ainsi que du procureur (voir Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS), Rapport Annuel, 2001, Buenos Aires, p. 47). 320 Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS), Rapport Annuel, 2000, Buenos Aires, p. 31. 321 Le 16 septembre 1976 dans la ville de La Plata neuf lycéens sont enlevés. Ils protestaient en vue d’obtenir des billets de bus à prix réduits pour les étudiants du secondaire. Parmi ces lycéens, deux sont libérés par la suite. Les sept autres sont conduits dans un centre clandestin de détention et plus tard, un seul d’entre eux, Pablo Díaz, apparaît en vie. Les autres ont disparu. C’est cet épisode que l’on connaît sous le nom de « La Noche de los Lápices » (La nuit des crayons). 198 Autre action en justice ayant marqué cette étape, les procès pour vols de mineurs, soit les enfants des disparus. Le délit de vol de bébés322 a été formellement exclu des lois d’impunité et il est considéré comme un délit d’action continue (il n’y a donc pas de prescription dans ce cas). De plus, ce crime n’avait pas été retenu lors de la sentence de 1985 puisque les juges n’avaient pu réunir les preuves nécessaires pour soutenir l’existence d’un plan systématique de vol de bébés durant la dictature. Ce pourquoi, les commandants condamnés en 1985 et graciés en 1990 n’ont pu éluder les procès pour ce chef d’inculpation en invoquant le fait que ces crimes avaient déjà été jugés. Au-delà du travail permanent effectué par les Grands-mères de la Place de Mai en vue de l’identification et de la restitution de leurs petits-enfants volés323, elles ont également pris en charge une tâche importante concernant cette fois-ci le recueil de preuves et la présentation de plaintes auprès de divers tribunaux afin de juger et de châtier les responsables de ce délit spécifique. Le 30 décembre 1996, les Grands-mères présentent une plainte criminelle devant la justice pour le délit de vol de mineurs sous la dernière dictature militaire. Les Grands-mères soutiennent l’existence d’un plan systématique de vols des mineurs en « s’appuyant sur la similitude des cas éclaircis et sur l’existence de documents qui – bien qu’on les suppose détruits – sont répertoriés. L’un de ces documents fait une mention explicite aux instructions à suivre concernant les enfants de détenus-disparus »324. Le fait de prouver l’existence d’un tel plan systématique de vols des mineurs permettait de responsabiliser pour ce délit les hauts commandants militaires ayant conduit la répression y compris dans le cas où certains d’entre eux n’auraient pas eu de participation directe à l’« appropriation » d’un enfant en particulier. L’affaire a été connue dans le détail à partir du témoignage de Pablo Díaz durant le procès aux excommandants, du livre intitulé La Noche de los Lápices (SEOANE María et RUIZ NUÑEZ Héctor, Buenos Aires, Editorial Contrapunto, 1986) et du film homonyme (Héctor OLIVERA, 1986). 322 Comme nous l’avons déjà signalé, l’expression consacrée en Argentine est « apropriación de menores ». Ci-après « vol » ou plus ponctuellement « appropriation ». 323 En 1995, les Grands-mères ont récupéré 57 enfants disparus, à cette époque adolescents. En 2000, le nombre de petits-enfants localisés s’élève à 72. Voir Abuelas de Plaza de Mayo, « Dossier », in Puentes, n. 5, octobre 2001. 324 Ibid. 199 Au cours des enquêtes ouvertes pour vol ou « appropriation » de mineurs, des anciens chefs des forces armées ayant bénéficié des lois d’impunité et des grâces présidentielles ont été mis en accusation et arrêtés de manière préventive325. Le 8 juin 1998 a lieu la première détention de cette enquête. Le juge ordonne la prison préventive pour l’ancien dictateur gracié, Jorge Rafael Videla, en qualité de responsable d’« appropriation » d’enfants sous son gouvernement (1976-1980). Le 23 novembre 1998, une enquête similaire conduit à l’arrestation d’Emilio Massera. On ordonne également la détention de huit autres anciens chefs militaires : Guillermo Suárez Mason, Reynaldo Bignone, Juan Sasiaiñ, Jorge Acosta, Antonio Vañek, Héctor Febres, Cristino Nicolaides et Oscar Rubén Franco. A l’exception d’Acosta et de Febres, tous les autres sont assignés à résidence. En accord avec la législation en vigueur en Argentine cette sentence s’applique aux individus âgés de plus de 70 ans. Dans le même temps, des enquêtes instruites par des tribunaux européens (en particulier en Espagne, en Italie et en France) suivent leur cours. En avril 1996, le juge espagnol Baltasar Garzón Real commence les démarches en vue de juger les militaires argentins ayant agi durant la dernière dictature militaire et au motif des crimes présumés de génocide, de terrorisme et de torture326. Dans le cadre de ce procès, le 30 décembre 1999, Baltasar Garzón envoie à Interpol une demande de capture de 48 agents de la répression en Argentine parmi lesquels on trouve des noms très connus tels que : Videla, Massera et Astiz. Le 4 325 Il convient de préciser que ces mesures ont été prises dans le cadre d’une faiblesse institutionnelle des forces armées, suite au dernier soulèvement de 1990. Sous le gouvernement de Carlos Menem le budget des forces armées est progressivement revu à la baisse et après l’assassinat d’un soldat appelé, dans une caserne, le service militaire obligatoire est supprimé. 326 Quelle est la relation entre les procès ouverts en Espagne et les procès pour la vérité réalisés en Argentine ? D’une certaine manière les procès pour la vérité ont également pour motivation d’apporter des preuves aux procès instruits par des tribunaux européens. Sur ce point, une déclaration du juge Horacio Cattani (l’un de ceux qui ont encouragé la tenue de procès pour la vérité à la Cour Fédérale de Buenos Aires) est particulièrement éclairante : « Je dis toujours pour qu’on me comprenne que si demain ce que Garzón a entrepris peut se poursuivre et parvient à une reconnaissance internationale, toute cette information recueillie se révélera très utile, parce que ce ne sera plus, N.N., une telle mais quelqu’un de mort en cette occasion là. Dans un lieu concret et dans une circonstance concrète » (Entretien réalisé le 3 septembre 1999). 200 janvier 2000, la justice argentine rejette la demande d’extradition présentée par le juge espagnol327. En Italie, le procès contre des militaires argentins accusés de l’assassinat de sept descendants d’Italiens et de la disparition d’un bébé durant la dictature commence au tout début de la période démocratique mais il est réactivé au milieu des années 1990. « Durant les années 1990, le Ministère Public de Rome a reçu une grande quantité de témoignages permettant de faire avancer les enquêtes. Dans le cadre de ce procès, les juges ont tenté de recueillir des preuves au travers d’une requête internationale au gouvernement argentin – envoyée en 1994. La politique du gouvernent de Menem en relation aux demandes de collaboration de juges étrangers avait été définie par le biais d’un décret du pouvoir exécutif établissant le fait que l’Etat ne collaborerait pas. En dépit de ce refus, les familles ont témoigné devant les consulats italiens et de cette manière l’accumulation de preuves a tout de même été possible »328. La cour pénale de Rome dicte sa sentence le 6 décembre 2000 et condamne par contumace à la prison à perpétuité, Guillermo Suárez Mason et Santiago Omar Riveros, entre autres responsables militaires. Jusqu’à ce jour, ces procès ont produit un véritable « confinement » des militaires argentins. La plupart sont impunis en Argentine mais ils ne peuvent sortir du pays sans courir le risque d’être arrêtés par Interpol. H.I.J.O.S. et les escraches Quant aux nouveaux acteurs et entrepreneurs de la mémoire surgis après les déclarations de Scilingo, le plus connu d’entre eux est l’association « Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio » (H.I.J.O.S.). Cette association regroupe les enfants de « séquestrés, torturés, assassinés, disparus, 327 Le 25 juillet 2003 cette mesure sera annulée par le décret 1581 signé par le président Néstor Kirchner. Dans la nouvelle configuration institutionnelle créée par ce décret, les cas seront examinés un par un par la justice afin de décider sur chaque demande d’extradition concernant les 48 individus impliqués. 328 Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS), Rapport Annuel, 2001, Buenos Aires, p. 43. 201 survivants de prisons ou personnes ayant dû s’enfuir en exil ; et ceux qui se sentent directement affectés par la répression en Argentine »329. Selon l’association, leur croissance a été encouragée par les déclarations télévisées de Scilingo. « En avril 1995 (sic) Scilingo apparaît, ce militaire ayant avoué publiquement ce que les victimes de la dictature soutenaient depuis de longues années. Ceci génère une grande commotion en Argentine, H.I.J.O.S. commence alors à être présent dans la presse et à la télévision pour y présenter sa position. Les gens nous voient à la télévision. De plus en plus de nouveaux membres viennent nous rejoindre. On était huit au départ à nous réunir à la capitale. Au bout d’une semaine nous étions trente. Lorsque le deuxième campement a lieu, H.I.J.O.S. compte plus de 350 membres et 14 groupes régionaux dans toute l’Argentine »330 L’association H.I.J.O.S. « est composée à ses débuts par des jeunes âgés entre 20 et 25 ans, même si quelques uns sont un peu plus âgés. Ils sont dans leur grande majorité issus des classes moyennes et plusieurs de ses membres entament un cursus universitaire. La plupart sont les enfants de militants des formations de guérilla ou d’organisations proches de celles-ci et il n’y a pratiquement pas de fils d’ouvriers ou de dirigeants syndicaux disparus »331. Depuis le commencement, l’association a un caractère national regroupant des représentations régionales de tout le pays et notamment de la province (Córdoba, Rosario, La Plata, entres autres). Très vite elle acquiert une dimension internationale : d’autres associations de fils de disparus, d’exilés et de prisonniers politiques se créent au Mexique, en Espagne, en France et dans d’autres pays de l’Amérique Latine et d’Europe. Au tout début, les activités de H.I.J.O.S. sont très variées. Ses membres organisent régulièrement des activités de rencontre et de discussion entre eux (« campements » et assemblées), ou qui ont pour objectif de transmettre ce qui s’est passé sous la dictature aux plus jeunes d’entre eux (discussions dans les collèges et lycées). Comme le consigne P. Bonaldi, ils participent également à des 329 H.I.J.O.S., http://www.hijos.org. Ibid. 331 BONALDI Pablo Daniel, « Hijos de desaparecidos. Entre la construcción de la política y la construcción de la memoria », Rapport de Recherche pour le Programme Memoria colectiva y represión en el Cono Sur du Social Science Research Council (SSRC), Buenos Aires, Mímeo, 2001. 330 202 activités ayant un caractère public et massif (défilés des organisations de défense des droits de l’homme) : « Une donnée importante lorsqu’on reconstruit la première époque de H.I.J.O.S. c’est la vitesse avec laquelle le groupe émerge sur la scène publique. Très peu de temps après sa création, H.I.J.O.S. a accès à certains médias, le groupe vient en tête des cortèges et ses membres prennent la parole dans les principaux meetings organisés par les associations de défense des droits de l’homme, ils sont invités à parler dans l’enseignement secondaire, ils convoquent à leur propres défilés et réalisent des hommages. Ceci révèle l’acceptation et la rapide reconnaissance sociale qu’ils rencontrent dans un secteur important de la société »332. Parmi les nouvelles modalités de manifestation dans l’espace public, celle qui a le plus de retentissement est précisément celle créée par H.I.J.O.S. à la fin de l’année 1997 pour dénoncer les agents de la répression et demander justice : les escraches. Les escraches sont des actions organisées devant la porte du domicile d’un agent de la répression : H.I.J.O.S. se rend sur les lieux en chantant, les membres de l’association portent des pancartes, peignent des graffitis afin de « marquer » le lieu où vit un bourreau dans le plus parfait anonymat. L’idée est précisément de « rendre publique l’identité de ces individus : il s’agit de faire en sorte que leurs collègues au travail sachent quelles étaient leurs tâches sous la dictature, que les voisins sachent qu’un tortionnaire habite la maison d’à côté, qu’ils soient ainsi reconnus à la boulangerie, au bar et chez l’épicier. Puisqu’il n’y a pas de justice, au moins ils ne connaîtront pas la paix, qu’on les signale dans les rues comme ce qu’ils sont : des criminels »333. Ce pari tenu par H.I.J.O.S. de dénoncer publiquement les anciens agents de la répression signale également qu’il existe alors un certain consensus social quant à la criminalité des actions répressives et des individus qui les ont accomplies. Ce consensus renforce la légitimité que H.I.J.O.S. avait gagné, depuis le début de ses activités – même avant que les escraches ne soient pratiqués – en tant que nouvel « entrepreneur de la mémoire » en Argentine334. 332 Ibid. H.I.J.O.S., http://www.hijos.org. 334 Voir BONALDI P. D., op. cit. 333 203 Par leur dynamisme et leur grande visibilité, les escraches sont rapidement inclus dans l’agenda des journaux télévisés et restent à l’écran durant les premières années où H.I.J.O.S. les réalise (1998 et 1999). Ainsi, c’est par la diffusion des escraches à la télévision que la société prend contact avec l’action de H.I.J.O.S. (nous y reviendrons : chapitre 3, section III). A vingt ans du coup d’Etat Durant cette étape, les manifestations commémoratives (c’est-à-dire, le fait de remémorer quelque chose au cours d’une manifestation publique et à une date précise) évoquant la répression connaissent un nouvel élan. Après les déclarations de Scilingo, la principale commémoration liée à la dictature militaire gagne en force. Il s’agit de la date d’anniversaire du coup d’Etat, le 24 mars. A l’occasion de la manifestation du 24 mars 1995 « de nouveaux acteurs commencent à participer aux commémorations, au moyen d’une série de petites actions et initiatives, certaines privées, d’autres émanant d’institutions publiques »335. Les actions de commémoration prennent une importance encore plus grande en 1996 à l’occasion du vingtième anniversaire du coup d’Etat. « On obtient une grande répercussion : d’un seul groupe au départ, nous passons à soixante-dix associations convoquant à la Deuxième Rencontre Nationale pour planifier les activités, réalisées dans les locaux de la CTA en mars 1996. Ce chiffre passe à plus de deux cents lors de l’événement final. Le résultat de cet effort inédit de commémoration a été la présence permanente et visible d’activités commémoratives durant tout le mois de mars 1996 et, dans certains cas, à raison de dix activités simultanées par jour, à partir de la semaine antérieure au 24 pour ne parler que de Buenos Aires »336. Parmi les activités organisées par différents acteurs (non seulement le mouvement des droits de l’homme mais aussi les universités, les mairies, diverses associations), des débats, des conférences, des hommages, des présentations de livres et de documentaires sur la période de la dictature. 335 336 LORENZ F., op. cit., p. 21. Ibid, pp. 83-84. 204 Lors de la commémoration du vingtième anniversaire l’ambivalence du rôle de l’Etat devant la question de la mémoire de la répression devient évidente. D’un côté, il y a des confrontations entre le mouvement des droits de l’homme et le gouvernement. Par exemple, quelques initiatives du mouvement sont empêchées par le gouvernement national, la police étant dans les rues. C’est le cas de l’inauguration « symbolique » d’un Musée de la Mémoire là où sous la dictature était situé un centre clandestin de détention appelé « El Olimpo »337. Mais d’un autre côté, il y a également des activités commémoratives organisées depuis et par l’Etat : au début du mois de mars 1996, le Conseil Délibérant de la Ville de Buenos Aires (Consejo Deliberante de la Ciudad de Buenos Aires) rend hommage à Azucena Villaflor (la première présidente de Mères de la Place de Mai, disparue en 1977). De plus, pour la première fois, un président démocratiquement élu, Carlos Menem, en fait allusion dans un discours prononcé à l’occasion de l’anniversaire du coup d’Etat : « Le président a enregistré un message devant être diffusé par la chaîne officielle et ‘envoyé’ aux autres chaînes, il a également publié une pétition [dans les journaux]. Il a souligné le fait que ‘le plus dramatique ce fut les vies perdues’ et qualifié la date de ‘jour de l’horreur, de la mort et de l’intolérance’, il a également défendu sa décision de gracier les anciens commandants en appelant pour cela à la nécessaire ‘pacification’. Le message est une critique de la violence sans se référer dans le détail aux crimes répressifs (...). Il fait référence à une violence et à une ‘horreur’ abstraites, sans individualiser et sans désigner des responsabilités ou des causes »338. La commémoration du vingtième anniversaire est également le moment de « présenter en société » l’association H.I.J.O.S.339. A cette occasion, H.I.J.O.S. est non seulement à la tête du cortège qui avance vers place de Mai – situé devant les Mères de la Place de Mai – mais l’un de ses membres prend la parole lors de la cérémonie de commémoration. Le jour de l’anniversaire deux activités ont lieu sur la place de Mai. L’association Mères de la Place de Mai340 organise un concert dans la nuit du 23 au 24 de mars 337 Ibid. Ibid, p. 85. 339 BONALDI P. D., op. cit. 340 Depuis 1986, les Mères de la Place de Mai sont divisées en deux organisations : l’Association Mères de la Place de Mai dirigée par Hebe de Bonafini et les Mères de la Place de Mai Ligne Fondatrice (« Línea Fundadora »), appelée de la sorte parce que la majorité des fondatrices se 338 205 auquel assistent 20.000 personnes, des jeunes pour la plupart341. La manifestation du 24 mars convoquée sur la place de Mai à la demande de la « Commission pour la Mémoire, la Vérité et la Justice » (commission créée pour organiser les activités du vingtième anniversaire ayant réuni la plupart des associations de droits de l’homme, l’un des syndicats les plus importants et des intellectuels indépendants), réunit des dizaines de milliers de personnes, lesquelles par leur diversité, constituent un nouveau paysage dans ce type de manifestations : « Même si la presse parle de cinquante mille assistants, les association en ont calculé cent mille. Ce fut l’une des manifestations les plus importantes depuis 1983 et elle a eu deux éléments distinctifs, maintenus depuis lors. D’un côté, la confluence d’une multitude de petites associations liées à la défense des droits civils et des minorités (gays et lesbiennes, victimes de la violence policière, chômeurs, etc.) qui trouvent dans le 24 mars un cadre adéquat pour présenter leurs requêtes, non nécessairement liées à la dictature. De l’autre, l’assistance d’‘ indépendants’ : la presse souligne le fait que le ‘gros de la manifestation était composé de familles et d’indépendants ayant pris part à la manifestation sans s’identifier avec des pancartes’ »342. Cette capacité de convocation de secteurs non associés jusque-là à la cause des droits de l’homme ni avec l’évocation de la répression permet de rendre compte de l’ampleur de la réactivation générée en cette étape. De nouveau – comme dans les premiers moments de l’ouverture démocratique mais, comme nous le verrons, avec des langages, des modalités et des récits nouveaux – la question des disparus et de la répression dictatoriale s’installe dans la société en termes de « devoir de mémoire ». Celui-ci implique tout le monde et non seulement les individus directement concernés. De nouveaux lieux de remémoration Quelques jours seulement après les déclarations de Scilingo, le 30 mars 1995, a lieu le premier hommage aux disparus sur l’avenue côtière longeant le Río de la retrouvent dans cette ligne politique. La division a été motivée par une divergence de critères quant aux modalités de la lutte sous le gouvernement constitutionnel. Les deux organisations concourent à la place de Mai tous les jeudis. 341 LORENZ F., op. cit., p. 86. 342 Ibid, p. 87. 206 Plata (ci-après Costanera). Là « a lieu un émouvant hommage religieuxœcuménique, il culmine avec le jet de fleurs dans la rivière, dernière demeure d’un grand nombre de disparus »343. C’est ainsi que la Costanera du Río de la Plata à Buenos Aires est peu à peu identifiée comme lieu de remémoration et d’hommage. Les associations de défense des droits de l’homme reconnaissent que le choix de ce lieu est lié aux déclarations de Scilingo au sujet des vols aériens pendant lesquels les disparus étaient endormis et jetés à la mer344. Jusqu’en 1995, bien que l’on ait identifié un certain nombre de lieux anciennement utilisés comme centres clandestins de détention, il n’y a pas encore d’initiatives des associations de défense des droits de l’homme en vue de s’approprier ces lieux pour y laisser leurs propres traces en signe d’hommage aux victimes et pour informer les habitants de la ville de ce qui est arrivé. Après 1995, commence à se développer dans tout le pays une grande quantité d’initiatives ayant pour but de marquer l’espace urbain via des monuments, des musées, des plaques et des parcs pour la mémoire. Dans la ville de Buenos Aires, le projet de faire un Parc de la Mémoire près du Río de la Plata comme celui de créer un musée spécialisé dans le récit de l’histoire de la répression parviennent à obtenir un soutien officiel au niveau municipal345. Cependant, il y a également des initiatives allant dans le sens opposé du côté du gouvernement national. En janvier 1998, le président Carlos Menem signe un décret de démolition du bâtiment de l’ESMA346 pour en faire un « espace vert d’usage public et le lieu d’emplacement d’un symbole de l’union nationale ». Les associations de défense des droits de l’homme présentent un recours devant la loi pour empêcher la démolition. Le 1er juin 2000 la Législature de Buenos Aires vote une loi attribuant la propriété au Musée de l’ESMA. Le 13 février 2001, la Cour Suprême confirme l’interdiction de la démolition de l’ESMA. 343 VALDEZ P., op. cit., p. 71. Voir Página/12, 31/3/95. 345 Voir VALDEZ P., op. cit. 346 L’Ecole de Mécanique de la Marine (Escuela de Mecánica de la Armada, ESMA) est un ancien centre clandestin de détention situé à Buenos Aires sous le commandement de la Marine. C’est l’un des plus connus parmi les plus de 300 centres érigés sous la dictature sur le territoire argentin. Environ 5.000 personnes y ont été détenues. Une centaine y a survécu. 344 207 II – Nouveaux rôles de la télévision Rôles de la télévision dans le travail de mémoire Comme on peut l’observer à travers ce bref parcours, dans la période étudiée la quantité d’acteurs et d’initiatives relatives à la mémoire de la répression dictatoriale se multiplient et se diversifient considérablement. Les déclarations d’Adolfo Francisco Scilingo marquent également le moment où l’espace télévisuel commence à adopter des rôles nouveaux eu égard au travail de mémoire portant sur la répression. Ces rôles nouveaux sont clairement différents de ceux adoptés auparavant. En premier lieu, la télévision en tant qu’institution assume le rôle d’« entrepreneur de la mémoire ». En effet, à partir de 1995, la télévision prend l’initiative de traiter le thème de la répression dictatoriale et se propose de générer des événements, des nouveautés et des actions relatives à la mémoire. Ces initiatives sont encouragées par des journalistes et des producteurs de la télévision parfois clairement identifiés. D’autres ne le sont pas. La diversité des positions idéologiques et des styles des journalistes et des producteurs en question (voir encadré : « Profil des Journalistes ») nous donne un cadre où – en deçà ou au-delà des personnalités contrastées à l’origine du traitement de ces thèmes –, c’est la télévision en tant qu’institution qui s’ouvre à ces thématiques. En deuxième lieu, une circulation fluide se produit entre divers milieux de l’espace public. Les événements produits au sein de l’espace télévisuel sont repris, tout comme les lignes thématiques, par d’autres médias et d’autres acteurs agissant dans divers milieux. Par exemple, le fait que les déclarations d’Adolfo Francisco Scilingo aient eu des répercussions dans les milieux consacrés de la lutte au nom de la défense des droits de l’homme, tels que l’instance judiciaire et les associations des « affectés » (le début des procès pour la vérité, la création de H.I.J.O.S, en sont des cas concrets), montre qu’en 1995 une circulation d’un milieu à l’autre est possible. Cette circulation différencie ce moment d’autres étapes antérieures : le procès des ex-commandants et sa transmission silencieuse à 208 la télévision donnent par exemple une idée de la difficulté que signifiait alors un tel passage. En troisième lieu, la télévision s’impose comme une instance reconnue et légitime lorsqu’il s’agit de se référer au passé récent et de l’interpréter. La différence est notoire vis-à-vis de la situation de 1985, où durant le procès des anciens commandants le souvenir du « show de l’horreur » était encore proche et l’on pensait que la télévision ne pouvait que générer un « cirque » de telle façon que la diffusion a été confiée presque de manière exclusive à la presse écrite. De fait, durant les dix années qui séparent le procès des déclarations de Scilingo, l’espace public se transforme en Argentine et la légitimité de la télévision en tant qu’énonciateur se construit face à d’autres milieux et à d’autres énonciateurs dont la légitimité s’érode progressivement. En effet, dans les années 1990, les premiers signes de désenchantement vis-à-vis des institutions démocratiques sont évidents. Une classe politique impliquée dans de graves scandales de corruption – ayant compromis de hauts fonctionnaires du gouvernement de Carlos Menem – et un appareil judiciaire ayant souffert de graves « revers institutionnels »347, sont autant d’éléments qui génèrent un sentiment de « désenchantement et de désillusion, voire un certain cynisme à l’égard du pouvoir » 348. En même temps, des liens plus étroits et complexes entre télévision et justice, entre télévision et politique s’établissent par le biais de ce que l’on appellera la « justice médiatique » et la « vidéopolitique »349. 347 « C’est ensuite qu’ont eu lieu les revers les plus visibles : les lois limitant l’autonomie du pouvoir judiciaire, les grâces présidentielles, l’ingérence du pouvoir exécutif (…). La corruption est grande ; la sélection politique des juges vient entraver les possibilités d’une action autonome ; la dépendance financière du budget national provoque des difficultés quant au fonctionnement du pouvoir judiciaire ». JELIN Elizabeth, « Imágenes sociales de la justicia. Algunas evidencias », in JELIN et al., Vida cotidiana y control institucional en la Argentina de los ’90, Buenos Aires, Grupo Editor Latinoamericano, 1996, p. 131. 348 Ibid. 349 L’analyse de ce phénomène dépasse le cadre de ce travail. Pour une analyse de la notion de « justice médiatique » voir SMULOVITZ Catalina, « El Poder Judicial en la nueva democracia argentina. El trabajoso parto de un actor », Agora. Cuaderno de Estudios Políticos, été 1995. Pour une étude des « cas » à travers lesquels cette « justice médiatique » se produit en Argentine, voir CAMPS S. et PAZOS L., op. cit.. Au sujet de la « vidéopolitique » en Argentine, voir SCHMUCLER Héctor et MATA María Cristina, Política y comunicación, Córdoba, Catálogos, 1992. 209 En sa qualité d’énonciateur, la télévision impose ses propres formats et langages lorsqu’il s’agit d’évoquer le passé et de représenter la disparition forcée. A la différence de ce qui s’est produit auparavant (par exemple, durant le procès des anciens commandants ou lors de la présentation télévisuelle du rapport de la CONADEP), les émissions télévisées incorporent le thème de la répression dictatoriale d’après leurs formats. La question des disparus est intégrée par des émissions de divers genres et styles : journaux télévisés, documentaires, émissions journalistiques d’opinion, feuilletons télévisés, talk shows. Cela veut dire que la télévision peut incorporer, dans presque toute sa diversité, ce thème sans que ceci implique un changement de format. De cette manière, certaines émissions télévisées se sont érigées en scènes de la mémoire. La télévision comme scène de la mémoire : raisons d’une sélection C’est la rencontre entre média et thème qu’il nous importe d’analyser maintenant. Le média – avec ses logiques, ses intérêts et ses formats propres – et le thème qui semble devoir générer ses propres réquisits et exigences, ses obstacles, ses difficultés. Plus précisément, ce que nous voulons examiner c’est la manière dont certaines émissions de la télévision hertzienne350 se sont constituées en scènes de la mémoire de la répression et en particulier, de la disparition forcée de personnes. Nous entendons l’expression « scène de la mémoire » comme le lieu à partir duquel on 350 Durant les années 1990, la situation de la télévision hertzienne se modifie considérablement. Sous la vague des privatisations décidée par le président Menem à partir de 1990, les chaînes 11 et 13 sont privatisées. Par le biais d’une modification légale, on autorise alors des entrepreneurs argentins qui sont déjà propriétaires d’un média à posséder des licences d’exploitation de fréquences de radio et de télévision (ceci était interdit par la législation antérieure). Ce cadre légal encourage la formation de groupes multimédias, comme ceux qui ont commencé à contrôler les chaînes privées de la télévision hertzienne, dont les logiques et les critères sont fondamentalement commerciaux. Il convient de distinguer la situation de la chaîne 13 qui se retrouve aux mains des propriétaires de Clarín (le quotidien national de plus gros tirage) et de Radio Mitre (l’une des fréquences les plus écoutées de Buenos Aires). La chaîne 7 est la seule qui ait une portée nationale et qui soit encore administrée par l’Etat. 210 donne à voir et à entendre à un public donné un récit sur le passé ayant une ambition « véritative » (voir supra, Première partie, chapitre 1). Afin de définir la notion de scène de la mémoire nous avons souligné deux caractéristiques du travail de mémoire. D’abord, la volonté de générer un transit entre un passé que l’on tient pour dépassé et un présent que l’on interprète comme différent du passé. Ensuite, l’ambition « véritative » : dans son travail consistant à rendre présent ce qui est absent, la mémoire, à la différence de l’imagination, a pour objet l’exactitude et la fidélité, qu’elle y parvienne ou non. Ceci implique la construction et la légitimation d’une vérité sur les faits survenus. Nous utilisons la notion de scène de la mémoire lorsque ces deux principes du travail de mémoire (distance temporelle et construction d’une vérité) sont réunis dans un dispositif scénique dans lequel participent divers acteurs, où l’on convoque un public déterminé et où la mise en scène crée des sens et des interprétations sur le passé à partir d’un moment présent. L’analyse que nous présentons dans les chapitres suivants prend appui sur des émissions de la télévision hertzienne diffusées entre 1995 et 1999 ayant agi comme des scènes de la mémoire de la disparition forcée de personnes. Nous y étudions les mécanismes utilisés dans le travail consistant à évoquer et à de donner un sens au passé ainsi que le mode dont on représente la disparition forcée dans lesdites scènes. Bien que durant la période étudiée, il y ait eu à la télévision hertzienne argentine des émissions de divers genres ayant évoqué la répression dictatoriale, nous considérons que les deux caractéristiques du travail de mémoire déjà signalées (distance temporelle et ambition « véritative ») se présentent de manière plus effective dans certains genres télévisuels plutôt que dans d’autres. En premier lieu, l’ambition « véritative » est dominante dans les émissions de genre informatif. C’est là que se produit ce que François Jost appelle le mode d’énonciation « authentifiant ». Celui-ci « regroupe des émissions qui prétendent nous informer sur notre monde (journal télévisé, documentaire, reportage) ou tout 211 simplement nous mettre en contact avec lui »351. Selon F. Jost, ce mode authentifiant est opposé au mode fictif et au mode ludique352. Au sein du genre informatif pris comme un tout, tel qu’il se donne dans la télévision argentine, nous avons retenu deux genres : les émissions journalistiques d’opinion et les documentaires télévisés. Les principales raisons de ce choix sont les suivantes : 1.- Nous privilégions les genres susceptibles de marquer une plus grande distance temporelle vis-à-vis du passé, en différenciant les récits sur le passé de l’actualité brûlante au jour le jour (comme le ferait, par exemple, un journal télévisé). Les genres retenus ont une fréquence de diffusion d’une fois par semaine ou moins et se distinguent en cela du journal télévisé. 2.- Nous avons retenu les genres qui approfondissent l’information sur le mode argumentaire du débat, de l’analyse ou de l’investigation journalistique. 3.- Enfin, nous avons choisi les genres où l’initiative de remémoration provient de l’institution télévisuelle. Ceux-ci jouissent ainsi d’une relative indépendance vis-àvis de l’agenda de l’actualité et des actions produites par d’autres acteurs et institutions dans l’espace public. Ces genres peuvent ainsi promouvoir des questions et des thèmes absents de l’agenda des journaux télévisés voire générer des événements. Il faut préciser qu’il ne nous a pas été possible, en raison des conditions de réalisation de ce travail et de l’absence d’archives télévisuelles en Argentine353, de faire un parcours exhaustif de toutes les émissions concernées diffusées durant la période étudiée et ayant évoqué de manière explicite la question de la répression dictatoriale. C’est pourquoi, parmi les deux types d’émissions retenus (journalistiques d’opinion et documentaires), diffusées entre 1995 et 1999, nous avons sélectionné un échantillon selon des critères thématiques : parmi les émissions journalistiques d’opinion, l’analyse se centre sur celles où l’on voit apparaître les anciens agents de la répression de la dictature ; parmi les 351 JOST François, Introduction à l’analyse de la télévision, Paris, Ellipses, 1999, p. 29. Ibid. 353 Voir supra, Première Partie, Capitre 1, sur les conditions d’obtention du matériel télévisuel. 352 212 documentaires, l’analyse se centre sur ceux qui présentent, sous des modalités nouvelles, les voix des individus directement touchés par la répression. Bien que pour chacune de ces thématiques nous ayons réalisé l’analyse d’une série d’émissions, ce que l’on expose en détail dans les pages suivantes c’est l’étude d’une quantité limitée d’émissions. Elles sont représentatives de cet échantillon dans la mesure où elles ont recours aux mêmes types de mécanismes dans la construction du récit, dans la construction et la légitimation d’une vérité sur le passé et dans la mise en scène de ces récits (soit, les trois dimensions présentes dans les scènes de la mémoire. Voir supra, première partie, chapitre 1). De plus, ces émissions se sont révélées d’une certaine manière emblématiques : elles produisent des événements, elles génèrent des nouveautés dans la configuration de la mémoire ou bien ont des répercussions importantes. Dans la mesure où à partir de 1998, le documentaire télévisé tend à déplacer les émissions journalistiques d’opinion en tant que lieu de « réflexion » sur les thèmes d’actualité354, l’analyse se présente en deux temps : les émissions journalistiques d’opinion diffusées entre 1995-1997 et les documentaires télévisés diffusés en 1998 et en 1999. Ci-dessous nous présentons une caractérisation des deux genres choisis pour chacune de ces périodes. Les dispositifs télévisuels I : l’émission journalistique d’opinion En 1995, année où Adolfo Francisco Scilingo fait ses déclarations, l’émission journalistique d’opinion est un genre courant dans la télévision argentine. A ce moment là, trois des quatre chaînes commerciales hertziennes de Buenos Aires (chaînes 2, 9 et 11) ont au moins une émission journalistique d’opinion diffusée à une heure de grande écoute (à 22 heures, en jours de semaine). 354 Voir URFEIG Vivian, « El pasado no se barre debajo de la alfombra », Clarín, 27 août 1998. 213 Nous allons présenter quelques unes des caractéristiques de ce genre – d’après les émissions diffusées entre 1995 et 1997355 –, en particulier celles qui le différencient des journaux télévisés produits à la télévision argentine. 1.- Tandis que les journaux télévisés de diffusion quotidienne – ou diffusés plusieurs fois dans une même journée – rendent compte de l’actualité quotidienne et présentent les faits dans un format de « reportage » ou de nouvelles compactées, les émissions journalistiques d’opinion diffusées une fois par semaine développent des thèmes déjà connus du spectateur et consacrent leur espace à une quantité limitée de thématiques. Dans bien des cas, le débat est axé autour des thèmes les plus significatifs de la semaine. Dans ce genre on remarque cependant une plus grande indépendance que dans les journaux vis-à-vis des thèmes inscrits dans l’agenda. Dans ce sens, l’émission journalistique d’opinion a la capacité d’introduire de nouvelles thématiques reprises le cas échéant par le reste de l’espace thématique356. Les émissions journalistiques accordent une plus grande importance que les journaux télévisés à ce qu’on appelle la « thématisation », c’est-à-dire, le suivi d’une même thématique d’actualité durant un temps relativement prolongé357. Par exemple, pendant la période étudiée, lorsqu’elles évoquent la répression dictatoriale, les émissions journalistiques prolongent durant plusieurs semaines le traitement de certains thèmes qui pour les journaux télévisés n’ont plus guère d’actualité. 2.- La présentation de thèmes exige, au sein de ces émissions, une plus grande « compétence » du spectateur par rapport à celle requise pour suivre un journal télévisé. L’information n’est pas préalablement présentée en vue d’en faire le commentaire, on y fait référence de manière succincte et dans certains cas, c’est seulement par l’intermédiaire d’un mot clé ou d’un invité particulier que l’on donne pour acquis le sujet du débat. 355 A partir de 1997, les émissions de ce genre connaissent une mutation mais aussi un renouveau des journalistes qui les présentent (voir ULANOVSKY Carlos, ITKIN Silvia et SIRVEN Pablo, Estamos en el aire. Una historia de la televisión en Argentina, Buenos Aires, Planeta, 1999). C’est pourquoi notre analyse de ce genre ne vaut que pour la période durant laquelle ont été diffusées les émissions constitutives de l’échantillon ici traité. 356 Sur ce point, les déclarations de Adolfo Francisco Scilingo et de Martín Balza sont éloquentes. Elles seront analysées dans le prochain chapitre. 357 VILCHES L., op. cit. 214 3.- L’objectif des émissions journalistiques d’opinion c’est d’approfondir par le débat les thèmes choisis et construits par l’émission. La plupart des fois, le débat a lieu en direct. La diffusion en direct – qui pour certains auteurs est la principale caractéristique du discours télévisuel358 –, est plus fréquemment utilisée dans ce genre que dans les journaux télévisés. Les journaux télévisés argentins enregistrent préalablement la plus grande partie de leurs reportages et les présentent seulement en direct. Les émissions journalistiques d’opinion, au contraire, sont quasiment diffusées au même moment où elles sont produites. 4.- Le présentateur de l’émission journalistique d’opinion a une présence centrale et son rôle ne se limite pas seulement à introduire ou à commenter des nouvelles comme peut le faire un présentateur de journal. A tel point que beaucoup de journalistes chargés de présenter ces émissions sont perçus par le public comme des leaders d’opinion (voir encadré : « Profil des Journalistes »). Le présentateur est d’une certaine manière « le maître des lieux » : il présente ses invités, introduit le thème du débat, pose les questions, détermine le temps de parole et finalement donne son opinion. Cette opinion ne demande pas à être légitimée par un savoir particulier (comme dans le cas du journaliste spécialisé d’un journal télévisé). C’est son regard global et la possibilité qu’il a d’écouter tous les invités qui l’habilitent à donner son opinion. Par ailleurs, le présentateur a en apparence une communication plus directe avec son public que ses invités : c’est le seul (à quelques exceptions près, significatives de ce fait même) à regarder la caméra lorsqu’il parle. Il établit ainsi une relation de type indiciaire, corporelle avec le spectateur359. 5.- L’émission journalistique d’opinion est l’un des espaces d’information où la télévision en tant qu’institution cède la parole à d’autres acteurs « extra-télévisuels » et elle le fait avec des règles et des modalités spécifiques. Ces émissions présentent divers points de vue à travers un invité ou un groupe d’invités expressément convoqués à cette fin. Les invités se rendent au studio de télévision contrairement à 358 Furio Colombo et Jesús González Requena, entre autres auteurs, signalent cette caractéristique comme trait principal du discours télévisuel. Voir : COLOMBO Furio, Televisión : La realidad como espectáculo, Barcelona, Gustavo Gili, 1976 ; GONZÁLEZ REQUENA J., op. cit. 359 VERON Eliseo, « Il est là, je le vois, il me parle », in Communications, n. 38, Paris, 1983. 215 ce qui se passe lors d’un entretien destiné à un journal télévisé. Dans ce cas, la télévision s’en va à la rencontre des interviewés à l’extérieur du studio. Dans l’émission journalistique d’opinion on met en scène une pluralité de voix donnant leur avis sur ce que l’on construit comme un seul et même thème. Il n’y a pas d’explication détaillée sur le pourquoi on présente tel ou tel invité. Simplement, on suppose que cette voix est « affectée » ou concernée d’une manière ou d’une autre par le thème débattu. De cette manière, pour chaque thème, l’émission légitime des voix déterminées. La manière dont on regroupe les voix – en formant quelquefois des « camps » opposés – le temps et l’espace (la localisation au sein du plateau) que l’on attribue à chaque invité, la manière dont on le présente et à travers des composantes visuelles et sonores, sont autant d’éléments essentiels à l’analyse. 6.- Quant aux caractéristiques relatives à l’image, durant la période étudiée360 le genre journalistique d’opinion a le plus souvent recours à un usage conservateur de la caméra, avec des cadrages typiques du langage informatif le plus traditionnel (gros plan, plan rapproché, plan taille) et un faible mouvement des caméras. On n’utilise guère les nouveaux éléments visuels tels que l’animation graphique, le jeu des cadrages et des titres parcourant l’écran, etc. L’espace pour le débat est le plateau ou le studio. La mise en scène recrée différentes salles (salon, bureau, etc.) et l’on assigne un espace différent à chaque invité ou groupe d’invités. Dans la mesure où le plateau sert de scène où les présentateurs reçoivent des invités, la relation établie entre ces invités et cet espace est un élément fondamental pour l’analyse. En général, on prévoit des espaces aménagés pour la réception d’un seul invité (bureau), pour la réception de plusieurs invités (grandes tables) et pour que le conducteur fasse son commentaire initial ou final (de nouveau le bureau, ou les tables mais avec un gros plan sur le présentateur de manière à ce que l’on ne puisse remarquer que le journaliste partage un même espace avec d’autres). 360 Même si à partir de 1996, des changements surviennent au sein de ce genre (voir ULANOVSKY C., ITKIN S. et SIRVEN P., op. cit.), en particulier en ce qui concerne l’utilisation de l’espace et les caractéristiques de l’image, les émissions analysées au cours de cette recherche gardent fondamentalement le schéma que nous présentons ici. 216 Le présentateur occupe un lieu central dans les plans généraux où l’on montre la table de débat. Il agit comme instance de partage dans les cas où il y a une claire division entre les invités : sur sa gauche s’assoient certains invités, sur sa droite ceux qui sont censés être les antagonistes. Par ailleurs, dans les émissions journalistiques d’opinion on n’utilise pour ainsi dire pas d’images documentaires (y compris lorsque le débat porte sur le passé) et pas davantage d’images de films en vue d’engager le débat. Quelquefois, on a recours à des images issues d’émissions télévisées d’actualité diffusées quelques jours auparavant et étroitement liées au thème débattu. 7.- Dans l’échantillon que nous avons sélectionné, on trouve des émissions issues de trois programmes de ce genre : Hadad & Longobardi (à partir de maintenant, H&L), présentée par Daniel Hadad et Marcelo Longobardi (en 1995 la diffusion a lieu les lundis sur la chaîne 2) ; Tiempo Nuevo, présenté par Bernardo Neustadt sur la chaîne 11, tous les mardis ; et Hora Clave, présenté par Mariano Grondona sur la chaîne 9, les jeudis. Ces trois programmes sont diffusés à 22.00 heures. Ainsi, quoique relevant d’un même genre télévisuel, les émissions ne sont pas en concurrence. Du fait qu’elles sont diffusées à une frange horaire identique, le même type de public peut regarder chacune des émissions tout au long de la semaine. Au demeurant, la quantité de spectateurs est différente. Par exemple, en 1995 (seule année où ces trois programmes ont été diffusés à la télévision hertzienne puisque H&L est supprimé en 1996), l’évaluation de l’audimat (estimée sur la base des télévisions allumées ; un point d’audimat étant égal à 29.500 télévisions) accordent 9 points à H&L, 5,9 points à Hora Clave et 10,8 points à Tiempo Nuevo (Source : IBOPE). Bien que chacune de ces émissions ait des traits distinctifs, il est possible de les analyser comme une matière continue. En effet, chaque émission reprend le thème traité par l’émission antérieure – quelle qu’elle soit y compris lorsqu’il s’agit d’une émission diffusée sur une chaîne concurrente – et le commente. Parfois même en reprenant des fragments issus de ces autres émissions en vue d’engager la discussion entre les invités et le premier commentaire du journaliste. Au cours de l’analyse nous tiendrons compte des particularités de chaque programme mais nous les 217 appréhenderons comme une matière de travail continue. Ceci nous permettra de suivre les grands thèmes ou les axes des discussions repris par les différentes émissions. Les dispositifs télévisuels II : le documentaire télévisé En 1998, plusieurs documentaires diffusés sur la télévision hertzienne vont porter sur des thèmes d’actualité. La production de ces documentaires constitue une innovation en relation au panorama antérieur de la télévision argentine. Le genre documentaire n’était pas fréquent jusque-là à la télévision hertzienne et parmi les documentaires produits, bien peu traitaient de questions d’actualité et de politique mais se consacraient plutôt à de questions générales relatives à la société ou à la nature (un cycle représentatif fut « L’aventure de l’homme », mélange d’ethnographie, d’écologie, etc., particulièrement bien réalisé, ce cycle était diffusé à une heure de grande écoute sur la chaîne 13). En 1998, les documentaires commencent à aborder des sujets d’actualité bien plus polémiques et génèrent de cette manière un nouvel espace d’information et de réflexion sur ces thèmes. Selon la journaliste Magdalena Ruiz Guiñazú (productrice et présentatrice de documentaires de ce type) en 1998 le documentaire en tant que genre offre un nouvel espace de réflexion et relègue à un second plan le débat télévisé : « La mode n’est plus aux tables et aux débats. Désormais, la tendance américaine c’est de sortir pour mener à bien son enquête et réaliser des documentaires. C’est le modèle journalistique du futur. Il faut inventer du nouveau avec l’image »361. Certains de ces documentaires sont produits de manière isolée, d’autres font partie de cycles. Il faut souligner le fait qu’ils sont diffusés à une heure de grande écoute et visent l’introduction dans le débat public de certaines thématiques. L’innovation ne vient pas seulement de la thématique mais aussi de l’esthétique : par les caractéristiques des images et du son utilisés, ces documentaires sont en mesure 361 M. Ruiz Guiñzú cité en URFEIG V., op. cit. 218 d’aller au-delà de la tranche d’âge réduite que visaient traditionnellement les documentaires de la télévision argentine. Par l’usage d’une image attirante, un rythme dynamique, une focalisation croissante sur des personnages jeunes ou très connus, on vise un nouveau public, plus jeune, sensible aux problèmes d’actualité et avide d’informations présentées de manière novatrice. Nous allons centrer notre caractérisation de ce genre sur deux séries de documentaires constituant notre échantillon : les documentaires produits par Magdalena Ruiz Guiñazú (ne faisant pas partie d’un cycle ou programme, mais d’une série de documentaires isolés, réalisés par une même équipe de production et dans le même style) diffusés sur la chaîne 13 ; et le cycle appelé Punto Doc362 diffusé sur la chaîne 9. Durant la période étudiée, ces documentaires partagent les caractéristiques suivantes : 1.- L’accent est mis sur l’enquête journalistique. Celle-ci cherche à approfondir les sujets en présentant une grande quantité de sources et de matériaux variés et novateurs. Le documentaire ne se limite pas à la présentation éclair d’un problème mais tente de chercher, de découvrir ou de récupérer de nouveaux matériaux en mettant en relation diverses sources d’information, divers points de vue et diverses voix. 2.- La fréquence de diffusion est subordonnée au travail de production. La production est plus longue que dans le cas d’autres programmes télévisuels. On assiste à deux cas de figure : soit on produit ces émissions d’une manière plus espacée dans le temps (c’est le cas des documentaires produits par Magadalena Ruiz Guiñazú, diffusés avec des fréquences variables, avec parfois plusieurs mois entre chaque émission) ; soit on les diffuse chaque semaine mais à un moment bien délimité de l’année (c’est le cas du cycle Punto Doc, diffusé chaque semaine au dernier trimestre de l’année 1999, cycle ayant demandé neuf mois de production pour une diffusion de trois mois363). 362 Nous faisons référence au cycle diffusé en 1999 sous le nom de Punto Doc. L’année d’après, ce cycle a changé et a adopté de nouvelles caractéristiques. Il fut intitulé « Punto Doc 2 ». Par la suite, pour se référer au premier cycle les producteurs l’on désigné sous le nom de « Punto Doc 1 ». Nous conservons dans cette étude son appellation initiale. 363 Information fournie par Gerardo Brandy, producteur du programme Punto Doc. Entretien réalisé le 27 septembre 2000. 219 3.- La modalité de présentation des thèmes n’est pas le format du débat mais celui de la preuve, de l’argumentation et du commentaire, comme dans le genre documentaire. « Si la narrative nous invite à participer à la construction d’une histoire, située dans le monde historique, le documentaire quant à lui nous invite à participer dans la construction d’une argumentation, dirigée au monde historique. L’authenticité des sons et des images enregistrés dans le monde historique (ou reconstruits selon des critères spécifiques) constitue une preuve sur le monde. Cette preuve est le fondement matériel de l’argumentation. (…) La preuve et le commentaire à son propos, voilà ce que nous voyons et entendons physiquement dans un documentaire »364. Sur ce point, ces documentaires télévisés tentent d’offrir des révélations et des dénonciations à travers de l’image. L’usage de la caméra cachée (courant dans le cycle Punto Doc), les entretiens avec des personnages n’ayant pas l’habitude de parler à la télévision et la récupération d’un matériel filmique inédit sont autant d’éléments participant des stratégies de ces émissions en vue d’appréhender l’actualité. Parmi les éléments importants de la mise en scène propre à ces documentaires, la présence du journaliste qui présente le cycle. Ce journaliste prête sa voix au récit off et, à certains moments, apparaît devant les caméras, toujours situé sur des lieux symboliques par rapport au sujet abordé dans le documentaire. 4.- Dans les deux séries, on remarque une sorte de « sceau » du cycle, donné soit par le présentateur (dans le cas de Magdalena Ruiz Guiñazú. Voir encadré : « Profil des Journalistes ») soit par le type d’esthétique visuelle (dans le cas de Punto Doc). Punto Doc introduit des effets spéciaux dans le montage typiques du vidéo-clip : des coupures avec d’autres images, des effets de flash, des coups de son. Cette esthétique, introduite en Argentine par la maison de production Cuatro Cabezas (responsable de ce programme), constitue une sorte de « marque de fabrique » de ces productions – elle sera incorporée plus tard par d’autres émissions de télévision. La définition donnée par Rolando Graña (ancien envoyé spécial de CNN en Argentine et présentateur des documentaires de Punto Doc) en relation à ce style est la suivante : 364 NICHOLS Bill, La representación de la realidad. Cuestiones y conceptos sobre el documental, Barcelona, Paidós, 1997, p. 162. 220 « Nous sommes un mélange de CNN et de Cuatro Cabezas. Et le résultat c’est la rigueur yankee plus les attraits esthétiques de Cuatro Cabezas. Autrement dit, nous n’allons pas faire des documentaires classiques (...). Nous aurons des narrateurs mais ils liront des textes très explicatifs, avec de très bonnes histoires. Ce sera quelque chose du style grandes histoires de l’Argentine »365. 5.- Dans les deux cas, il s’agit de productions indépendantes. En 1998, les programmes de plus grand audimat, tous genres confondus, ne sont pas produits par les chaînes de télévision mais par des maisons de production indépendantes. Les plus importantes, cette année-là, sont : Cuatro Cabezas, Promofilm et Polka. Ces maisons de production changent le paysage télévisuel avec des émissions de réalisation soigneuse et coûteuse : « La télévision argentine de fin de siècle commence à avoir le sceau des grandes maisons de production indépendantes : ‘Une entreprise privée qui produit deux ou trois programmes – explique Horacio Levín [propritaire de la maison de production Promofilm] – peut leur accorder une attention qu’une chaîne devant programmer sept journées de douze heures ne saurait accorder. Lorsqu’une chaîne veut tout produire, elle finit par devenir un de ces macroentreprises ayant des milliers d’employés et son compte dans le rouge. La sous-traitance réduit les risques du manager des chaînes et tend à améliorer la qualité de la production’ »366. 7.- Ces deux émissions consacrent une place importante aux documentaires liés au thème de la dictature militaire et de la répression. Sur onze émissions diffusées dans le cycle Punto Doc, entre les mois d’octobre et de décembre 1999, trois ont comme sujet principal la question de la répression dictatoriale : « Condor.Doc », diffusée le 20 octobre 1999 (sur la coordination de la répression dictatoriale dans divers pays du cône sud communément appelée Plan Condor) ; « Hijos.Doc », diffusée le 3 novembre 1999 (sur les enfants des disparus) ; « Generales.Doc », diffusée le 15 décembre 1999 (avec les témoignages de trois généraux de la dictature qui n’avaient pas parlé jusqu’alors dans les médias). En 1998, Magdalena Ruiz Guiñazú produit deux documentaires autour de la thématique de la répression : « ESMA : El día del juicio » (ESMA : Le jour du procès) où l’on montre pour la première fois à la télévision hertzienne les images enregistrées en 1985 durant le procès intenté aux anciens commandants ; et « Los archivos de la censura » (Les 365 Rolando GRAÑA, cité in BONACCHI Verónica, « La TV, documento para la identidad », La Nación, 9 juin 1999, p. 6. 366 ULANOVSKY C., ITKIN S. et SIRVEN P., op. cit., p. 607. 221 archives de la censure) où l’on montre des extraits de films censurés entre 1974 et 1984. Le 15 décembre 1999, alors que l’on diffuse « Generales. Doc », la maison de production de Magdalena Ruiz Guiñazú diffuse « El día después » (Le jour d’après), documentaire réalisé à partir de l’histoire de certains témoins du procès au excommandants. 8.- Ces documentaires occupent une tranche horaire de grand public (23.00 heures, en semaine) et ont un audimat largement supérieur à ce que les documentaires atteignent habituellement. Dans le cycle Punto Doc, les émissions relatives à la répression dictatoriale ont l’audience suivante367: « Condor.Doc », 9.8 points ; « Hijos.Doc », 8.7 points ; « Generales.Doc », 5.9 points (diffusé le même jour que « El día después »). Le documentaire « ESMA : El día del juicio » est diffusé pour la première fois le 24 août 1998 sur la chaîne 13. Au cours de cette diffusion, il obtient 24 points d’audimat. Il est donc vu par environ 3 millions de personnes. Ce très haut audimat (en relation à ce qu’est la télévision argentine) amène la direction de la chaîne 13 à programmer une seconde diffusion. Elle a lieu deux jours plus tard, à une heure de grande écoute. La promotion de ces diffusions est confiée, avec une grande efficacité, à la chaîne 13 et au quotidien Clarín. Les réalisateurs font 10.000 copies vidéos du documentaire afin d’en assurer la distribution dans le secondaire et dans les universités. Trois ans plus tard, le 26 mars 2001, au motif de la commémoration du 25ème anniversaire du coup d’Etat, ce documentaire est rediffusé à la télévision hertzienne, cette fois sur la chaîne 7. « El día después » passe le même jour et dans le même tranche horaire que « Generales.Doc » et ce jour-là il arrive en tête de l’audimat des 23 heures avec 12 points. 367 Un point d’audimat équivaut à 70.000 personnes. 222 PROFIL DES JOURNALISTES Bernardo NEUSTADT est journaliste de longue date. Sa carrière comprend des collaborations dans la presse écrite, à la radio et à la télévision. C’est en 1964 qu’il débute à la télévision avec sa propre émission Tiempo Nuevo. Cette émission est alors diffusée chaque semaine à la télévision hertzienne et le sera jusqu’en 1997. Forte d’un audimat soutenu, en 1982 elle se situe en deuxième rang (sur l’ensemble de la programmation de la télévision hertzienne). L’émission est co-présentée par le journaliste Mariano Grondona. En 1989, ce dernier se sépare de B. Neustadt pour diriger sa propre émission. Connu pour sa position conservatrice et contraire au péronisme, Neustadt se prononce ouvertement contre le gouvernement d’Isabel Perón en 1975. Raison pour laquelle son émission est suspendue en 1976. Il la reprend après le coup d’Etat. En 1982, sous le gouvernement du général Leopoldo Galtieri, elle est de nouveau suspendue. Neustadt reconnaît avoir appuyé le coup d’Etat de 1976 de même qu’une « grande majorité l’ayant fêté » (El Cronista, 27/5/92). Néanmoins, à partir de 1983, il manifeste son soutien au système démocratique. Au sein du monde journalistique, la principale accusation qui lui est faite, c’est l’inconstance de sa position politique, laquelle semble s’accommoder du pouvoir en place. Dans les années 1990, Bernardo Neustadt appuie ouvertement le gouvernement de Carlos Menem et en particulier l’instauration d’un modèle néo-libéral en Argentine. Mariano GRONDONA assume la direction de sa propre émission Hora Clave en 1990, émission qu’il conduit et produit. Bien que son nom soit associé aux régimes militaires, il tente de prendre ses distances avec ce passé et son émission est perçue, dans les années 1990, comme l’une des émissions journalistiques de plus grande crédibilité. En 1995, Hora Clave obtient la plus forte audience parmi les émissions du même genre. Le profil de Mariano Grondona est enrichi par une carrière universitaire : docteur en droit, il est également professeur de droit à l’Université de Buenos Aires. Ceci donne à son discours un style « professoral » avec lequel il marque d’un sceau tout à fait personnel sa performance télévisuelle (voir Rinesi, Eduardo, Mariano, Buenos Aires, La Marca, 1992). Le chercheur états-unien Martin Andersen décrit Grondona en ces termes : « Le catholique de droite, Mariano Grondona, grand favori de l’ambassade des Etats-Unis et journaliste anti-péroniste, a fait aussi bien la propagande des militaires que l’apologie de Lopez Rega » (ANDERSEN Martin Edwin, Dossier Secreto. Argentina’s Desaparecidos and the Myth of the ‘Dirty War’, Boulder, Westview Press, 1993, p. 271). A la fin de la dictature militaire, Mariano Grondona soutient qu’il est désormais un démocrate convaincu et réalise publiquement un « mea culpa » à propos de ses convictions antérieures (La Prensa, 13/3/94). Durant les premières années de la transition démocratique, il soutient les lois de Point Final et d’Obéissance Due. En 1990, il s’oppose aux grâces présidentielles signées par Carlos Menem. 223 PROFIL DES JOURNALISTES (suite) Daniel HADAD et Marcelo LONGOBARDI sont deux journalistes plus jeunes et débutent leur activité professionnelle après la dictature militaire. C’est tout d’abord à la radio qu’ils exercent avant de passer à la télévision dans le cadre de l’émission journalistique d’opinion Hadad & Longobardi. Dans cette émission – qui maintient fondamentalement les règles du genre telles qu’elles avaient été établies par B. Neustadt et M. Grondona – les deux journalistes tentent de présenter une opinion uniforme sans se différencier l’un par rapport à l’autre de manière significative. Cette émission est diffusée jusqu’en 1995. Après cette date, tous deux occupent des espaces bien distincts à la télévision en raison de divergences idéologiques devenues évidentes. Tandis que Longobardi se situe dans une position davantage libérale, Hadad est dénoncé plus d’une fois comme étant le porte-parole de l’extrême droite (ce qu’en Argentine on connaît et identifie comme le secteur « carapintada »). Il est par ailleurs associé à des personnages notoires de la corruption sous le gouvernement de Carlos Menem. Magdalena RUIZ GUIÑAZU a une longue trajectoire en tant que journaliste, aussi bien dans la presse écrite qu’à la radio et à la télévision. Son émission radiophonique d’information et d’analyse de l’actualité est diffusée depuis 1977 et compte une audience soutenue. Elle a réalisé des émissions de télévision en tant que productrice indépendante. Sous la dictature militaire, elle reçoit des menaces pour avoir parlé des Mères de la Place de Mai à la radio et pour la diffusion des dénonciations sur les disparus. Elle a été interdite à la télévision à partir de 1980 et jusqu’à l’avènement de la démocratie. En 1984, elle est membre de la CONADEP puis témoin au procès des ex-commandants en 1985. Son engagement dans la défense des droits de l’homme lui vaut un prestige international, ce dont témoignent divers prix obtenus. Entre autres, la légion d’honneur en France (1994) pour la défense des droits de l’homme et de la liberté de la presse. 224 Chapitre 2 Emissions journalistiques d’opinion : Les ex-agents de la répression à la télévision (1995 – 1997) « Le cas limite de la déformation du souvenir d’une faute commise est représenté par sa suppression. (...) Celui qui se souvient a voulu devenir amnésique et il y est parvenu : à force d’en nier l’existence, il a expulsé de soi le souvenir nocif comme on expulse une sécrétion ou un parasite. 368 »368 LEVI Primo, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1986, p. 30. 225 I - Du “repentir” à la “réconciliation” Déclarations télévisuelles des ex-agents de la répression Les déclarations que nous analysons dans les pages suivantes ont été réalisées par des ex-agents de la répression au cours d’émissions journalistiques d’opinion diffusées entre mars et avril 1995369. Le 9 mars 1995, le journaliste Mariano Grondona commence son émission Hora Clave par la présentation d’un invité pour le moins inhabituel : Adolfo Francisco Scilingo. Cet ex-marin soutenait avoir participé à des opérations de la Marine au cours desquelles on jetait à la mer des detenus-disparus depuis un avion en vol. Une semaine auparavant, le 2 mars 1995, dans le cadre de la même émission, Mariano Grondona avait reçu Horacio Verbitsky, auteur d’un ouvrage rédigé sur la base d’un long entretien accordé par le même Scilingo : El Vuelo (Le Vol). Les déclarations mentionnées par Verbitsky, comme les bandes enregistrées qu’il avait alors apportées avec la voix de Scilingo, avaient eues une forte répercussion dans les médias tout au long de la semaine. De fait, l’émission du 9 mars 1995, enregistrée la veille, sera présentée comme la continuation de celle du 2 mars. Au cours de l’entretien diffusé le 9 mars, Grondona et Scilingo dialoguent autour d’une table ronde. Scilingo procède à une longue déclaration et expose une série de documents et de lettres envoyées à différents chefs militaires depuis plusieurs années. De toute évidence, son récit a été soigneusement préparé et Grondona n’intervient que ponctuellement pour poser des questions (voir transcription dans l’Annexe II). Ce qui est exposé, c’est un itinéraire de plus de 369 Nous allons analyser dans ce sous-chapitre, les émissions télévisées suivantes : Hora Clave du 2/3/95 et du 9/3/95 (déclarations de Adolfo Francisco Scilingo), Hora Clave du 6/4/95 (entretien avec Héctor Vergez), H&L du 24/4/95 (entretien avec Víctor Ibáñez) et Hora Clave du 27/4/95 (Víctor Ibáñez lut un message et fut ensuite brièvement interviewé par Mariano Grondona). Nous allons également nous référer à l’émission Tiempo Nuevo diffusée le 25/4/95, où le général Martín Balza lut son message à la société. L’analyse des mécanismes discursifs et de mise en scène prennent en compte un échantillon plus large : les émissions journalistiques d’opinion diffusées durant l’année 1995 ayant traité le thème de la répression dictatoriale. Il s’agit au total de vingt émissions correspondantes à Hora Clave, à Tiempo Nuevo et à H&L. 226 dix ans au cours duquel Scilingo s’est d’abord adressé à ses chefs et anciens chefs militaires (en vue de parler de la question des disparus), puis aux journalistes (en vue de parler des « vols » aériens devant un large public). Son objectif ? Demander que les forces armées reconnaissent leurs agissements au cours de « la guerre contre la subversion » et que les militaires ayant participé à ces actions puissent néanmoins être promus normalement au sein de la hiérarchie de chaque arme370. L’une des conséquences immédiates des déclarations de Scilingo, c’est l’apparition à la télévision d’autres ex-militaires venus témoigner de leur participation à la répression. C’est le cas de Víctor Ibáñez, ancien caporal de l’armée de Terre : le 24 avril 1995, il se rend à l’émission H&L pour faire une déclaration proche de celle de Scilingo ; il décrit également les « vols » d’extermination (imputés cette fois-ci à l’armée de Terre et non pas à la Marine) et mentionne ses propres agissements dans le centre de détention de Campo de Mayo. Un autre exagent de la répression, Julio Simón – dénoncé à maintes reprises comme tortionnaire par plusieurs témoins devant la CONADEP – apparaît sur deux chaînes de télévision (le journal télévisé de ATC le 1er mai 1995 et le journal télévisé de la chaîne 13, le 2 et le 3 mai 1995) et y défend la répression menée par les forces armées. De son côté, l’ex-capitaine de l’armée de Terre, Héctor Vergez (responsable de la section chargée des enlèvements et de l’extermination des prisonniers au centre clandestin « La Perla » dans la province de Córdoba), intervient dans l’émission Hora Clave le 6 avril 1995. Il y justifie la pratique de la torture (« Nous avions eu recours à un interrogatoire très musclé mais nous avions réussi, avec un moindre, très moindre coût, à sauver une vie, peut-être plusieurs vies ») et fait un appel à la réconciliation nationale. Par rapport à des étapes antérieures, ces déclarations télévisuelles provoquent une série de transformations dans la manière de présenter au public des récits sur la disparition : 370 Comme cela a déjà été indiqué, les déclarations publiques de Scilingo sont une réaction, selon ses dires, aux remises en question des promotions de Rolón et de Pernías, et aux déclarations de ces deux marins devant la Commission des Accords du Sénat en octobre 1994 (voir supra, Deuxième partie, chapitre 2). 227 1.- On assiste à un déplacement des acteurs chargés de faire le récit des faits relatifs à la disparition forcée de personnes sous la dictature. Tandis que le Nunca Más et le procès des ex-commandants donnent la parole aux victimes de la répression en charge des témoignages (principalement, les survivants des centres clandestins de détention et les familles des disparus), dans le cas présent le témoignage est le fait des bourreaux. Les médias (non pas seulement la télévision) semblent alors motivés par le fait de trouver des anciens agents susceptibles de parler, sans même considérer le contenu et la cohérence de leurs déclarations. Au cours d’une période longue d’environ deux mois, une série d’entretiens réalisés avec des anciens agents de la répression est ainsi diffusée à la radio, à la télévision et dans des journaux et des revues d’actualité. Dans le cas précis des émissions journalistiques d’opinion diffusées à la télévision ces voix acquièrent un poids relatif considérable en relation à la pluralité des voix présentées. Outre les ex-agents de la répression, l’invitation à participer aux débats s’étend à des familles des disparus, des représentants des associations de droits de l’homme, des anciens guérilleros, des membres de l’Eglise, des hommes politiques, des intellectuels, des familles d’individus tués par des guérilleros, parmi beaucoup d’autres. Dans les émissions journalistiques d’opinion, les voix des anciens agents de la répression occupent une place centrale : on leur fait de longues interviews, le débat est structuré autour de leurs déclarations, ils sont donc les « principaux » invités de ces émissions. De fait, dans les émissions analysées, il n’y a pratiquement pas de survivants des centres clandestins de détention. Autrefois, à l’occasion du procès des ex-commandants en 1985, ces voix avaient été prédominantes et elles avaient aidé à la reconstruction détaillée de ce que fut le système répressif. Dans les émissions analysées, en revanche, on s’attend à ce que ces détails soient racontés par les bourreaux. 2.- Le récit de Scilingo constitue un tournant majeur eu égard à la grande majorité des déclarations publiques des militaires prononcées au cours d’étapes antérieures, telles que les décharges faites par les anciens commandants 228 lors du procès de 1985371. Contrairement à ces autres récits, Scilingo ne se réfère pas au système répressif en ayant recours à des euphémismes, il ne le nie pas non plus. Il fournit des détails relatifs au système répressif que les autres militaires n’avaient jamais donnés, tels que l’évocation des vols aériens au cours desquels les détenus-disparus étaient assassinés par cette procédure spécifique consistant à les jeter dans la mer en état de somnolence372. De plus, Scilingo démonte l’argument selon lequel la répression clandestine était due à des « excès » commis par des subordonnés en affirmant que l’on avait agi en accord avec les ordres reçus « selon un schéma parfaitement militaire » (Scilingo, Hora Clave, 9/3/95). 3.- On assiste à une transformation quant à la légitimité et à la crédibilité de la parole des ex-agents de la répression. Dans ce sens, il existe une grande différence entre les récits des ex-agents de la répression présentés lors du « show de l’horreur » où ils figuraient comme une « version » de plus sur les faits, confrontée à des versions opposées émanant du haut-commandement des forces armées. A partir du récit de Scilingo, les témoignages des ex-agents de la répression semblent devenir crédibles pour le public et même plus crédibles que les récits soutenus par les victimes depuis de longues années et portant sur les mêmes faits. Les témoignages des survivants et des familles des disparus semblaient « suspects », pas tout à fait crédibles pour ceux qui justifiaient les crimes commis par les militaires ou pour ceux qui mettaient en doute le fait que de tels événements aient pu se produire. L’un des arguments brandi par les militaires 371 A l’exception de l’ex-général Videla, qui s’est excusé, tous les militaires impliqués dans des procès ont pris la parole après leur défense pour présenter des décharges. Dans ces discours, les ex-commandants justifiaient leurs agissements, niaient les crimes et se présentaient comme étant les héros d’une guerre. 372 Nous reviendrons sur cet aspect mais il convient d’ores et déjà d’attirer l’attention sur le fait que cette procédure est spécifique en ce qu’elle repousse le moment de la mort : lorsque les prisonniers sont jetés dans la mer, ils sont encore vivants. Ils sont encore vivants et ils ne peuvent en réchapper. Voulant éviter de renchérir sur les euphémismes propres à ce système de répression nous choisissons de parler de procédure de mise à mort, d’assassinat. Les disparus ne sont pas morts parce que « la mer » les a engloutis : ils sont morts parce que des hommes les y ont jetés. Et si ce laps de temps entre la volonté de tuer et la mort effective peut contribuer (mais le peut-il ?) à sauvegarder la conscience des bourreaux, il ne change rien à ce fait : les disparus ont été assassinés. 229 pour disqualifier le procès de 1985 fut, précisément, la grande proportion de témoignages réalisés par les victimes de la répression. Avec l’apparition télévisuelle des ex-agents de la répression, le récit sur la disparition en tant que système ne peut plus être mis en question avec de tels arguments. Verbitsky, interviewé par Grondona dans l’émission Hora Clave, s’exprime sur la portée de cette transformation : « Ce que raconte Scilingo n’est pas nouveau (...) mais les forces armées l’avaient toujours nié (...). Il me semble que l’importance de ce témoignage terrible réside dans le fait que pour la première fois il est établi – et je crois, d’une manière définitive – qu’il n’y a qu’une seule histoire, voilà l’affaire. S’en est fini des discussions sur les faits » (Verbitsky, Hora Clave, 2/3/95). D’où le grand impact que ces déclarations ont au sein de la société argentine. D’où également une question douloureuse posée par de nombreux survivants des centres clandestins de détention : « La légitimation des témoignages et les dénonciations que nous avons faites ne sont telles que si la société les incorpore en conséquence, ‘en y croyant’ par le biais d’une action conséquente : la justice, la sanction. Cela n’a pas eu lieu ; pire, l’impunité a avorté de cette croyance alors qu’elle commençait à émerger. Pourquoi les gens croient venant de lui [de Scilingo] ce qu’ils n’ont pas cru, ou si peu, venant de nous ? – c’est la question que nous nous posons, nous, les survivants »373. 4.- Les ex-agents de la répression qui apparaissent à la télévision en mars et avril 1995 n’étaient pas connus publiquement et n’étaient pas considérés – avant ces déclarations – comme des symboles de la répression. Bien que quelques uns d’entre eux aient été dénoncés devant la CONADEP comme des tortionnaires (c’est le cas de Julio Simón, dit le « Turco Julián ») leur image, leur visage n’étaient pas connus. Ces ex-agents de la répression avaient bénéficié de la loi d’Obéissance Due et dans leur grande majorité ils n’avaient pas fait l’objet de poursuites judiciaires. 5.- Un déplacement en relation au milieu où se réalisaient jusque-là les déclarations des militaires au sujet de la répression se produit. Pour la première fois, les ex-agents de la répression investissent l’espace télévisuel pour parler. Les 373 DALEO Graciela, « Cuando ‘El Vuelo’ no es de pájaros. A propósito de El Vuelo de Horacio Verbitsky », El ojo mocho, n° 6, invierno 1995, p. 77. Nous soulignons. 230 déclarations ne se font plus dans un cadre institutionnel (les tribunaux, comme en 1985 ; le Sénat, comme en 1994) et pas davantage au sein des forces armées. Ces ex-agents tentent ici de toucher un large public grâce à la télévision. De plus, leurs déclarations sont insérées dans des émissions habituellement diffusées à la télévision et on n’opère aucun changement de format pour les présenter. Ces déclarations sont ainsi réalisées dans un espace clairement télévisuel : le studio ou le plateau. Ces transformations, tournants et déplacements génèrent une série d’attentes au sein de la société. Parce que le silence est rompu et l’évocation ouverte on s’attend confusément à de nouvelles informations : celles que l’on n’avait pas été en mesure de reconstruire ou que les seuls survivants ne pouvaient fournir. Cette attente d’informations supplémentaires est en fait une attente de réponses aux questions que le système fondé sur la disparition forcée engendre : qu’est-il arrivé à chaque disparu ? Quels sont les agents impliqués au cas par cas ? Les déclarations de Scilingo déchaînent une série de réactions de divers acteurs : le gouvernement et les forces armées tentent immédiatement d’étouffer l’affaire en mésestimant les déclarations et en disqualifiant Scilingo. Les associations de défense des droits de l’homme tentent d’accentuer la brèche ouverte dans le mur du silence des dernières années et font de nouvelles requêtes devant la Justice (voir supra, à propos des procès pour la vérité). Les médias, de leur côté, poursuivent le traitement du thème et se mettent à la recherche d’anciens agents de la répression disposés à parler publiquement. En plus des journalistes intéressés de longue date par le thème (comme Horacio Verbitsky) et devenus clairement des « entrepreneurs de la mémoire », d’autres journalistes s’y intéressent progressivement (Neustadt, Grondona, Hadad et Longobardi). Ces derniers n’ont pas de trajectoire spécifiquement vouée au traitement des questions relatives aux crimes des militaires. De fait, leur position idéologique les éloigne radicalement de celle soutenue par le mouvement des droits de l’homme (voir encadré : « Profil des journalistes »). A cette époque, les médias – en particulier les émissions télévisées – témoignent d’une relative autonomie vis-à-vis d’autres acteurs : le thème est traité par les médias sans qu’il 231 soit nécessaire que des événements se produisent dans l’espace extramédiatique et, en ce qui concerne la manière d’interpréter et de présenter ces discours, les médias développent leurs propres grilles de lecture et formats. Les ex-agents de la répression ayant déclaré devant les médias font l’objet d’une désignation singulière par ces mêmes médias : on les appelle les « repentis ». Dans le langage juridique, le repenti est le complice d’un crime donné qui décide de mettre un terme à cette complicité en fournissant des détails sur le crime pour que d’autres participants soient sanctionnés et que lui-même puisse bénéficier d’une certaine indulgence ou d’une réduction de peine. Il n’est pas nécessaire qu’il exprime publiquement son repentir : l’information qu’il fournit suffit à faire de lui un « repenti ». Dans le cas que nous analysons, les ex-agents de la répression n’ont pas donné le nom d’autres agents pas plus qu’ils n’ont donné le nom de leurs victimes au cours de leurs déclarations. De plus, l’information donnée par Scilingo répond clairement à l’intention de favoriser les marins inquiétés à l’époque pour violations des droits de l’homme (Antonio Pernías et Juan Carlos Rolón). Au début, l’espace médiatique utilise le titre de « repentis » comme une réminiscence de la figure légale. Cependant, dans la discussion et dans les débats ultérieurs à la télévision le terme prend un autre sens : on l’associe à l’idée d’un « repentir public » devant avoir lieu à la télévision. Le fait est que le « repentir » en tant qu’acte ne se produit à aucun moment. Dans le décalage entre ce qui est dit dans ces déclarations et ce qui est interprété par les médias vient se loger une certaine manière de donner du sens au passé. Celle-ci suppose un travail de mémoire. Pour analyser ces émissions télévisées en tant que scènes de la mémoire, nous nous proposons d’examiner les dimensions narrative, spectaculaire et « véritative » présentes dans ces déclarations. Ainsi, nous tiendrons compte de trois aspects : les clés utilisées dans l’élaboration de ces récits (Quel est le sens que l’on accorde aux déclarations des ex-agents de la répression dans le cadre de ces émissions ? Quelles sont les interprétations du passé que l’on adopte ?) ; les éléments de la mise en scène participant de la création de ces sens et de ces 232 interprétations sur la période évoquée ; et le mode dont on construit et légitime une vérité sur les faits du passé au cours de ces émissions. La construction du « repentir » L’aveu tout comme le repentir, le pardon comme la réconciliation, sont des actes performatifs par lesquels le langage verbal opère une transformation de la réalité dans laquelle il prend place. Dans certaines circonstances, les mots réalisent l’acte : « je te pardonne », « je me repens » ou « je jure » sont des énoncés de ce type374. L’une des caractéristiques des déclarations des anciens agents de la répression, telles qu’elles sont apparues à la télévision, c’est précisément le fait qu’on les a interprétées comme des actes. On parle alors du « repentir » des ex-agents de la répression et les émissions journalistiques d’opinion sont présentées comme l’espace où ces actes supposés se produisent. Le nom de « repentis » englobe les témoignages de plusieurs ex-agents de la répression ayant des finalités diverses et, surtout, des contenus divers. On peut les séparer en deux groupes : ceux qui défendent la répression comme Julio Simón et Héctor Vergez ; et ceux qui révèlent une certaine « mauvaise conscience » 375 devant le thème, comme Adolfo Scilingo et Víctor Ibáñez. A la différence d’autres ex-agents de la répression ayant parlé, eux aussi, à la télévision, Scilingo et Ibáñez déclarent qu’ils ont participé à des « vols » où l’on jetait à la mer des prisonniers endormis de manière à les tuer tout en se débarrassant des corps. Les « vols » (los vuelos) constituent l’axe de leur témoignage à propos des actions répressives perpétrées sous la dictature. 374 AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970. Selon Vladimir Jankélévitch, « la mauvaise conscience est une condamnation ; c’est une conscience qui s’accuse elle-même, qui a horreur de soi (...) la conscience est directement aux prises avec elle-même ; et comme elle ne peut ni se regarder en face, ni se détourner de cette vue, elle est tourmentée par la honte et les regret ». JANKÉLÉVITCH Vladimir, La mauvaise conscience, Paris, Aubier, 1966, p. 37. 375 233 Ce système d’élimination dépouillait les victimes de leurs attributs humains. Ceci était censé produire, chez les agents de la répression, le sentiment de ne pas être responsable : « L’administration du somnifère privait le prisonnier de sa dernière possibilité de résistance mais aussi de ses traits les plus élémentaires d’humanité : la conscience, le mouvement. Les ‘tas’ bâillonnés, endormis, mains liées, tête entièrement recouverte, les ‘paquets’ étaient jetés vivants à la mer. (...) les mécanismes pour dépouiller les victimes de leurs attributs humains facilitaient l’exécution mécanique et routinière des ordres. En somme, un dispositif monté pour faire taire les consciences, préalablement entraînés pour le silence, l’obéissance et la mort »376. Cependant, ce système semble ne pas produire les résultats escomptés chez des personnages tels que Scilingo et Ibáñez. Dans les émissions télévisées auxquelles ils participent, Scilingo et Ibáñez semblent transformés par les crimes qu’ils ont commis. D’après leurs dires, l’ampleur de ces crimes leur a été révélée par la dépression377, l’insomnie378 et la récurrence de leurs cauchemars379. C’est peut-être pour cette raison que leurs discours n’ont pas repris le récit bien connu des militaires au sujet de la répression – récit marqué par la négation des faits ou leur justification en tant qu’erreurs ou excès commis par des subordonnés. Le fait est qu’ils avancent autre chose. Entre autres éléments, ce que Scilingo et Ibáñez soutiennent c’est que leurs victimes – déshumanisées par le système répressif – redeviennent, dans leur conscience, des êtres humains. La découverte de ce fratricide (« nous sommes des êtres humains et nous jetions à la mer des êtres humains », Scilingo, Hora Clave, 9/3/95380) est le point sensible qui provoque le tournant. L’identification – 376 CALVEIRO P., op. cit., p. 39. Souligné par l’auteur. « [J’avais l’espoir] de relever la tête, mais le syndrome c’est celui de la dépression, de la colère et… cela ne m’a pas permis de relever la tête, du moins militairement » (Ibáñez, H&L, 24/4/95). 378 « Moi, depuis le premier vol aérien, si je ne prends pas du Lexotanil ou de l’alcool, je ne dors pas » (Scilingo, Hora Clave, 9/3/95). 379 « Devant la tension psychique je fais toujours le même rêve, je tombe d’un avion en vol et ça c’est en relation au premier vol que j’ai fait à bord d’un avion Skyvan de la préfecture navale argentine en 1977 » (Scilingo, Hora Clave, 9/3/95). 380 Voici le paragraphe complet où cette phrase est insérée : « … en tant qu’être humain, je ne m’en suis pas remis. Parce que, avez-vous une idée de ce que c’est de jeter par dessus bord des êtres humains endormis ? Vous vous rendez compte ? Je ne sais pas. Quelqu’un peut-il s’en remettre ? Nous sommes des êtres humains et nous jetions à la mer des êtres humains. Je ne sais pas quelle expérience, ou comment j’aurais réagi si je les avais tués avec un fusil, une exécution, 377 234 l’humanisation – revient dans d’autres récits : « Je me souviens de la famille Barciocco, elle m’a marqué au fer rouge. Une famille, j’insiste toujours, chrétienne. Mon thème récurent à toujours été Dieu » (Ibáñez, H&L, 24/4/95) . Cependant, ces hommes « brisés » n’en finissent pas de se repentir. Inlassablement, ils répètent l’argument de la « guerre sale » qui a servi pour justifier la répression : « Nous avons gagné une guerre. Je n’ai aucun doute sur ce point. Ce que j’ai fait, je l’ai fait en connaissance de cause, mais la guerre est terminée et il reste les hommes, il reste des disparus et il reste bien des blessures » (Scilingo, Hora Clave, 9/3/95). « Bien, si la méthode n’a pas été, mais c’est ainsi, nous n’avons rien à cacher, ce fut une guerre et, je le redis, nous l’avons gagnée. Ce fut une guerre sale, une guerre avec des méthodes vraiment bizarres. L’ennemi utilisait des méthodes irrationnelles, nous ne savions pas au début comment y faire face et bon, c’est ainsi que les choses se sont passées, voilà la réalité. Maintenant la guerre est finie » (Scilingo, Hora Clave, 9/3/95). « Le soldat est avant tout un soldat. Quand vient le moment de l’action il n’y a pas de spécialités. Nous sommes tous une seule et même spécialité » (Ibáñez, H&L, 24/4/95). Cependant, le récit de la guerre ne couvre pas tout l’espace narratif. Tout au long du récit, les ex-agents semblent partagés : en tant qu’hommes ils sont horrifiés du crime qu’ils ont commis, en tant que militaires ils sont fiers d’avoir gagné une guerre. La tension entre l’homme et le militaire structure leurs discours, elle leur donne une double morale et les agents de la répression y sont attrapés. Parce que si « en tant qu’hommes » ils n’ont pas pu se remettre de ce qu’ils ont fait en tant que militaires (« J’insiste : je ne remets pas en question ce que j’ai fait. J’ai un problème en tant qu’homme et non pas en tant que militaire » Scilingo, Hora Clave, 9/3/95), ils ne peuvent pas non plus prendre « en tant qu’hommes » une quelconque position éthique susceptible d’invalider leurs agissements « en tant que militaires ». C’est dans cette double morale que réside l’un des principaux problèmes de responsabilité relatif au terrorisme d’Etat. Comme dans le cas des crimes dits « bureaucratiques »381, le terrorisme d’Etat est le fait d’une machinerie administrative où chaque homme, chaque fonctionnaire, ou d’une autre manière, mais la vérité c’est celle-là, je vous dis ma vérité » (Scilingo, Hora Clave, 9/3/95). 381 ARENDT H., op. cit. 235 remplit une tâche en apparence inoffensive mais essentielle pour que le meurtre puisse s’accomplir. Entièrement voué à l’assassinat en masse, le mécanisme est celui de la bureaucratie et de la production massive : on « série » les individus, ils prennent place dans un engrenage où ils exécutent avec obéissance leur fonction, de telle sorte que la responsabilité eu égard au résultat des actes accomplis est – en apparence – dissoute dans l’ensemble. Au sein de cette machine à tuer instituée par la dictature, Scilingo et Ibáñez pouvaient commettre les crimes les plus atroces sans apparemment engager leur propre responsabilité, leur nom et leur conscience. Mais si l’obéissance aveugle est censée les exempter de toute responsabilité, elle les annule également en tant qu’êtres humains. Selon Pierre Legendre382, ce n’est pas le pardon anticipé qu’obtiennent ceux qui remplissent une fonction au sein d’un système, mais la perte de leur subjectivité. Le fonctionnaire (qu’il soit soldat, bourreau ou bureaucrate), met sa subjectivité entre parenthèses. C’est pourquoi la militarisation ou la bureaucratisation des sociétés modernes « comporte la défaite du principe de responsabilité »383. Cependant, ce manque de responsabilité n’est qu’apparent : la conscience des exécuteurs ne peut être soulagée du poids de leurs crimes, la Justice ne peut l’ignorer au moment de juger les criminels384. En réalité, Scilingo et Ibáñez semblent prisonniers de cette logique : ils ne se sentent pas totalement responsables de leurs crimes (ils les ont commis « en tant que soldats ») mais ils ont besoin d’entreprendre une action morale (« en tant qu’hommes ») pour apaiser leur conscience. C’est parce qu’ils ne se reconnaissent pas responsables en tant que soldats qu’ils ne peuvent ni exprimer un repentir ni demander pardon. Dans ce cadre, les repentirs sont énoncés mais ne se concrétisent pas. Ibáñez, par exemple, répète inlassablement qu’il se repent et reconnaît avoir jeté à la mer des 382 LEGENDRE Pierre, « L’impardonable » (entretien avec Olivier Abel), in ABEL O. (ed.), Le pardon. Briser la dette et l’oubli, Paris, Autrement, Série Morales n° 4, 1991, pp 18-32. 383 Ibid, p. 25. 384 Ainsi, par exemple, Hannah Arendt soutient qu’au cours du procès d’Eichmann : « Le tribunal reconnut, dans le jugement, qu’un tel crime ne pouvait être commis que par une bureaucratie gigantesque s’appuyant sur les moyens que le gouvernement mettait à sa disposition. Mais dans la mesure où ce crime reste un crime – ce qui est la condition de tout procès – tous les ‘rouages’ de la machine, si insignifiants soient-ils, redeviennent, dans un tribunal, des acteurs, c’est-à-dire des êtres humains » (ARENDT H., op. cit., p. 462). 236 personnes vivantes. Néanmoins, il affirme également qu’il n’a pas vraiment tué (« Je n’ai pas tué, je n’ai pas pris d’initiative », H&L, 24/4/95). Une des circonstances nécessaires à la production du repentir, c’est la reconnaissance de sa propre culpabilité. On ne peut pas se repentir de ce qu’on n’a pas fait. Le repentir, par ailleurs, n’innocente pas le repenti, il ne le disculpe pas. Cependant, Ibáñez ne cesse de dire qu’il ne se voit nullement comme un assassin et lorsqu’on lui demande en vertu de quoi il ne se sent pas un assassin, le même Ibáñez répond : « Mon repentir » (Ibáñez, H&L, 24/4/95). Dans le cas de Scilingo, le repentir n’a pas lieu non plus. Mais ici, le mécanisme est inversé. D’un côté, il reconnaît son crime : « En ce moment, les choses étant ce qu’elles sont, je veux dire à tous ceux qui m’écoutent que je me sens un assassin » (Scilingo, Hora Clave, 9/3/95), mais finalement, il ne se repent pas : « Je répète, je ne me repens pas de ce que j’ai fait, parce que c’était une guerre. Une guerre que nous avons gagnée et on dirait qu’on a peur » (Scilingo, Hora Clave, 9/3/95). Quand Scilingo se rend compte de son crime, il le fait en tant qu’homme (« nous sommes des êtres humains... »), puis il s’excuse en tant que soldat (« c’était une guerre »). La tension entre l’homme et le militaire est présente à chaque moment et elle empêche l’accomplissement du repentir dans sa totalité. Aveu, autocritique, repentir Par quelles voies les déclarations de Scilingo en sont-elles venues à être interprétées comme l’expression d’un « repentir » ? Si nous suivons la dérive du thème dans les émissions journalistiques d’opinion, dans les journaux télévisés de la télévision hertzienne et dans les principaux quotidiens nationaux, il est possible de reconstruire les interprétations que l’espace médiatique a accordé à ces premières déclarations et d’observer que le « repentir » a été construit au cours d’une période allant du début du mois de mars à la fin du mois d’avril 1995. 237 Les premières déclarations de Scilingo, issues de l’ouvrage de Horacio Verbitsky, n’ont pas été interprétées en tant que repentir. Un chapitre d’El Vuelo est intitulé « L’aveu » et là, Scilingo se prononce clairement sur le thème : « Je ne veux pas non plus être si hypocrite et dire : maintenant je suis bon parce que je raconte telle chose. Non. Parce que demain on va dire ‘Scilingo, le repenti’. Ce n’est pas ça. Scilingo, dans les mêmes circonstances, aurait fait exactement la même chose »385. Même au cours de l’entretien que Mariano Grondona fait à Verbitsky à la télévision, le 2 mars 1995, le thème est présenté dépourvu de cette connotation386. Dans un contexte de campagne électorale à l’occasion des élections présidentielles devant avoir lieu au mois de mai387, le président de la République tente de limiter l’importance de l’affaire : « Le président Carlos Menem a qualifié (...) de ‘scélérat’ l’ancien capitaine de frégate Adolfo Francisco Scilingo (...) ‘Il y a un certain nombre de nostalgiques qui ont fait de bonnes affaires en tuant des gens et qui veulent revenir sur ce passé. Ce monsieur Scilingo a été jugé pour fraude, pour soustraction plus d’une fois, on lui a même repris une voiture volée (...)’ a dit le président de la République »388. Malgré cela, que ce soit d’abord les déclarations (off) de Scilingo ou celles qu’il a réalisées plus tard, directement dans le studio, elles sont reproduites par les journaux télévisés et les radios de telle manière que le thème prend place dans les médias. Pour les survivants des centres clandestins, pour les familles des disparus, pour une bonne partie de la société, les déclarations de Scilingo génèrent des réactions contrastées. D’un côté, on éprouve le besoin de le transformer en informateur des événements du passé (on souhaite donc qu’il communique les informations que l’on n’avait pas encore pu établir ; en rappelant les noms des disparus qu’il avait vus ; en 385 VERTBISKY H, El vuelo, op. cit., p. 66. Peut-être que Mariano Grondona n’avait pas une idée très claire, en présentant l’entretien, des répercussions que celui-ci pourrait avoir. C’est pourquoi, il ne lui accorde qu’une place très limitée dans l’émission, comme s’il voulait amortir le caractère dérangeant du thème. Ce qu’il dit devant la caméra quand l’entretien est terminé (dans un contexte où l’on a déjà parlé des injections infligées aux prisonniers pour les jeter endormis à la mer) doit être, dans ce sens, souligné : « Ici s’ouvre un débat. Je n’ai pas voulu faire un débat aujourd’hui, j’ai voulu simplement ‘injecter’ le témoignage (…) les prémisses terrifiantes de cette nuit pour que nous puissions débattre » (Grondona, Hora Clave, 2/3/95). 387 Le 14 mai 1995 des élections ont lieu au niveau national et des provinces. A cette occasion, Carlos Menem est réélu président de la République argentine. 388 Clarín, 4/3/95. 386 238 disant ce qui est arrivé à chacun d’entre eux ; en identifiant les autres agents impliqués et méconnus publiquement). D’un autre côté, la société se trouve face à un assassin non condamné et sa présence sur les écrans de télévision met en évidence l’absence de châtiment. De cette manière, les déclarations de Scilingo viennent signaler ce qui n’a pas été résolu en relation au passé au sein de la société argentine : « La faiblesse de l’Etat (et sa dette) c’est – c’est encore – d’avoir opté pour le pardon des coupables sans obtenir en échange ce dont la société avait besoin : de l’information sur la vérité et le repentir sincère des coupables »389. Et ces deux attentes de la société, information et repentir – lesquelles expliquent en partie les répercussions de ces déclarations –, apparaissent successivement. D’abord, les médias accordent une place centrale à la question de l’information. Les associations de défense des droits de l’homme sollicitent la documentation que l’ex-capitaine avait mentionnée à propos du sort final des disparus et exigent également la liste des responsables au cas par cas. Une requête similaire est déposée par la Justice : tout de suite après les déclarations de Scilingo, la Cour Fédérale de Buenos Aires demande au gouvernement la documentation nécessaire pour établir le sort final de chaque disparu en mettant l’accent sur l’information relative aux enfants nés en détention. Les médias donnent pour titre à ce thème « requête des listes » et suivent l’affaire pendant plusieurs jours. Mais cet intitulé médiatique change le sens de la requête : le problème n’est pas d’élaborer des listes des disparus mais d’obtenir des informations sur ce qui est arrivé à chaque disparu. Informations que finalement on n’obtiendra pas. Par ailleurs, suite aux déclarations de Scilingo (complétées par les dénonciations du quotidien Pagina/12, avec des articles signés par Horacio Verbitsky dans la plupart des cas) sur les relations entre la hiérarchie ecclésiastique et les juntes militaires sous la dictature, l’Eglise catholique réalise, par le biais de certains de ses membres, plusieurs déclarations en relation à cette époque. C’est au moment où les médias informent sur la « requête des listes » et la participation de l’Eglise dans la répression que d’aucuns expriment certaines 389 SEOANE María, « Qué hacer con el pasado », Clarín, Segunda Sección, 1 février 1998. 239 expectatives au sujet du « repentir ». Mais tout au long du mois de mars, la notion de repentir sert à disqualifier Scilingo ou bien à dire, précisément, qu’il ne s’est pas repenti. Ainsi, le journaliste Bernardo Neustadt énonce au cours de son émission télévisée : « Scilingo a jeté des gens à la mer et il ne se repent nullement, ce qui est le plus grave, et c’est un héros national » (Tiempo Nuevo, 28/3/95) ; le président Menem quant à lui fait les déclarations suivantes : « On se repent devant Dieu, quand quelqu’un se repent de quelque chose, il cherche des prêtres, il se confesse et il passe à autre chose »390. Même à la fin du mois d’avril, lorsque Víctor Ibañez se rend à l’émission H&L, Marcelo Longobardi le présente en disant : « A la différence de Scilingo, Víctor Ibáñez se repent de ce qu’il a fait et donne, de plus, les noms de personnes qui sont peut-être tombées dans la mer » (Longobardi, H&L, 24/4/95, nous soulignons)391. Le lendemain de l’émission à laquelle participe Víctor Ibáñez, le 25 avril 1995, le lieutenant général Martín Balza, alors commandant en chef de l’armée de Terre se présente pour parler dans l’émission Tiempo Nuevo. Dans son message, Balza prend ses distances avec les déclarations que l’armée de Terre avait produites jusque-là puisqu’il parle de « délits » et de « responsabilité institutionnelle » (voir transcription du message de Balza dans l’Annexe II). Le regard en permanence dirigé vers la caméra comme l’usage d’un langage inhabituel pour les forces armées, avec des termes propres des discours progressistes, lui permettent de construire un discours susceptible d’être interprété comme une « autocritique ». Le fait le plus nouveau produit par les déclarations du lieutenant général Balza est la condamnation de l’idée selon laquelle l’armée est la garante ultime de la Nation – doctrine utilisée pour valider de très nombreux coups d’Etat dans l’histoire argentine. 390 Página/12, 29/3/95. Une observation sur cette expression de Marcelo Longobardi à propos des personnes qui « sont tombées dans la mer » et non pas qui « ont été jetées à la mer » : dans un autre texte, nous avons analysé l’usage, dans ces émissions télévisées, des verbes impersonnels et des phrases dépourvues de sujet. Personne ne réalise l’action. Par ce mécanisme verbal on naturalise le crime ou on le dote d’une dimension magique. Voir FELD Claudia, « El relato del horror en la televisión. Los represores tienen la palabra », in MARGULIS Mario et URRESTI Marcelo (dir.), La cultura en la Argentina de fin de siglo: ensayos sobre la dimensión cultural, Buenos Aires, Oficina de Publicaciones del CBC, 1997. 391 240 Cependant, dans ce discours nous retrouvons encore une fois le décalage entre ce qui est dit et ce qui est interprété par les médias. Relu avec attention, le message de Balza répète certaines thématiques classiques dans le discours militaire à propos de la répression. Balza ne parle pas « d’excès » commis par des subordonnés, néanmoins il précise que « certains, très peu, ont utilisé les armes à des fins personnelles » et que « le fait que quelques membres aient déshonoré l’uniforme qu’ils revêtaient n’invalide pas du tout la conduite dévouée et silencieuse des hommes et des femmes de l’armée » (Tiempo Nuevo, 25/4/95. Nous soulignons). D’un autre côté, Balza reconnaît l’illégalité des « méthodes » employées, mais il déclare qu’elles furent utilisées dans « quelques cas », autrement dit non de manière systématique dans le cadre d’un système organisé : « Cette erreur a eu pour effet de privilégier l’individualisation de l’adversaire, sa localisation, par delà sa dignité, à travers l’obtention –dans certains cas– de cette information par des méthodes illégitimes, pouvant même aboutir à la suppression de la vie » (Tiempo Nuevo, 25/4/95. Nous soulignons). En plus de l’euphémisme consistant à se référer à la torture en termes de « méthodes illégitimes », on peut voir comment, dans ces affirmations, Balza revient à la thèse des excès sans la nommer, au lieu de reconnaître comme vérité fondée ce qui avait déjà était établi par la CONADEP, prouvé lors du procès de 1985 et ratifié par Scilingo –à savoir le fait que les tortures et les disparitions avaient lieu dans le cadre d’un système militaire parfaitement organisé. Au-delà du sens global de ce discours, les médias et l’opinion publique en général le valorisent positivement et on parle immédiatement d’« autocritique institutionnelle »392. Cette « autocritique » supposée est suivie d’une série de déclarations des commandants en chef des autres armes, lesquelles sont également interprétées comme des « autocritiques ». Une semaine après le message de Balza, le chef de 392 Pour une autre analyse du discours télévisé du lieutenant général Balza et sur le fait qu’il est impropre de l’appeler « autocritique », voir BISSERIER Luis María, « Si ahora no, entonces ¿cuándo? », Conjetural, n° 31, Buenos Aires, septembre 1995 ; ALVARADO Maite et REALE Analía, « Del error al horror : las fallas de la memoria », Causas y azares, n° 3, Buenos Aires, 1995 ; FELD Claudia, « La instrumentalización del horror en Argentina », Artefacto, n° 2, Buenos Aires, 1998. 241 l’armée de l’Air, le brigadier général Juan Paulik, déclare que « dans la lutte contre le terrorisme de graves erreurs de procédure ont été commises et aussi des horreurs, ces dernières étant patrimoine, sans aucun doute, des deux camps »393. Cette déclaration douteuse est accueillie par les médias comme une nouvelle « autocritique ». Il en va de même pour la déclaration de l’amiral Enrique Molina Pico faite le même jour où il soutient que la Marine doit « reconnaître ouvertement qu’il y a eu des méthodes erronées qui ont permis des horreurs inacceptables, même dans le contexte de cruauté propre à la guerre »394. Ces deux chefs militaires ne s’adressent pas au public télévisuel. Ils s’adressent en priorité à leurs subordonnés respectifs. De son côté, en mai 1995, la Police Fédérale diffuse une ordonnance interne intitulée « Pacification et réconciliation » dans laquelle on propose la voie de la « réflexion » au lieu de parler d’une responsabilité institutionnelle. Dans tous les cas, les médias rendent compte de ces déclarations en termes d’« autocritique ». Il est vrai que l’espace médiatique ne présente pas ces trois déclarations comme étant équivalentes. Dans la plupart des cas, on considère que l’« autocritique » de Balza est plus complète que celles des autres chefs militaires. Il n’en reste pas moins que les deux autres sont encore des « autocritiques ». Dans le cadre de notre analyse, l’important n’est pas tant de savoir en quoi ces déclarations diffèrent mais de voir quels sont les éléments que les médias présentent comme similaires : la force performative de ces discours, l’idée que ces messages ouvrent une nouvelle étape dans l’histoire de l’institution militaire. Cette force performative inscrit les « autocritiques » dans le même processus que les « repentirs » des ex-agents de la répression, processus censé mener à la pacification de la société argentine. Le discours de Balza marque un tournant eu égard aux interprétations des déclarations des ex-agents de la répression : à partir de ce discours, toutes les déclarations antérieures feront l’objet d’une nouvelle attribution de sens et seront présentées comme des « repentirs ». C’est ainsi qu’on établit à posteriori une 393 394 Clarín, 30/4/95. Clarín, 4/5/95. 242 correspondance entre ce que dit – en apparence – Balza et les discours des exagents de la répression. Après les déclarations de Balza on commence également à parler à la télévision de la nécessité des autocritiques et des repentirs de « l’autre camp » et on entend par là que les anciens guérilleros se doivent d’avoir un geste identique à celui que les militaires sont censés avoir accompli. Dans ce contexte, diverses émissions présentent les déclarations des ex-agents de la répression en postulant le repentir vis-à-vis de leurs crimes comme un fait accompli alors même que le matériel télévisuel utilisé pour appuyer cette thèse la dément de manière drastique. Ainsi, au cours de l’émission H&L du 1er mai 1995, Daniel Hadad annonce « un nouveau repenti fait son apparition », suite à quoi il montre un fragment enregistré, issu d’un journal télévisé du même jour dans lequel l’ancien tortionnaire Julio Simón soutient que : « Les enfants de madame Bonafini395 sont vivants et, en ce moment même, madame Bonafini leur rend visite en Espagne ». Hadad affirme tout de suite après que : « Il est plus que probable que cette semaine encore un autre repenti fera son apparition ; vous me direz, ceux qui apparaissent viennent tous du même camp, dans l’autre camp personne ne se repent » (Hadad, H&L, 1/5/95). Cette même semaine, Mariano Grondona soutient que « après le cas Scilingo, une des intentions de l’émission a été de chercher, passez-moi l’expression, des Scilingo dans l’autre camp. C’est-à-dire, qu’il s’agissait de faire en sorte que les gens commencent à revoir le passé et à essayer d’être sincères, à se repentir » (Grondona, Hora Clave, 4/5/95). Les métaphores de la « réconciliation » « Je suis d’accord sur l’idée de former une table (...) où soient représentés les hommes et les femmes qui ont eu le pouvoir entre 1972 et 1978, les civils et les militaires qui ont participé à cette guerre, les associations de droits de l’homme et les organisations armées. 395 Il fait référence à Hebe de Bonafini, présidente de l’association Mères de la Place de Mai. 243 Et si les listes des morts de chaque secteur vont nous mettre sur le seuil de la réconciliation entre les Argentins, eh bien dépouillons-nous, tous autant que nous sommes, civils et militaires, des peurs et des égoïsmes. C’est ainsi que nous réussirons à faire un grand bien à toute la société et peut-être à fermer pour toujours cette douloureuse blessure qui nous émeut tous. C’est ainsi que nous pourrons dire de manière définitive ‘jamais plus’ » (Héctor Vergez, Hora Clave, 23/3/95). Ce appel « pacifique » n’est pas le fait d’un dirigeant politique ou d’une victime de la répression mais du capitaine à la retraite Héctor Vergez, ancien responsable du centre clandestin « La Perla », à Córdoba, lequel vient tout juste de justifier la torture devant l’audience de l’émission présentée par Mariano Grondona (voir transcription dans l’Annexe II). D’une certaine manière, son appel reprend le discours déjà consacré dans le champ politique depuis le début de la présidence de Carlos Menem, le discours de la « réconciliation nationale ». Il exprime un objectif que l’émission journalistique accueillant l’ex-agent de la répression se propose elle aussi de concrétiser au même moment. L’idée de la « réconciliation nationale » fut, à la fin de la dictature, un euphémisme utilisé pour légitimer l’impunité des bourreaux et faire admettre à l’opinion publique une amnistie (voir supra, Première partie, chapitre 2, l’analyse du « Document Final… »). Plus tard, l’expression intervient dans les argumentaires de justification des grâces présidentielles accordées par le président Menem au début de son gouvernement. Cette notion de « réconciliation » est invoquée dans ces émissions comme terrain d’entente où se retrouvent la plupart des voix que l’on présente : elle est de l’ordre de l’in-discutable396. Les émissions journalistiques d’opinion analysées participent de l’élaboration de la notion de réconciliation et celle-ci passe par la tenue d’un discours et la disposition d’une mise en scène spécifique. 396 Quelques voix, comme celle de l’association Mères de la Place de Mai, n’accepteront à aucun moment l’idée d’une réconciliation. Dans ces émissions on ne leur donne qu’un faible espace pour s’exprimer dans ce sens. Cette invitation biaisée, limitée à quelques acteurs seulement parce qu’ils peuvent acquiescer aux présupposés de l’émission, fait partie intégrante de cette opération que l’on réalise pour construire « l’in-discutable ». Pour une analyse de la manière dont l’émission de Mariano Grondona réalise cette opération, voir RINESI Eduardo, Mariano, Buenos Aires, La Marca, 1992. 244 Sur le plan verbal on a recours à une série de métaphores présentes dans les discours à titre de « clichés »397 et confluant dans l’idée de réconciliation. Nous faisons référence tout particulièrement à l’allusion au passé inévitablement associé au rôle qu’ont joué « deux camps » équivalents, mais aussi à l’idée selon laquelle « la société doit refermer ses vieilles blessures » et enfin à la référence aux crimes commis que l’on qualifie d’« erreurs » devant être réparées. Cidessous nous donnerons quelques exemples de l’usage de chaque métaphore utilisée dans ces émissions et nous analyserons l’interprétation du passé qu’elles engagent : - « Les deux camps ». « La guerre sale a été l’une de ces failles, dans les deux camps » (Grondona, Hora Clave, 2/3/95). « Des morts des deux camps pouvaient être issus de la même famille » (Député Julio Carreto, Hora Clave, 9/3/95). « S’il y a des assassins, il y a des assassins dans les deux camps » (Hebe de Berdina, Hora Clave, 23/3/95). « Mais nous devons savoir la vérité de tous les côtés, de l’un comme de l’autre. Et avec ces vérités, face à face, chercher la réconciliation » (Luis Ferreira, Tiempo Nuevo, 25/4/95). Ces expressions renvoient à une dualité de la société (« l’un et l’autre camp ») où les deux parties (militaires et guérilleros) sont responsables de l’horreur du passé. Cet argument s’inscrit dans la lignée de la « théorie des deux démons » légitimée, comme nous l’avons vu, par le rapport Nunca Más. Dans les émissions, ceux qui ont souvent recours à cette métaphore ce sont les présentateurs et les groupes d’invités liés à la répression (militaires actifs et à la retraite), les familles des victimes des attaques de la guérilla, les intellectuels conservateurs et les invités liés à l’Eglise. Dans les émissions que nous analysons ici on rattache ces propos à la recherche d’une « vérité » ayant deux facettes que l’on ne peut dissocier. Dans ce cas, on situe l’évocation de cette période du passé dans un lieu de révision où la « vérité » n’a pas encore été reconnue puisqu’on parle d’« une facette » qui doit encore être « révélée » (facette que ni les procès ni le rapport Nunca Más n’ont prise en compte). Cette « facette » de la vérité renvoie, en réalité, au discours que les 397 Voir supra, Première partie, chapitre 1, « Dispositif de l’analyse ». 245 militaires ont toujours soutenu pour justifier la répression (discours qui, comme on l’a vu, a été repris en 1984 par celui qui était alors ministre de l’Intérieur, Antonio Troccoli, quand il a présenté l’émission « Nunca Más ») : la menace que représentaient les « agissements subversifs » pour les institutions et pour la nation. D’un autre côté, cette dualité est souvent associée, dans ces émissions, à la nécessité d’un double « repentir » engageant les militaires comme les dirigeants des organisations armées des années 1970. Dans ce sens, les présentateurs tentent à maintes reprises de faire en sorte que ce « repentir » ait lieu au cours de leurs émissions. Le cas le plus flagrant est la déclaration de Mario Firmenich (ancien chef de Montoneros) dans l’émission de Bernardo Neustadt, comprise comme une « autocritique », bien que tout au long de l’émission on lui ait reproché de ne pas la faire « assez » . De fait, les médias ont parlé d’une « autocritique à demie ». Curieusement, bien qu’aucune autocritique ne soit « complète » (comme nous l’avons vu – à supposer qu’elles aient eu lieu –, les autocritiques des militaires ont également étaient faites « à demie »), on ne le souligne que dans le cas de l’ancien chef montonero. D’un côté, la focalisation sur la dualité remet en question la responsabilité des militaires (elle les déresponsabilise) ; elle ne permet pas de voir la spécificité du terrorisme d’Etat et sa différence vis-à-vis de la guérilla ; et, si elle a pour but de provoquer une condamnation de la guérilla, elle ne permet pas non plus de définir celle-ci comme un phénomène spécifique. D’un autre côté, cette focalisation sur la dualité simplifie l’évocation, puisque la dimension conflictuelle de la période évoquée est précisément représentée par ces deux parties antagonistes et qu’on ne peut faire référence, à partir de ces expressions verbales, à la trame complexe des relations sociales qui sont au cœur des faits du passé et à la pluralité des acteurs sociaux concernés. - « Rouvrir les vieilles blessures », « Fermer les blessures ». « Nombreux sont ceux qui croient que ceci revient à rouvrir les blessures » (monseigneur Justo Laguna, Hora Clave, 9/3/95). « Ici, nous avons affaire à beaucoup de gens blessés et nous ne voulons pas aggraver les blessures (…). Cette émission n’a pas vocation à provoquer qui que ce soit et encore moins à rouvrir les blessures du 246 passé » (Bernardo Neustadt, Tiempo Nuevo, 28/3/95). « Seul le temps pourra fermer ces blessures » (Vicente Massot, Hora Clave, 4/5/95). Cette métaphore est utilisée par presque toutes les voix ayant accès à ces émissions. On fait allusion aux faits de violence ayant eu lieu dans le passé, voilà la « blessure » qui tantôt a été fermée puis rouverte par l’évocation, tantôt n’a jamais été refermée et reste ouverte dans le présent. Dans les deux cas le but est de fermer (ou de refermer) cette blessure. La métaphore de la société comme corps blessé que l’on doit guérir dépolitise la référence au passé. Dès lors que l’on postule la société comme un tout on exclut de l’analyse le fait qu’il y a eu des acteurs aux intérêts divergents et surtout ce que cette proposition engage. Entre autres, une réflexion sur le rôle qu’ont eu, sous la dictature, certains secteurs sociaux et économiques ayant prôné un type d’Etat approprié pour l’implantation d’un certain modèle économique398. De ce point de vue, la violence des années 1970 n’inflige pas des « blessures » à la société : elle témoigne d’une lutte acharnée entre des modèles de pays divergents, lutte d’où certains sont sortis victorieux et n’ont nullement été « blessés ». La métaphore de la blessure passe par l’évocation d’un moment lointain dans le temps où la société aurait été saine : elle se donne comme illusion du possible retour à ce point idéal parce qu’on aurait précisément « refermé les blessures ». Ceci ne permet pas de penser les conflits ayant jalonné l’histoire argentine. Ceci ne permet pas non plus de voir de quelle manière ces conflits se perpétuent dans le présent. De plus, la métaphore des « blessures de la société » fait abstraction des blessures physiques (corporelles) que la dictature a provoquées à travers le système de la disparition forcée de personnes. Elle fait aussi abstraction des conséquences moins repérables et que l’on peut appeler « symboliques » comme le fait de laisser en héritage une série de questions ouvertes. Le fait est que la disparition engendre, oui, des blessures ouvertes qui ne sont pas évoquées dans ces émissions : la douleur physique et ses séquelles subies par les prisonniers ayant eu la vie sauve ; la douleur 398 Comme nous l’avons vu, Guillermo O’DONNELL appelle ce type d’Etat « Etat bureaucratique autoritaire ». Voir supra Première partie, chapitre 2. 247 de l’absence toujours renouvelée parce qu’un être cher n’en finit pas de manquer ; l’interdiction des rituels de deuil ; et aussi, l’occultation de la vérité. - Les « erreurs » du passé. « Je crois qu’il y a eu des erreurs dans les deux sens » (Mariano Grondona, Hora Clave, 2/3/95). « Evidemment à la guerre, dans toute guerre, on commet des erreurs » (Ramón Díaz Bessone, Hora Clave, 23/3/95). « Il faut que nous nous demandions quelles sont les erreurs que nous avons commises et qui nous ont conduits à l’erreur et à l’horreur, et quelles sont les erreurs que nous ne devons jamais plus commettre » (José Octavio Bordón, Hora Clave, 27/4/95). Cette expression avait été utilisée, au début de la période démocratique et à l’occasion des premières publications relatives à l’exposition détaillée du système répressif de la dictature, pour générer une justification du côté des chefs militaires. Les militaires qui se prononçaient sur le thème faisaient référence à la répression clandestine comme étant le fruit « d’erreurs et d’excès commis par des subordonnés » (voir supra, Deuxième partie, chapitre 1). Cet argument a été démonté par les premières enquêtes de la CONADEP, et Scilingo lui-même renonce à cette justification dans ses propres déclarations. La disparition forcée n’a pas été le fruit d’erreurs : elle relève, faut-il le rappeler, d’un système organisé depuis les plus hautes sphères de l’Etat. Néanmoins, certains invités de ces émissions, en particulier les invités proches des forces armées, maintiennent l’argument des erreurs. Cette métaphore est récurrente dans les « autocritiques » des chefs militaires. Dans ce cas, mais aussi dans les propos d’autres invités et des présentateurs, la référence aux erreurs est reliée à la première expression ici analysée, celle de la dualité du passé : on dit alors que ces « erreurs » ont été commises dans « les deux camps ». La notion d’« erreur » est construite comme synonyme de la notion de « violence »399. 399 Nous ne développerons pas l’analyse de cette notion. Nous voulons simplement signaler le fait que la définition de la violence comme fruit d’un égarement ou d’une « erreur » implique de banaliser la violence, dès lors qu’on ne la conçoit pas comme le produit d’une idéologie et d’une action politique, ou comme le résultat d’un système de coercition et d’une technique disciplinaire visant la société. 248 A partir de ces éléments on crée l’illusion d’un amendement possible proche de celle que génère la métaphore des « blessures » : les erreurs peuvent être corrigées tout comme les blessures peuvent être refermées. La mise en scène de la « réconciliation » Dans ces émissions journalistiques d’opinion on tente aussi de construire la « réconciliation » à partir de la mise en scène. Ici, la notion de réconciliation est reformulée sous une expression verbale singulière : l’appel à « s’asseoir à une même table » pour se réconcilier. Cette table est censée réunir devant la société tous les impliqués : les guérilleros, les militaires, les victimes de la répression. L’idée de s’asseoir à une même table a des finalités diverses en fonction de celui qui utilise l’expression : échanger des listes de morts, débattre sur ce qui s’est passé, se demander pardon mutuellement, etc. D’une certaine manière, la métaphore de la table de réconciliation est matérialisée au cours de l’émission télévisée elle-même. La table en tant qu’espace a une relation directe avec l’émission journalistique d’opinion où se font la plupart des déclarations des ex-agents de la répression. Le dialogue entre les invités qui concourent à l’émission se fait presque toujours autour d’une table (voir supra, « Les dispositifs télévisuels I »). Dans la suite de cette idée, les présentateurs des émissions ont essayé d’organiser la tenue de « tables de discussion » où puissent s’asseoir par exemple : les Mères de la Place de Mai et les membres de FAMUS (Asociación de Familiares de Muertos por la Subversión, Association des Familles des Tués par la Subversion) –dans ce cas précis, la tentative a échoué (Hora Clave, 23/3/95) ; ou un ex-montonero et la fille d’une victime d’une attaque des montoneros (Hora Clave, 4/5/95). La possibilité d’asseoir à une même table des invités variés –censés représenter les « deux camps » que la même émission se charge de désigner–, opère comme une mise en scène de la « réconciliation ». Ainsi, quand Mariano Grondona (23/3/95) invite Hebe de Bonafini (présidente de l’association Mères de la Place de Mai) et Hebe 249 de Berdina (présidente de FAMUS), il le fait dans l’optique de parvenir à les faire asseoir à une même table. Au demeurant, il n’y parvient pas et il se plaint : « Je sais qu’il leur en a coûté de venir [à l’émission], que cela a été difficile pour elles. (...) Je n’ai pas réussi à les faire asseoir à une même table » (Grondona, Hora Clave, 23/3/95). Dans une autre émission, Mariano Grondona dit : « Nous avons ici une table d’opinion. (...) J’éprouve une sorte d’angoisse et je veux voir s’il y a entre nous, entre les présents, un quelconque fil, un quelconque espoir, un quelconque chemin de réconciliation en Argentine » (Grondona, Hora Clave, 6/4/95. Nous soulignons). Le sens que l’on construit à partir du discours verbal (le conflit doit être « résolu » par une réconciliation de manière à pouvoir se tourner « vers le futur », à « fermer les blessures », à corriger les « erreurs » du passé, etc.) est en étroite relation avec la mise en scène où l’émission télévisée elle-même est postulée comme « lieu de réconciliation ». Dans la continuité de la version duale du passé –laquelle, comme nous l’avons vu, se réfère à la société comme à deux camps opposés–, ces deux camps sont également l’objet d’une mise en scène au cours des émissions analysées. Les éléments participant de cette mise en scène sont la disposition des invités dans un espace donné, l’ordre dans lequel on leur donne la parole et le temps de parole qu’on leur accorde : on tente de faire en sorte que chaque « camp » dispose du même temps de parole, chacun parlant à son tour pour répondre à l’autre, ils sont situés dans un espace équivalent du point de vue visuel. Entre autres éléments utilisés, les émissions élaborent la notion d’« équilibre » entre les diverses voix. Cet équilibre passe par la présentation d’un passé dual et l’homogénéisation de différents discours : un ex-guérillero est situé dans le même « camp » que la mère d’un disparu, un ex-agent de la répression dans le même « camp » que le fils d’un professeur assassiné par l’ERP. La pluralité de voix déployées dans ces émissions est d’une certaine façon annulée lorsque ces voix plurielles sont classées dans « deux camps opposés ». L’espace télévisuel se présente dans ces émissions comme un espace neutre qui réunit de manière « désintéressée » les « deux camps » et comme un espace 250 d’« équilibre » où les personnages des « deux camps » ont, apparemment, les mêmes possibilités de parler. On le postule ainsi comme un espace naturel et propice à la réconciliation. Cette neutralité et cet équilibre supposés agissent comme des facteurs de résolution immédiate des conflits puisqu’à travers la référence au passé – véhiculée par les témoignages et les opinions des invités en situation « d’équilibre des forces »– ces récits défigurent la dimension conflictuelle du passé et ses effets conflictuels dans le présent. Comme nous l’avons vu, l’espace télévisuel se présente dans ces émissions comme une scène dotée d’une forte valeur performative où l’on donne pour réalisés des actes qui pourtant n’ont pas lieu. La force performative de ces récits est tout particulièrement construite dans ces deux cas : les « repentirs » des ex-agents de la répression, l’« autocritique » des chefs militaires. La « réconciliation » est également un acte annoncé qui n’est pas mené à terme. Les conditions nécessaires à la réconciliation sont, entre autres, le repentir et le pardon préalables des fautifs. Ici, ces deux étapes sont omises. De plus, la « réconciliation » mise en scène dans ces émissions se passe de la volonté des acteurs présents, lesquels à aucun moment ne font preuve d’une quelconque disposition à se réconcilier. Voilà pourquoi, comme dans le cas des repentirs et des autocritiques, la réconciliation est annoncée et on la présente comme un fait accompli alors même que l’acte, lui, n’a pas lieu. Mémoire et repentir Qu’advient-il du travail de mémoire et de la représentation de la disparition dès lors que les déclarations des ex-agents de la répression sont présentées comme des « repentirs » ? En premier lieu, l’idée de « repentir » dilue les tensions présentes dans les déclarations des ex-agents de la répression : les fractures, les ambivalences et les contradictions de leurs discours. L’originalité et une bonne partie du caractère inquiétant des déclarations d’Adolfo Francisco Scilingo et de Víctor Ibáñez résident précisément dans ces fractures et ces contradictions. Contrairement à 251 d’autres militaires qui avaient pris la parole auparavant, Scilingo et Ibáñez revendiquent la répression mais non pas le silence. Ils ont une notion du crime mais ils se demandent pourquoi les autorités se taisent. Ils cherchent une reconnaissance eu égard aux agissements passés auprès des autorités militaires et de la société mais n’obtiennent même pas la reconnaissance de leur propre conscience et finalement, ils se présentent eux-mêmes comme étant des personnes divisées : d’un côté, il y a le militaire, non repenti de ce qu’il a fait ; de l’autre, l’être humain qui, « en tant qu’homme », ne peut dépasser cette expérience du passé. Cependant, en présentant ces déclarations comme des repentirs, l’espace médiatique neutralise dans une grande mesure ce potentiel inquiétant. En deuxième lieu, le « repentir » transforme le crime collectif400 en un problème de conscience individuelle. L’axe confession-repentir-réconciliation génère un champ sémantique où l’idée de crime collectif s’efface et où les agents de la répression sont présentés comme des individus isolés. Dans ce cadre, un problème politique devient un problème privé, voire intime – la confession, comme l’explique Eduardo Grüner, implique « la réduction de la honte publique en faute privée »401 : « La réparation, la reconstruction de la vérité déchirée par où s’est introduit le fantôme du chaos, est extériorisée et collective donc politique. Avec l’introduction par le christianisme du récit confessionnel, la réparation de la faute devient intérieure, elle s’individualise, elle se dépolitise, dans le sens où ce n’est plus la polis qui discipline l’individu qui transgresse, mais chaque individu se discipline lui-même, dans un acte sans doute médiatisé par des règles et des institutions mais essentiellement intime et privé : non plus en restaurant l’ordre du cosmos, mais celui de son autobiographie »402. En troisième lieu, le « repentir » obstrue le caractère intolérable de l’absence de justice. Si l’impunité en Argentine engendre la coexistence quotidienne avec les individus coupables d’avoir jeté à la mer des personnes endormies, la notion de « repentir » contribue à ce que ceci soit toléré. Le « repentir » signale et rend visibles les agents de la répression mais il « répare » aussi d’une certaine manière 400 ARENDT H., op. cit. GRÜNER Eduardo, « La cólera de Aquiles. Una modesta proposición sobre la culpa y la vergüenza », Conjetural, n° 31, Buenos Aires, septembre 1995, p. 24. 402 Ibid. Souligné par l’auteur. 401 252 leur image. Les assassins sont ainsi présentés comme des figures « acceptables » pour la coexistence en société. En quatrième lieu, la notion de « repentir » repousse le danger dans le futur. Elle implique une promesse : le bourreau ne recommencera pas. Elle représente, dans ce sens, un « jamais plus » individuel403. Le fait que ce discours des exagents de la répression ait été interprété comme « repentir » cache la menace que ces mêmes déclarations génèrent puisque tous ont soutenu que, soumis aux mêmes conditions, ils agiraient exactement pareil. Le visage des assassins En dépit de cet atténuation du caractère inquiétant des déclarations des exagents de la répression, le fait est qu’elles marquent l’opinion publique et même plus : elles sont bel et bien à l’origine d’une nouvelle étape et provoquent une nouvelle configuration de la mémoire de la répression. Pourquoi ? Sur ce point, l’espace télévisuel génère la principale nouveauté. L’aspect le plus novateur des déclarations de Adolfo Scilingo ne réside pas dans l’exposé de nouvelles informations. Elles n’en contiennent pas. Que ce soit devant la CONADEP (1984) ou devant les juges de la Cour Fédérale (1985), de nombreux témoins avaient déjà détaillé les procédures de mise à mort des disparus au cours des vols aériens que nous avons déjà décrits. Dans ces instances, il avait été dûment établi que c’était là précisément une procédure habituelle. Dans son ouvrage El Vuelo, Horacio Verbitsky rend compte des élément que la CONADEP et la Cour Fédérale avaient utilisés pour restituer cette information : de l’apparition de corps sur les côtés du Río de la Plata portant des signes évidents de torture, en passant par les dénonciations de survivants faites en pleine dictature, jusqu’aux témoignages lors du procès des ex-commandants faisant état des expressions habituelles des bourreaux 403 ARFUCH Leonor, « Confesiones, conmemoraciones », Punto de vista, n° 52, Buenos Aires, août 1995. 253 (« Si tu ne parles pas tu t’en vas là haut », « S’il dit que tu dois mourir, je te donne du ‘penthonaval’ et tu t’en vas là haut »404). Mais dans tous ces cas, l’information n’est connue qu’à travers les traces laissées, les preuves confrontées, les récits fragmentés, les rumeurs. L’un des effets de la disparition forcée, comme nous l’avons vu, a été précisément d’installer l’incertitude. La nouveauté de la déclaration de Scilingo tient moins à l’information qu’il donne qu’au fait qu’elle provient d’un témoin oculaire. Si Scilingo rompt le « pacte de silence » conclu par les forces armées sous la dictature, c’est à cause de ce fait : il raconte ce qu’il a vu, sans le nier, sans le cacher, sans le justifier en termes d’erreur. Ce « témoin » est inhabituel. Tel que l’affirme P. Calveiro, au sein du groupe des militaires ayant assumé diverses fonctions dans la machinerie répressive, « les chargés de faire disparaître les cadavres » sont les moins connus : « Sur ce point, les témoignages comportent des lacunes. Le secret qui entoure les procédés de transfert405 fait que ce soit l’une des parties du processus les plus méconnus. On sait qu’ils étaient entourés d’une tension et d’une violence énormes »406. Les « vols » sont par définition « l’événement sans témoins »407. Parce qu’ils constituent le noyau même de l’acte d’extermination, les « vols » n’admettent pas de survivants. C’est pourquoi Scilingo est « témoin » de quelque chose que personne – à l’exception de lui-même et de ceux qui sont comme lui – n’a pu voir. Mais c’est aussi pour cette raison que Scilingo n’est pas seulement témoin. Il raconte à la première personne du singulier parce qu’il est l’auteur de l’acte qu’il raconte. En fait, les déclarations de Scilingo présentent une double valeur : le témoignage (il a vu parce qu’il y était) et la confession (il y était parce qu’il a commis le crime). Cette double valeur et son récit à la première personne provoquent l’effet de sens selon 404 VERBITSKY H., El Vuelo, op. cit., p. 119. Le mot « transfert » (en espagnol, « traslado ») est l’euphémisme utilisé par les agents de la répression dans les centres de détention pour se référer à l’assassinat des prisonniers. 406 CALVEIRO P., op. cit. p. 38. 407 FELMAN S., op. cit. 405 254 lequel il est en train de réaliser un acte du simple fait qu’il parle (l’acte du « repentir » déjà analysé). Mais la nouveauté des déclarations de Scilingo va même au-delà de ces éléments. Les déclarations télévisuelles de cet individu et d’autres militaires provoquent une soudaine visibilité des agents de la répression. De cette manière, l’apparition télévisuelle de Scilingo casse la logique d’occultation et d’invisibilité instaurée par le système répressif. Si la répression clandestine cachait les victimes, les bourreaux et la violence exercée, l’apparition télévisuelle de Scilingo est postulée comme révélation non plus de ce qui avait eu lieu mais du fait que des agents de la répression, jusque-là inconnus publiquement, avaient un nom et un visage à montrer. Sur ce point, le sous-titre qui accompagne la première déclaration que Scilingo fait dans l’émission de Mariano Grondona le 9 mars 1995 est particulièrement éloquent (voir Annexe V : image 7). Sous le visage de Scilingo, des lettres majuscules situées près du logo de l’émission annoncent : « ADOLFO FRANCISCO SCILINGO DA LA CARA » (« ADOLFO FRANCISCO SCILINGO SE DEVOILE408 »). La grande répercussion de la déclaration de Scilingo est due, en partie, à cet effet de visibilité, à son soudain passage de l’invisibilité propre au système répressif à la visibilité généralisée du petit écran. C’est pourquoi, les déclarations des ex-agents de la répression mettent en évidence une manière différente de construire la vérité sur le passé. Il ne s’agit plus de l’instance judiciaire, comme en 1985, mais de l’espace audiovisuel. Il ne s’agit plus de procéder à une démonstration raisonnée et prouvée mais d’exhiber des images. De cette façon, la présentation télévisuelle des ex-agents de la répression vise à satisfaire l’imaginaire d’authenticité selon lequel la télévision affirme « ce qui est vrai est ce que je vous montre »409. Ainsi, cette visibilité des agents de la répression certifie l’existence du crime au sein d’un nouveau système de production des vérités. 408 En espagnol l’expression « dar la cara » veut dire, littéralement, « faire face » ou « dévoiler la face ». 409 CHARAUDEAU Patrick, « L’information télévisée ou le retournement du discours de vérité », in ESQUENAZI J.-P. (dir.), La communication de l’information, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 132. 255 « La télévision, de ce point de vue, a un avantage indéniable sur les autres médias : en même temps qu’elle fait entendre ce qui est dit, elle montre l’auteur de ce dit. Il s’agit là d’un moment privilégié, pour ce qui concerne l’imaginaire d’authenticité, puisque coïncident parole et visage. C’est ce qu’on appelle le phénomène d’incarnation : une voix dans un corps »410. Ainsi, la visibilité de certains agents de la répression qui ne s’étaient pas montrés jusque-là, semble vouloir dire : « le crime a eu lieu, puisque nous, les criminels, nous avons une image ». La visibilité de la disparition forcée s’inscrit de la sorte sur le visage des assassins. Cet effet de sens est renforcé par le regard à la caméra de Scilingo à l’occasion des passages les plus importants de ses déclarations (passages que les journaux télévisés reproduisent les jours suivants). Dans le langage télévisuel, le regard à la caméra provoque un contact privilégié avec le public puisque celui qui parle semble regarder le spectateur dans les yeux. Le regard à la caméra opère comme une « suspension de la fiction ». Il crée l’effet de sens selon lequel l’énonciateur évoque effectivement la « réalité », fournit « une sorte de ‘preuve’ de l’ancrage du discours dans le réel de l’actualité »411. Dans le fait de montrer le visage et dans le regard dirigé au public, ce récit télévisuel fonde une série de promesses : promesse d’un repentir (de fait, dans le langage argentin courant « dar la cara », se dévoiler, veut dire non seulement se montrer mais aussi assumer une certaine responsabilité devant quelqu’un) et celle d’une révélation. Cependant, comme nous l’avons vu, Scilingo ne donne pas de nouvelles informations, il ne se repent pas. A la limite, comme on peut le remarquer ici, le « repentir » semble être davantage un acte de visibilité qu’un acte de langage. Puisque les paroles n’accomplissent pas l’acte, le passage de l’invisibilité à la visibilité semble être le seul acte réalisé par les « repentis ». Comme nous avons pu l’observer, en mettant en scène les déclarations télévisuelles des ex-agents de la répression entre mars et avril 1995, les émissions journalistiques d’opinion ont opéré comme des scènes de la mémoire. Où résident 410 411 Ibid, p. 136. Souligné par l’auteur. VERON E., op. cit., p. 105. 256 les caractéristiques distinctives de ces scènes ? D’abord, dans leur dimension narrative : les récits ont été construits autour d’un certain nombre de termes clés (repentir, autocritique et réconciliation). Concernant la mise en scène, on a construit un espace où les agents de la répression paraissaient dialoguer avec d’autres acteurs et où une « réconciliation » semblait se produire devant les yeux des téléspectateurs. Ensuite, dans leur dimension « véritative » : le visage des assassins a opéré comme preuve, comme certification de la vérité des faits du passé. C’est de cette manière que le récit sur la répression clandestine est apparu sur la scène télévisuelle au cours de ces émissions : vacillant entre l’inespéré et le déjà connu, entre l’intolérable et l’apaisant. Les « vols » « Le mot ‘vol’ ne pourra plus m’évoquer autre chose que le rituel des mercredis de l’ESMA »412. Si nous devions ne désigner qu’un élément issu de ces émissions télévisées ayant provoqué une nouvelle manière de représenter la disparition forcée de personnes, cet élément résiderait tout entier dans l’expression « vols » (en espagnol, vuelos). Parmi les nouveaux recours symboliques utilisés au cours des déclarations télévisuelles des ex-agents de la répression et, plus tard, dans le cadre d’autres représentations télévisuelles et dans d’autres milieux et initiatives liés à la mémoire, la notion de « vols » est celle qui s’installe avec le plus de force et de permanence. « Le vol » c’est certes le titre de l’ouvrage de Verbitsky mais c’est aussi ce que Scilingo décrit dans ses déclarations. C’est l’épisode qui ne le laisse pas dormir, son obsession : « Moi, depuis mon premier vol aérien, si je ne prends pas du Lexotanil ou de l’alcool, je ne dors pas », « Je vivais obsédé... je vis obsédé par les 412 DALEO G., op. cit., p. 77. 257 vols » (Scilingo, Hora Clave, 9/3/95). En définitive, « vol », vuelo, est le nom de son crime. Bien que des années auparavant, il y ait eu des informations sur la méthode par laquelle les détenus-disparus ont été assassinés (méthode consistant à les jeter vivants dans le Río de la Plata ou dans l’océan Atlantique), le mot « vol » n’était pas utilisé pour faire référence à ce processus. Après les déclarations de Scilingo, il devient une sorte de « marque » (dans le sens commercial du terme) à travers l’usage que les médias font de l’expression. Pour présenter ces thèmes, on parle alors de « vols » ou de « vols de la mort » et il n’est pas nécessaire de clarifier : tout le monde sait de quoi il s’agit. On le voit dans les sous-titres des journaux télévisés et des émissions journalistiques d’opinion où l’on a recours à ces expressions en guise « d’ancrage ». Si la disparition forcée en tant que modalité répressive, coercitive et d’effacement impliquait de nier la mort, la condition humaine des victimes et de perdurer dans le temps sous la forme d’une question ouverte, les « vols » condensent tous ces éléments avec force. Cette manière de tuer est tout à fait singulière en ce qu’elle permet en même temps de nier le moment de la mort (rappelons-le, les victimes jetées par dessus bord étaient en vie), de déshumaniser les victimes (on les jetait endormies, inertes, telles des « paquets ») et d’ouvrir un questionnement sur leur sort amené à durer (puisque dans la majorité des cas les corps n’ont jamais été retrouvés). Le « vol » fait référence à un moment clé du système de la disparition forcée : celui de l’assassinat clandestin et de la disparition des corps que l’on ne pourra pas retrouver et identifier. Cette expression a aussi la capacité de se référer à l’ensemble du mécanisme de la disparition. De même que lors du « show de l’horreur » la disparition était représentée par la figure des « cadavres N.N.», dans nombre de récits faits à partir des déclarations de Scilingo tout le système de la disparition est contenu dans le mot « vols ». D’un autre côté, ces déclarations des ex-agents de la répression complètent le récit fait par les témoins oculaires sur la totalité du système de la disparition forcée. En effet, sous la dictature les familles pouvaient rendre compte de 258 l’enlèvement, elles pouvaient dire quand est-ce qu’elles avaient vu les siens pour la dernière fois, comment ceux-ci avaient été enlevés, où ils avaient été recherchés et affirmer que leurs proches n’étaient pas revenus. Au cours de la transition, devant la CONADEP et lors du procès des ex-commandants, les témoignages des survivants des centres clandestins ont fondamentalement servi à raconter l’expérience de la torture et de la détention. Avec les témoignages des ex-agents de la répression diffusés en 1995, des récits détaillés sur l’élimination clandestine des détenus-disparus sont rendus publics pour la première fois. La notion de « vols » participe de l’élaboration d’une certaine manière de représenter la disparition où – par rapport à des représentations antérieures, telles que celles véhiculées par le « show de l’horreur » et le Nunca Más – se produit une série de déplacements relatifs à : - Les assassinats clandestins. Celui-ci devient un élément central au détriment de la réclusion clandestine avec pour résultat un déplacement dans l’imaginaire des atrocités subies par les victimes. - Les lieux de remémoration. Le centre clandestin de détention ne sera pas le seul lieu permettant d’évoquer le sort subi par les disparus mais aussi la mer et, en particulier, le Río de la Plata et les fleurs qu’on y jette (voir supra). Le lieu où l’on a commencé à construire le Parc de la Mémoire sur la Costanera du Río de la Plata (voir supra) est également représentatif de ce déplacement. - Les images utilisées pour se référer à la disparition au sein de l’espace audiovisuel. Les mots des agents de la répression sont illustrés par des images recréées : elles reproduisent des vues aériennes de la mer, des avions militaires en vol, ou les ombres que des avions militaires projettent sur l’eau. Les journaux télévisés montrent des images de ce type pour illustrer l’information immédiatement après les déclarations de Scilingo. Quand on parle de « vols », des déclarations des ex-agents de la répression et du thème des disparus en général, diverses productions audiovisuelles (non seulement à la télévision mais aussi au cinéma ; non seulement dans les genres informatifs mais aussi dans les fictions413) 413 Un exemple particulièrement éloquent de l’usage de cette image recréée est celui du film de fiction Garage Olimpo (Marco Bechis, 1999) qui raconte la détention d’une jeune femme et sa 259 on commence à utiliser en guise de « clichés » des images d’avions militaires survolant le Río de la Plata ou la mer. Les « vols de la mort », jusque-là invisibles et inimaginables, sont incorporés dans le répertoire des images de la télévision et dans le répertoire des métaphores sur la répression clandestine de la dictature. Avec le temps, ils deviennent un nouveau symbole de la disparition. relation avec l’un de ses bourreaux. Dans la séquence finale on suggère l’assassinat de la jeune femme à travers l’image d’un avion militaire survolant le Río de la Plata. 260 II – L’impossible « débat » entre victimes et bourreaux Outre les déclarations télévisuelles des ex-agents de la répression jusque-là inconnus que l’on a présentées comme des actes de repentir, leur parole est diffusée au cours de la période étudiée dans des émissions journalistiques d’opinion ayant recours à un autre format : celui du débat entre victimes414 et bourreaux. On observe, dans ce cas, au moins trois différences en relation aux présentations télévisuelles déjà analysées. En premier lieu, il ne s’agit plus d’individus anonymes et méconnus du grand public mais de figures emblématiques de la répression. En deuxième lieu, ces ex-agents de la répression avaient été jugés pour violations des droits de l’homme, reconnus coupables, condamnés puis libérés, suite aux grâces présidentielles ou à la loi d’Obéissance Due. En troisième lieu, dans les émissions journalistiques d’opinion auxquelles ils sont invités, ces individus reprennent sans réserves le discours officiel des militaires sous la dictature en relation à la répression clandestine, combinant négationnisme et auto-justification415. Dans la période étudiée, il y a eu deux cas paradigmatiques à cet égard. Le premier concerne l’amiral Emilio Eduardo Massera. Celui-ci est un ancien membre de la première junte militaire (celle donc qui prend le pouvoir en 1976), chef de la Marine au moment des faits. En tant que tel, il est aussi le principal responsable des centres clandestins de détention fonctionnant sous l’égide de son institution. Le plus connu de ces centres fut celui qu’abrita l’Ecole Mécanique de la Marine (ESMA). Condamné à la prison à perpétuité à l’issue du procès de 1985, Massera est gracié par le président Menem en 1990. Le 7 août 1995, 414 Dans ce chapitre, avec le terme de victime nous faisons référence aux victimes de la disparition forcée qui ont survécu à l’enlèvement et à la torture. 415 En ayant recours au terme de négationnisme, nous faisons référence à la négation de la disparition en tant que système et donc à l’ensemble de ses procédures : négation de l’existence des détenus-disparus, des assassinats clandestins, etc. L’auto-justification a recours à divers arguments : ils vont de l’affirmation selon laquelle les actions clandestines étaient pleinement justifiées dans le cadre d’une « guerre » à l’affirmation selon laquelle la torture et les humiliations ont été le fruit d’« erreurs » et d’« excès » commis par des subordonnés. 261 quelques mois après la première déclaration de Scilingo, Massera est invité à l’émission H&L et le 10 août à Hora Clave. Dans la première émission, Massera soutient que les tortures, les enlèvements, l’assassinat clandestin de prisonniers et même le procès des ex-commandants ne sont que des « fantaisies » issues, entre autres sources, d’une campagne menée par les anciens montoneros. Massera désigne comme autant de « fictions » les ouvrages faisant état du système répressif y compris le Nunca Más. Cette déclaration fait aussi place à une attaque frontale de figures du journalisme, de la politique et du mouvement des droits de l’homme. Dans sa seconde présentation à la télévision, trois jours plus tard, les personnes mentionnées par Massera ont deux minutes pour lui répondre, suite à quoi, Massera, utilisant le « droit de réplique » que lui confère l’émission, renouvelle une plaidoirie négationniste longue de quinze minutes416. Le second cas est celui de l’ex-commissaire Miguel Etchecolatz. Le 28 août 1997, Etchecolatz est invité à l’émission Hora Clave à l’occasion de la sortie de son ouvrage intitulé La otra campana del Nunca Más (« L’autre son de cloche du Nunca Más »). Etchecolatz avait été le deuxième chef de la police de la province de Buenos Aires sous la dictature. En 1986, il est condamné à 23 années de prison pour « application de tourments réitérés »417. Bénéficiant de la loi d’Obéissance Due, il est libéré en 1987. Hora Clave présente son émission comme un « débat » entre Etchecolatz et le député socialiste Alfredo Bravo. Celui-ci avait été enlevé par la police en 1977 et torturé par l’ex-commissaire418. 416 Pour une analyse détaillée de ces présentations de Massera à la télévision, voir FELD Claudia, Comment la télévision argentine raconte aujourd’hui la période de la dictature militaire (19761983), DEA présenté sous la direction d’ Armand MATTELART, Université de Paris VIII, juillet 1998. 417 En Argentine, l’expression juridique consacrée pour se référer aux tortures est « application de tourments ». 418 Le cas du maître des écoles Alfredo Bravo est consigné dans le rapport Nunca Más selon les termes suivants : « Figure notoire du milieu syndical, il était secrétaire général de la Confédération des travailleurs de l’éducation de la République argentine (CTERA), l’un des syndicats les plus représentatifs dans le pays, et coprésident de l’Assemblée permanente pour les droits de l’homme. Arrêté illégalement dans l’école où il travaillait alors qu’il donnait un cours, le 8 septembre 1977, il fut régulièrement frappé et torturé pour qu’il réponde à des questions sur chacune des organisations qu’il dirigeait. ‘Légalisé’ par la suite, il a été enfermé en vertu du régime de l’état de siège puis libéré sous surveillance, le 16 juin 1978 » (CONADEP, op. cit., pp. 252-253). 262 A la différence de ce qui était arrivé avec les interventions télévisuelles de Scilingo, Ibáñez et Balza, lorsque Massera et Etchecolatz sont invités aux émissions journalistiques d’opinion Hora Clave et H&L, le contenu de leurs déclarations est sinon déjà connu du moins prévisible. L’ouvrage d’Etchecolatz, motif principal de son apparition dans Hora Clave, véhiculait un message clairement négationniste. Massera, de son côté, avait déjà fait des déclarations dans une revue et dans une émission radio quelques jours avant son intervention à la télévision419. Bien qu’elles ne provoquent pas un effet de surprise, ces déclarations constituent tout de même une nouveauté pour deux raisons. D’abord parce que dans les années ayant suivi le procès, et jusqu’en 1995, aucune des figures publiquement connues associées à la répression ne fait de déclarations sur le thème à la télévision. Ensuite, à cause du contenu de ces discours puisque les propos négationnistes soutenus n’ont aucune diffusion dans les médias à cette époque. En dépit du fait que certains secteurs de la société peuvent acquiescer aux opinions émises par Massera et Etchecolatz, aucun acteur ne revendique alors ce discours publiquement et dans les médias. Du fait qu’il s’agit de personnages connus, il est hautement probable que ces interventions télévisuelles pourront capter l’attention de l’audience et constituer un matériel précieux en termes d’audimat. En dehors de cet élément, non négligeable, l’objectif – d’après les propos des journalistes chargés des invitations – est de soumettre à débat les déclarations de ces anciens agents de la répression420. Mais le supposé « débat » est présenté sous un format particulier : celui des émissions journalistiques d’opinion. Comme cela a déjà été dit, dans nombreuses 419 Le 28 juillet 1995, Massera s’est exprimé à Radio América auprès du journaliste Daniel Hadad, au cours du premier entretien en direct accordé par l’ex-amiral après la dictature. Lors de cet entretien il a défendu la pratique de la torture et dit que le Nunca Más était un roman. Il a également critiqué le général Balza en disant que son « autocritique » n’était pas honnête (voir Clarín et Página/12, 29/7/95). Quelques jours auparavant, la revue Gente avait publié un entretien avec Massera où celui-ci tenait des propos similaires. 420 Dans un entretien publié dans le quotidien Página/12 deux jours après l’apparition d’Etchecolatz, Grondona s’est expliqué sur le pourquoi et le comment de cette émission : « Quand le livre d’Etchecolatz est arrivé et qu’il a voulu venir au programme, ma première impression a été que cela n’aurait pas lieu sans personne à lui opposer. Néanmoins, après avoir pris contact avec Alfredo Bravo, Miguel Bonasso et Héctor Timerman, tous les trois m’ont fait part de manière énergique de leur disposition au débat » (Página/12, 30/8/97). 263 émissions de ce type on a tenté de mettre en scène une « réconciliation » tardant à venir, en séparant les invités en deux groupes nettement distincts et en les présentant comme les représentants de « deux camps » opposés dans les années 1970. Mais, que se passe-t-il quand on transforme le discours négationniste des militaires en matériel pour un débat télévisuel ? Que se passe-t-il quand – dans le cas limite de cette mise en scène présentant les invités comme étant divisés en « deux camps » équivalents –, le « débat » est organisé autour d’un tortionnaire et d’une personne qu’il a lui-même torturée ? Au-delà des répercussions qu’ont eues ces émissions et qui ont été dans leur grande majorité marquées par le rejet de ce que ces individus ont dit421, nous allons analyser les implications du format en relation au travail consistant à interpréter et à donner un sens au passé. En effet, dans ces émissions télévisées, on peut voir clairement les tensions et les difficultés caractéristiques de l’intersection entre le média télévisuel et le thème de la disparition forcée. Notre analyse est axée sur l’émission qui a tenté de présenter un « débat » entre Alfredo Bravo et Miguel Etchecolatz. Ce « débat » est un cas limite où l’on utilise beaucoup de mécanismes (relatifs au récit, à la validation des propos et à la mise en scène) déjà présents dans les autres émissions journalistiques d’opinion analysées. Mais, ici, on pousse à l’extrême les tensions du format du « débat » télévisuel en abordant cette thématique. Au cours de ce « débat », ce que l’on postule au départ comme un espace susceptible d’accueillir une critique de l’attitude d’Etchecolatz et des mensonges publiés dans son livre devient progressivement un lieu de mise en accusation de la victime : aussi inouï que cela puisse paraître, la victime devra se défendre des accusations de son tortionnaire. 421 Que ce soient les présentations télévisuelles de Massera ou celle d’Etchecolatz, elles ont été suivies d’une vague de rejets et d’un débat relayé par la presse sur la question de savoir s’il convenait ou non de donner un espace d’expression aux bourreaux pour qu’ils prennent la parole à la télévision. Le débat s’est centré sur les voix autorisées à parler sur le thème publiquement. On n’a pas discuté des difficultés pour représenter la disparition et pas davantage des mécanismes que la télévision mobilise pour le faire. Dans le cas d’Etchecolatz, une semaine après son apparition à la télévision, on présenta un dédouanement au député Bravo au cours de l’émission Hora Clave. D’un autre côté, ces déclarations ont donné lieu à une nouvelle intervention de la Justice : Etchecolatz fut ainsi jugé pour calomnies et condamné, en novembre 1998, à trois ans de prison en sursis. Il a été également contraint de suivre un cours de droits de l’homme (voir Clarín, 4/11/98). 264 Nous allons analyser les trois dimensions présentes dans les scènes de la mémoire : la dimension narrative (construction d’un récit sur le passé), la dimension spectaculaire (mise en scène dudit récit), la dimension « véritative » (construction et légitimation d’une vérité sur les faits survenus dans le passé). La polémique sur les faits L’émission commence avec les caractéristiques habituelles du programme Hora Clave. Avant de présenter les invités, le présentateur, Mariano Grondona, introduit une question initiale pour engager le débat. La première question s’adresse au public : « Bonsoir, la question que je vais tout d’abord vous poser ce soir est : pour vous, qu’est-ce que les quatre visages que je vais vous montrer ont en commun ? Qu’y a-t-il de commun entre ces quatre visages ? » (Grondona, Hora Clave, 28/8/97). On voit alors apparaître à l’écran les photos de Jorge Rafael Videla, d’Emilio Massera, d’Alfredo Astiz et de Guillermo Suárez Mason. Grondona poursuit son allocution : « Qu’ont-ils en commun ? Je crois qu’ils ont deux traits en commun : d’abord, il s’agit de figures très connues de la répression des années 1970. Mais, de plus, ils ont en commun un deuxième trait : soit ils se taisent, ils ne parlent pas –trois d’entre eux n’ont pratiquement jamais parlé– soit ils nient avoir eu une quelconque relation avec ce qu’on dit qu’ils ont fait dans les années 1970. Alors, je crois qu’ils ont ces deux traits en commun : ils ont été partie prenante de la répression et ils se taisent ou nient y avoir participé. Voici un visage différent » (Grondona, Hora Clave, 28/8/97). Suite à quoi, l’image de Scilingo apparaît sur l’écran. Grondona poursuit : « Le capitaine Scilingo a participé à la répression, il le reconnaît et il se repent. C’est-àdire qu’il y a deux catégories assez claires ici : ceux qui l’ont fait et ne disent rien ou le nient ; et ceux qui l’ont fait, le reconnaissent et se repentissent. Il me semble intéressant de montrer ces deux catégories car maintenant il y en a une troisième. Le commissaire Miguel Etchecolatz a publié un livre intitulé ‘La otra campana del Nunca Más’ [L’autre son de cloche du Nunca Más] qui le situe dans une troisième catégorie. Il reconnaît ce qui s’est passé mais il est fier d’y avoir participé, il ne se repent pas » (Grondona, Hora Clave, 28/8/97). 265 A partir de ces images, Grondona pose les questions qui vont guider l’émission. « Il me semble que les premiers visages que nous avons vus [Videla, Massera, Astiz et Suárez Mason], ceux qui ont fait et disent ‘c’est pas moi’ ou ne disent rien, pourraient entrer dans une catégorie que j’appellerais le cynisme. Scilingo est un repenti, il entre dans la catégorie du repentir. Et moi, en lisant le livre du commissaire Etchecolatz, j’ai eu l’idée du ‘fanatisme’. Est-ce le fanatisme qui conduit à défendre ce qu’ils ont fait ? Ou est-ce qu’il fait semblant d’être un fanatique ? » (Grondona, Hora Clave, 28/8/97). Comme dans toutes les émissions qu’il présente, en posant les termes du débat Grondona construit une série de champs thématiques limités, au sein desquels doit avoir lieu la discussion et il exclut –dans cette même opération– ce qui est hors débat. Ce champ clairement délimité est explicité par une question initiale directement adressée aux téléspectateurs au moment de présenter les invités de l’émission. Cette question initiale permet d’établir ce dont il sera question et ce dont il ne sera pas question : ce qui est donné d’entrée de jeu. Comme l’affirme Eduardo Rinesi422, dans l’émission de Grondona, l’introduction des termes du thème à débattre au début de l’émission obstrue des discussions antérieures, lesquelles constituent un présupposé indiscutable. Dans l’émission que nous analysons, ce dont Grodona veut débattre c’est de la catégorie à laquelle appartient Etchecolatz au sein de la classification préalablement présentée. La question introduisant le débat est de savoir si l’excommissaire peut être considéré dans la catégorie des fanatiques, dans celle des cyniques ou dans celle des repentis. La classification initiale, hautement discutable423, ne saurait, elle, être mise en question. Mais d’autres présupposés basiques de la formulation de cette question nous renvoient aux faits auxquels elle fait référence. Quand Grondona montre les images et parle de ce « qu’ont fait » Massera, Videla, Astiz et Suárez Mason, il ne raconte pas, il n’explicite pas ce qu’ils ont fait. Il le donne pour déjà su. Au cours de cette présentation, on met en jeu un mécanisme de condensation de tout le système répressif dans une série de personnages emblématiques. Avec ce 422 RINESI E., op. cit. Comme nous l’avons déjà vu, la notion de « repentir » a été construite par ces émissions en faisant l’économie d’un véritable repentir des acteurs impliqués. 423 266 mécanisme on tient pour un fait accompli que tout le monde sait « ce qu’ont fait » ces personnages et on ne raconte pas les faits sinon de manière fragmentaire (« dans les années 1970 ») ou très générale (« la répression ») ou sous la forme de supposés et de vagues accusations (« ce qu’ils ont fait »). Ce mécanisme de condensation est utilisé dans nombre d’émissions télévisées ici analysées pour représenter la disparition forcée. Tout comme la notion de « vols » condense la disparition, la condensation est, dans ce cas, liée aux figures emblématiques des agents de la répression. Dans ce même fragment, on utilise un autre mécanisme habituel dans les récits sur la répression tels qu’ils sont présentés dans l’espace télévisuel : l’égalisation des agents de la répression dans un ensemble homogène. Nulle assignation concrète des responsabilités. Nulle explicitation de ce que chacun d’entre eux a fait et pas davantage de précisions sur la juridiction qui était la leur et sur leur pouvoir de décision spécifique. Les agents de la répression deviennent ici des emblèmes interchangeables et, par cette même opération, la responsabilité du crime de la disparition forcée de personnes se trouve dissoute en une culpabilité vague et générale. Or, ce crime, comme tout crime, impliquait à chaque fois des actions et des responsabilités concrètes. Tout aussi habituelle dans les émissions analysées est la présentation du débat sans reconstituer et expliciter les faits auxquels on va se référer lors de la discussion. Par exemple, dans l’émission Hora Clave du 27 avril 1995 ayant accueilli Víctor Ibáñez, le présentateur n’a même pas précisé le thème de la discussion et a commencé en disant : « Tout a commencé avec Scilingo », suite à quoi il a passé un extrait de l’entretien qu’il avait lui-même réalisé. Comme si pour expliquer le thème il suffisait de se rapporter à l’origine de la saga des entretiens – saga initiée par le même journaliste. Comme si rien ne s’était passé avant que Scilingo n’entreprenne de parler publiquement, même pas les faits narrés par lui. Mais dans l’émission que nous sommes en train d’analyser, le manque d’explication des faits prend une dimension inhabituelle parce qu’elle permet à Etchecolatz de soutenir sa plaidoirie négationniste qui non seulement invalide la 267 question initiale formulée par Grondona mais qui, de plus, situe le « débat » dans un terrain complètement différent : celui de la polémique sur les faits. Au lieu de débattre sur l’attitude d’Etchecolatz (que Grondona qualifie de condamnable dès le début de l’émission même s’il ne dit jamais pourquoi), on ouvre de nouveau le débat sur les faits déjà prouvés par le Cour Fédérale douze ans auparavant. La reconnaissance des faits, qui devrait être le socle de toute discussion sur la répression, est de nouveau remise en question comme si les preuves déjà portées devant la Justice et les sentences prononcées n’étaient pas suffisantes. Dans la première partie de l’émission, quand a lieu un dialogue entre Grondona et Etchecoltaz, tous les efforts du journaliste visent à lui faire dire que ce que les militaires ont fait, c’était mal (toujours dans l’optique d’une quête de repentir). Mais à aucun moment on ne précise aux téléspectateurs en quoi consistent les crimes et les délits singuliers pour lesquels Etchecolatz a été reconnu coupable par la Justice. De son côté, le discours d’Etchecolatz est axé sur l’idée que les forces armées et de sécurité ont agi en défense de la Patrie, sollicitées par un gouvernement constitutionnel424. Ensuite, il soutient que le procès au cours duquel il a été condamné est nul parce qu’« anti-constitutionnel », que le Nunca Más est une tromperie et que s’il y a eu des disparus ils sont moins nombreux que ce qu’indiquent les associations de droits de l’homme, lesquelles « manipulent les chiffres de manière intentionnée ». Puis, il affirme que ces disparitions sont la conséquence d’une guerre : « Aucune guerre ne peut laisser des résultats harmonieux, parce que la guerre, précisément, est sanglante, elle est méprisable. Mais tenant compte du fait que les disparus, que l’on manipule ici avec tant d’arbitraire, ne conforment pas l’addition que l’on est en train de publier » (Etchecolatz, Hora Clave, 28 août 1997). Cet argumentaire, qui présente les « disparus » comme s’ils étaient le résultat presque naturel d’une guerre et non le produit d’actions criminelles menées par les 424 Cet argument, utilisé dans le « Document Final » des militaires en 1983, fait allusion aux décrets signés par le gouvernement péroniste de 1975 qui ont habilité les militaires à prendre en charge la sécurité intérieure de l’Argentine. 268 forces armées et de sécurité, nie la notion de disparition forcée en tant que système répressif, coercitif et d’effacement. Voilà précisément le noyau négationniste de ces propos. L’argumentaire développé par le journaliste dans son dialogue avec Etchecolatz ne parvient pas à réintroduire la notion de disparition forcée. Même quand il semble vouloir s’opposer au discours d’Etchecolatz, il assume bien des présupposés maîtrisés par l’ex-commissaire. Ainsi, la considération selon laquelle la disparition était un « moyen » en vue d’une fin. « Néanmoins, commissaire, vous avez été condamné par la Cour [Fédérale] à 23 années de prison et vous avez été exempté de la prison grâce à la loi d’Obéissance Due. Le fait d’avoir fait l’objet d’une condamnation judiciaire ne vous a pas non plus fait penser qu’il y avait d’autres voies ? » (Grondona, Hora Clave, 28/8/97. Nous soulignons). L’idée selon laquelle le système répressif a été une méthode ou une voie erronée poursuivant des fins justes (l’annihilation du terrorisme ou de la subversion) a été répétée dans plusieurs émissions que nous avons analysées, aussi bien par les militaires invités que par les présentateurs des émissions425. Un autre point commun est le fait de narrer les faits en ayant recours à des verbes impersonnels et à des phrases dépourvues de sujets. Personne ne réalise l’action. Par ce mécanisme, le crime est naturalisé ou on le dote d’une dimension magique. On prive ainsi la disparition de son caractère réel : « Je vous pose une question. Avez-vous connaissance, dans des situations constitutionnelles normales, de la disparition de prisonniers ou de condamnés ? Parce que le fait est qu’après, ils ont disparu » (Grondona, Hora Clave, 28/8/97. Nous soulignons). Avec ces opérations verbales se produit un « terrain commun » de dialogue entre le journaliste et le tortionnaire. Ce « terrain commun » génère l’illusion d’un dialogue possible avec lui et aussi de la possibilité de le convaincre de ce qu’il a mal agi. Au-delà du fait que les points communs entre Grondona et l’ancien tortionnaire sont en partie imputables à la position idéologique de Grondona, et non seulement 425 Sur les implications de cet argument eu égard à la manière de donner un sens au passé, voir FELD C., « La instrumentalización del horror en Argentina », op. cit., pp. 60-61. 269 au genre de discussion qui a cours dans l’émission, il importe d’analyser le type de récit que ce « terrain commun » autorise et légitime. Le débat ainsi posé autorise l’idée même d’un dialogue avec ceux qui, tout en étant responsables, nient les faits. Mais, comme le rappelle Pierre Vidal-Naquet dans sa thèse sur le « révisionnisme » (concernant cette fois-ci l’existence des camps d’extermination nazis), un dialogue de ce type n’est pas possible. « Un dialogue entre deux hommes, fussent-ils adversaires, suppose un terrain commun, un commun respect, en l’occurrence, de la vérité. Mais avec les ‘révisionnistes’, ce terrain n’existe pas. (...) On peut, et on doit discuter sur les ‘révisionnistes’ ; on peut analyser leurs textes comme on fait l’anatomie d’un mensonge ; on peut et on doit analyser leur place spécifique dans la configuration des idéologies, se demander le pourquoi et le comment de leur apparition, on ne discute pas avec les ‘révisionnistes’ »426. Le débat ainsi conçu laisse place à l’idée selon laquelle l’existence d’un système de la disparition forcée est de l’ordre de l’opinion. Comme si le fait de mettre en doute la réalité des faits survenus pouvait être soumis à débat de la même manière qu’on soumet à débat – dans les émissions journalistiques d’opinion – n’importe quel type de question par le biais de la présentation d’opinions contraires. Mais, comme l’affirme Vladimir Jankélévitch dans le cas des camps d’extermination du nazisme, l’existence du système de la disparition forcée en Argentine ne saurait être sujet de controverse, ne saurait être soumise à la divergences des opinions : « Il faut le redire : l’appréciation du degré de culpabilité des misérables qui ont massacré en masse les enfants juifs et récupéré ensuite les petits souliers, cette appréciation n’est pas un sujet de controverse. Dans une controverse il y a le Pour, et il y a le Contre, et il y a la mixture du Contre et du Pour, comme à la société française de philosophie ou aux colloques de Cerisy-la-Salle. La France est depuis quelques années en état de colloque permanent... Mais Auschwitz, répétons-le, n’est pas un sujet de colloque ; Auschwitz exclut les dialogues et les conversations littéraires ; et la seule idée de confronter le Pour et le Contre a ici quelque chose de honteux et de dérisoire ; cette confrontation est une grave inconvenance à l’égard des suppliciés »427. 426 VIDAL-NAQUET Pierre, Les assassins de la mémoire. « Un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme, Paris, La Découverte, 1987, pp. 9-10. Souligné par l’auteur. 427 JANKÉLÉVITCH Vladimir, L’imprescriptible, Paris, Seuil, 1986, pp. 33-44. Souligné par l’auteur. 270 Dans le cas que nous examinons, on avance l’idée que la négation des centres de tortures et de disparition de la dictature est une vérité possible, une opinion de plus dans l’éventail des opinions présentées dans l’émission. Ceci est renforcé, sur le plan du récit, par le manque d’explications sur les faits. C’est-à-dire par l’effacement de la disparition forcée comme fait historique. Dans cette émission, l’exemple le plus éloquent de cet effacement est l’explication que donne Mariano Grondona à propos de ce qui « certifie » le fait qu’il y a eu des disparus. Le dialogue entre Grondona et Etchecolatz est le suivant : E: Oui, mais je vais vous dire autre chose. Vous, quand vous parlez des disparus, vous faites référence à quoi ? A la liste des N.N. qui n’ont pas été reconnus parce que la subversion, les organismes de la subversion ont dit qu’il ne fallait pas les reconnaître ? G: Non, je parle des listes que les forces armées n’ont jamais publiées. Pourquoi ne les at-on pas publiées ? E: Bien, ça c’est une autre affaire, que j’ignore. N’oubliez pas que je suis en train de faire une œuvre que, dans mon humble condition de Commissaire Général, cette question que vous posez est déjà… excède ma compétence, en ce qui concerne la réponse, je ne sais pas si je me fais bien comprendre… G: Non, mais le fait qu’on réclame les listes, que nombreux soient ceux qui disent que les listes existent et qu’on ne les donne pas, certifie qu’il y a des disparus. (Hora Clave, 28/8/97. Nous soulignons) Ce qui pour Grondona certifie le fait qu’il y a bien eu des disparus, c’est l’absence de documentation à leur sujet émanant des forces armées. L’argument du journaliste fait apparaître un paradoxe significatif : l’absence des listes de disparus est la preuve de ce que ces personnes ont disparu. Autrement dit, la seule preuve pouvant certifier les faits est précisément celle qu’on n’a pas. Moyennant quoi Grondona simplifie, tout d’abord, la notion de disparition forcée en établissant une équivalence entre la notion de disparus et les listes des noms des victimes du système de la disparition forcée428. Ensuite, Grondona ne mentionne aucune des preuves dont on dispose en revanche et qui ont été utilisées dans le procès au cours duquel a été condamné, avec d’autres, le commissaire Etchecolatz. 428 Ce type de simplification est également un mécanisme habituel de la représentation de la disparition à la télévision durant la période étudiée. Il est mis en évidence après les déclarations télévisuelles de Scilingo. Voir supra, sur la « requête des listes ». 271 Ce qui est mis en évidence ici c’est la précarité du récit sur la disparition forcée dès lors qu’on renonce à utiliser, clairement et en argumentant, tout ce qui a déjà été démontré et prouvé au sein de l’instance judiciaire. C’est précisément parce qu’en choisissant de faire disparaître on a misé sur la suppression et l’effacement –à travers la désinformation, l’élimination des traces et la destruction des documents ayant valeur de preuves– que ce récit est, plus que d’autres, soumis à la remise en question et à la négation. On remarque dans le discours de Grondona la fragilité d’un récit qui revendique la mémoire des disparus dans l’abstrait, en effaçant la disparition forcée comme fait historique. D’un autre côté, est mise en évidence la précarité de ce format télévisuel pour narrer précisément la disparition en tant que fait historique : la présentation du récit par le biais du débat entre deux opinions supposées équivalentes, la condensation d’un processus historique en un ou plusieurs personnages emblématiques, la naturalisation des faits et l’absence d’assignation de responsabilités concrètes, entre autres mécanismes, complètent le discours négationniste de l’ex-agent de la répression plus qu’ils ne le discréditent. Les règles du débat Si dans le débat entre le tortionnaire et le journaliste on finit par autoriser et légitimer un récit négationniste sur le passé, les traces de la violence de ce passé n’en sont que davantage creusées et acquièrent des côtés perturbants dans le « débat » supposé entre la victime et le bourreau. Sur ce point, la mise en scène du « débat » est éloquente. Au début de l’émission, Etchecolatz et Grondona dialoguent assis à une table. Alfredo Bravo est assis à proximité mais dans un autre espace du studio. Il y attend son tour de parole. A certains moments du discours d’Etchecolatz, la caméra montre le visage de Bravo, sur un écran au fond, de manière à ce qu’on puisse voir ses réactions (voir Annexe V : image 8). L’émission détermine les moments où chaque invité doit prendre la parole en les plaçant dans des lieux différents. Ainsi, la mise en 272 scène de ces émissions délimite les discours de chaque invité en les séparant au sein de l’espace du studio et en établissant des segments temporaires, eux aussi, clairement délimités. En fonction de ces règles, dans le second « bloc », après la pause publicitaire, c’est le tour de Bravo de prendre la parole et de répondre à Etchecolatz. Les deux invités sont donc assis dans des lieux différents. Le discours de Bravo se dirige seulement à Grondona et on suppose qu’Etchecolatz doit attendre son tour en silence pour répliquer lors du prochain « bloc ». Bravo commence par faire le récit de son expérience personnelle de la détention et de la torture et dit que l’un de ses tortionnaires a été Etchecolatz. Quand Bravo commence à réfuter ce que dit le livre d’Etchecolatz, l’excommissaire l’interrompt en disant « ne mentez pas, ne mentez pas ». A partir de cette première interruption, Bravo cesse de dialoguer avec Grondona et répond à Etchecolatz. A chaque fois que Bravo essaye de poursuivre son argument, il est interrompu par Etchecolatz. Le « débat » se poursuit donc entre eux deux et devient très vite un échange d’accusations. A de nombreuses reprises, l’usage de l’espace est totalement inhabituel pour l’émission : les invités se lèvent, marchent dans le studio, l’un se rapproche de l’autre avec une attitude menaçante. En d’autres termes, on dépasse largement les limites imposées par la même émission pour attribuer un espace à celui qui parle et un autre à celui qui écoute. Le ton du « débat » est également inhabituel : les invités haussent la voix, discutent avec emportement, s’interrompent mutuellement. Grondona n’intervient que lorsqu’on arrive à un extrême où les deux invités sont debout, très près l’un de l’autre, comme s’ils étaient sur le point de se battre (voir Annexe V : image 9). A quelques reprises, Grondona tente de revenir au débat mais il n’y parvient pas. Il introduit d’autres voix à travers des appels téléphoniques en direct (par exemple, Miguel Bonasso, Héctor Timerman et Graciela Fernández Meijide429). Dans leur 429 Miguel Bonasso est l’auteur de l’ouvrage Recuerdo de la Muerte (Souvenir de la mort), publié en 1984, premier roman testimonial racontant l’histoire d’un survivant de l’ESMA. Héctor Timerman est le fils de Jacobo Timerman, journaliste enlevé et torturé en 1977 par la police de la province de Buenos Aires. Graciela Fernández Meijide est mère d’un disparu, membre de l’APDH et secrétaire de la CONADEP en 1984. 273 grande majorité, ces intervenants soutiennent ce que dit Bravo, mais Etchecolatz les interrompt tous et finit par établir une discussion personnelle avec chaque intervenant. Ce qui se produit c’est la rupture des règles du débat établies par le genre et habituellement respectées quels que soient les invités participant à ces émissions. En conséquence, dans sa mise en scène, cette émission se révèle exceptionnelle en relation à la série, comme si avec ce « débat » et avec ces invités on ne pouvait préserver les règles du jeu opérant dans les autres émissions430. Nous soulignons dans cette mise en scène les caractéristiques de l’exceptionnalité suivantes : 1.- Les limites entre le genre journalistique d’opinion (où a lieu d’habitude le débat politique considéré comme « sérieux » à la télévision argentine) et le talk show (où ont lieu les débats sur des thèmes banals en présence d’invités qui n’ont pas de compétence reconnue dans le débat politique « sérieux » : travestis, prostituées mais aussi des individus lambdas) s’estompent. Mais de fait, dans ces talk shows on aborde aussi de thèmes dits « sérieux » en les transformant en débats scandaleux et bruyants. Ainsi, il y a eu des talk shows ayant pour invités des ex-agents de la répression que l’on a confrontés à leurs victimes431. L’émission de Grondona tente de faire quelque chose de différent mais on passe très vite du débat raisonné et argumenté à la dispute, les cris, les agressions entre invités, sans quasiment aucune intervention du journaliste. Ceci est à mettre en relation avec le panorama de la télévision argentine en 1997 : la dispute pour faire grimper l’audimat conduit nombre d’émissions journalistiques d’opinion à changer de format et à adopter certaines caractéristiques des talk shows, dont l’audimat alors était en pleine croissance à la 430 L’exceptionnalité de la mise en scène se donne également dans les émissions ayant accueilli Massera en 1995. Voir FELD C., Comment la télévision argentine raconte aujourd’hui la période de la dictature militaire (1976-1983), op. cit. 431 Durant les semaines antérieures à l’apparition d’Etchecolatz dans Hora Clave, le capitaine Héctor Vergez, a été invité plusieurs fois à l’émission Memoria, de Chiche Gelblung, et le tortionnaire « Turco » Simón a été invité à l’émission de Mauro Viale. Au cours de ces émissions, des talk shows, le schéma de confrontation entre victimes et bourreaux s’est répété (Página/12, 5/9/97). 274 télévision argentine432. Mais ce qu’il faut souligner c’est qu’au-delà des intentions du présentateur, ces éléments propres au talk show font irruption dans la mise en scène. Les règles d’équilibre et d’équidistance que l’émission elle-même construit pour classifier les invités en « deux camps » équivalents ne peuvent être maintenues dans le cadre d’un débat de ce type. La rupture de l’« équilibre » des opinions met à découvert la fausseté de cette équivalence supposée : le dialogue entre un tortionnaire et sa victime n’est pas un débat entre pairs. 2.- Dans cette mise en scène, le journaliste abdique son rôle de médiateur. Si au début le débat est conçu de manière à donner à chaque invité un temps de parole et à faire en sorte que chacun dialogue exclusivement avec le journaliste, dès lors que les règles sont rompues on assiste à un dialogue direct entre le tortionnaire et sa victime. A ce moment-là, Grondona n’agit pas comme médiateur pour faire en sorte que les règles soient respectées. Dans la mesure où le journaliste renonce à son rôle de médiateur, il n’y a plus d’intermédiaire entre la victime et le bourreau. Cette mise en scène laisse la victime désarmée dans son statut de victime et donne le pouvoir au bourreau. 3.- De cette manière, le tortionnaire condamné par la justice et ensuite gracié devient l’accusateur de sa victime et celle-ci doit se défendre face à son tortionnaire sans qu’aucune instance vienne lui porter secours433 (voir encadré : 432 Le talk show était un genre en pleine ascension à la télévision argentine en 1997. Selon C. Ulanovsky, S. Itkin et P. Sirvén, cette année le talk show commence à déplacer les émissions journalistiques d’opinion. Selon ces mêmes auteurs, dans la lutte pour faire de l’audimat, les émissions journalistiques d’opinion doivent se transformer et inclure des éléments du talk show pour pouvoir survivre. Sur ce point, l’opinion de Bernardo Neustadt est éloquente. Après avoir terminé son cycle de 1997 dans Tiempo Nuevo il ne revient pas à la télévision hertzienne : « Aujourd’hui il y a une exigence selon laquelle la plupart des journalistes devraient être nus et ensanglantés pour faire de l’audience. Moi je préfère le vedettariat de l’intelligence, non celui de la persécution ou celui de l’invasion dans la vie privée » (Cité in ULANOVSKY C., ITKIN S. et SIRVEN P., op. cit., p. 595). 433 Quelque chose de similaire s’est produit lors de l’apparition de Massera dans Hora Clave, le 10 août 1995. Ceux qui ont été accusés par Massera dans l’émission télévisée H&L (la plupart hommes politiques et journalistes engagés dans la défense des droits de l’homme, survivants des centres clandestins et familles des disparus) ont eu « deux minutes » pour répondre à l’ex-amiral. Puis, Grondona a annoncé que « Massera a un droit de réplique qu’il peut ou non utiliser ». L’un d’entre eux, le journaliste Jorge Lanata a critiqué le mécanisme : « Une personne qui a été condamnée parce qu’elle est coupable (…) est en train de nous faire parler comme si nous étions les coupables et lui, la victime » (Hora Clave, 10/8/95). 275 « La violence du ‘débat’ »). De nouveau, Etchecolatz assume son rôle d’interrogateur-tortionnaire et dans cette mise en scène aucun argument ne peut être brandi. Le discours de Bravo se brise, se déchire, comme si ce qui était en jeu ce n’était plus l’argument en soi mais la possibilité même de la parole. Cette impossibilité de la parole c’est, précisément, ce qui se produit dans une séance de torture : « Entre le flux de liquides et d’électricité, le torturé finit par égarer les limites de son propre corps. Et dans ce désespoir de ne pas cesser d’être, il sait qu’il est complètement seul. Il ne reste plus aucune médiation entre sa douleur et l’instrument de sa douleur. Même le langage a été banni : le tortionnaire ne veut de lui aucune parole, mais un chiffre muet, un simple code – telle adresse, tel numéro de téléphone »434. A ce stade, les règles du débat raisonné et argumenté sont rompues : les voix s’exaspèrent et les corps se mettent en mouvement. Le dialogue ne peut pas être soutenu parce que ce qui est là, c’est la violence à l’état brut. La réédition de la violence déjà infligée par le tortionnaire, déjà subie par le torturé. La violence de la scène ne tient pas seulement aux cris, aux mouvements, aux accusations mais aussi à l’impossibilité de Bravo d’opposer des arguments aux accusations et aux mensonges d’Etchecolatz. En réalité, ce n’est pas le spectacle de la torture ce que montre l’émission mais le spectacle de l’impuissance de la victime face à son tortionnaire. « La situation de la torture met le torturé dans une position de soumission absolue, d’inertie radicale, qui parvient à abolir toute référence symbolique. L’instant de la douleur a le pouvoir d’abolir le monde. Si la torture est infinie c’est parce que là, le temps est annulé »435. En définitive, avec cette mise en scène on met à découvert la précarité et les dangers du mécanisme du « débat » pour mettre face à face victimes et bourreaux et produire une supposée « réconciliation ». Là où victime et bourreau se retrouvent sans médiation (c’est-à-dire, sans une instance qui puisse secourir la victime devant l’agression du bourreau) la violence exercée sur la victime est 434 FARIÑA Juan et GUTIERREZ Carlos, « Veinte años son nada », Causas y Azares, Año III, n° 4, 1996, p. 51. 435 Ibid, pp. 51-52. 276 redoublée et les traces de la violence du passé se creusent et se perpétuent dans le présent. La « preuve » télévisuelle Quels sont les mécanismes que l’on met en jeu dans cette émission pour construire et légitimer une vérité sur les faits du passé ? Sur ce point, la scène télévisuelle se superpose à une autre scène, antérieure à celle-là : la scène du procès de 1986 au cours duquel Etchecolatz a été reconnu coupable et condamné. La présentation télévisuelle d’Etchecolatz renverse la scène du procès. Le lieu où Etchecolatz n’a pas pu prouver son innocence –le procès réalisé en 1986– est la « scène fantôme »436 et invisible sur laquelle se déroule cette autre scène que montre la télévision, celle d’Etchecolatz accusant ses victimes de mentir et essayant de prouver la culpabilité de ceux qui l’accusent (voir encadré : « La violence du ‘débat’ »). Quels sont les divers mécanismes de production de la vérité dans le procès et dans cette émission télévisée ? Les mécanismes de démonstration propre au procès sont déplacés par la vérité « d’exhibition » de la télévision qui parvient à tous et exerce une persuasion immédiate. Certains faits sont présentés au spectateur avec une force de vérité, si et seulement si, il existe des images pour les montrer. Il n’y a pas de lent travail de reconstruction, d’authentification des sources et de vérification des faits, comme le font – chacun en ayant recours à des mécanismes spécifiques – le juge et 436 La notion de « scène fantôme » apparaît dans un article de Gilou García Reynoso, où elle analyse une émission journalistique d’opinion axée sur le cas de deux enfants, fils de disparus, volés par un militaire. Pour García Reynoso : « l’autre scène, qui reste muette, c’est le double sinistre de celle qu’on montre à ce moment, celle que nous sommes en train de voir » (GARCIA REYNOSO Gilou, « Memoria y olvido », El Rodaballo, Año 1, n° 1, novembre 1994, Souligné par l’auteur). Ce parallélisme pointe le fait que ce que l’on voit à l’écran est la réédition d’une scène violente qui a déjà eu lieu – dans le cas des enfants : la violence exercée lorsqu’ils ont été volés, appropriés. La notion permet de penser de quelle manière l’espace télévisuel produit des scènes qui ne sont pas entièrement « neuves » mais qui fonctionnent comme des abréviations de scènes antérieures, en renforçant le sens préexistant ou, au contraire, en l’altérant. 277 l’historien437. L’immédiateté de l’image se substitue à l’examen critique des témoignages et à la construction de l’évidence. Dans ce « débat » télévisuel, les deux invités viennent avec des documents écrits, lesquels (on le suppose) peuvent apporter la preuve de ce qu’ils avancent rien qu’en les montrant. Tous les deux font allusion aux documents comme si ceux-ci détenaient « la » vérité et, dans ce mécanisme de démonstration tous les documents écrits semblent être équivalents438. Dans l’argumentaire d’Etchecolatz, l’ouvrage dont il est l’auteur est la preuve de ce qu’il dit la vérité (voir Annexe V : image 10) : « Ce livre est possédé par la vérité. Une vérité qui peut faire mal, mais c’est la vérité et il a une finalité qui est de faire entendre, d’une fois pour toutes, à ces gens emplis d’espoir, l’autre son de cloche de ce Nunca Más dont nous allons examiner en détail le contenu... » (Etchecolatz, Hora Clave, 28/8/97). De son côté, Bravo montre les textes judiciaires et le rapport de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme, qu’aucun soupçon de partialité ou d’intérêt sectoriel ne saurait entacher : « Je crois que ce texte judiciaire est bien plus éloquent que mes paroles. Mais, je veux ajouter quelque chose. Quand il s’agit de dénaturer ce rapport de la CONADEP, ce rapport Nunca Más, il faut rappeler qu’avant ce rapport, en 1979, la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme a préparé un rapport de même nature, ce rapport certifie l’existence des camps clandestins de concentration [gros plan sur le document posé sur le bureau], des tortures pratiquées, de la manière dont… quel était le procédé pour arrêter un prisonnier, l’enlever » (Bravo, Hora Clave, 28/8/97). Par moments, le « débat » semble se limiter à un étrange jeu : qui sera celui qui présentera les preuves les plus convaincantes de ce qu’il avance. Comme le soutient Bravo dans une déclaration ultérieure, son avis est que la rupture des règles du débat l’a empêché de démontrer la vérité des faits à travers ces documents : « J’avais pris avec moi tous les dossiers, toute la documentation de ce qu’a été le procès et la preuve des tortures. Je pensais que les règles du jeu étaient clairement délimitées. Mais 437 GINZBURG Carlo, El juez y el historiador. Acotaciones al margen del caso Sofri, Madrid, Anaya & Mario Muchnik, 1993. 438 Dans d’autres émissions journalistiques d’opinion, on observe cet effort des bourreaux pour démontrer la vérité de ce qu’ils disent en fournissant des documents écrits. Le cas le plus significatif est celui de Scilingo dans Hora Clave, le 9/3/95. 278 il [Etchecolatz] a commencé à interrompre et la chose a dégénérée, l’émission a échappé des mains du présentateur. Cela n’a pas de raison d’être qu’une victime discute avec le bourreau »439. Mais le problème, qui est à la base de cette impossibilité à démontrer la vérité, c’est qu’à la télévision la preuve ne saurait être constituée de la même manière qu’au cours d’un procès. A la télévision, où les mécanismes de démonstration sont de l’ordre de l’exhibition et non de l’argumentation, il est difficile que les inconsistances de l’argumentation d’Etchecolatz soient mises en évidence –c’està-dire, tout ce qu’Etchecolatz ne peut expliquer avec sa manière de relater les faits440. Sur ce point, une fois que le journaliste renonce à son rôle de médiateur, qu’il assume quelques uns des présupposés du discours de l’ancien bourreau et qu’il ne raconte plus les faits, aucune autre voix dans cette émission télévisée (aucune « opinion », aucun témoignage venant s’ajouter à celui de Bravo) n’a la capacité et la force de persuasion suffisantes pour réfuter les mensonges soutenus par Etchecolatz. Mais, de plus, tandis que dans l’émission on se réfère aux documents comme à des preuves, dans les procès les documents ne prouvent pas les faits en eux- 439 Página/12, 30/8/97. Quelque chose de semblable se produit lors de l’apparition télévisée de Massera, le 10/8/95. La cohérence du discours de Massera ne résiste par à la moindre analyse : il dit d’abord qu’avec le discours de Balza « il semblerait qu’on accepte le fait que des ordres immoraux ont été donnés et que d’aucuns ont accompli des ordres immoraux. C’est sur ce point que je ne suis pas d’accord » et que cela (les ordres immoraux) « n’a eu lieu en aucun cas. Si cela a eu lieu, il faudra le prouver et cela n’a pas été prouvé. Ce ne sont que des fantaisies ». Toujours d’après ces déclarations, ces « fantaisies » sont issues d’une campagne contre l’Ecole Mécanique de la Marine, initiée par « un monsieur Aguilar (....) qui a travaillé pour la Marine et pour la subversion. Aguilar c’est un de ceux qui se sont échappés de Trelew, c’est donc un subversif notoire ». Comment se fait-il que des « subversifs notoires » aient travaillé pour la Marine ? Pour l’expliquer Massera soutient que « les gens qui étaient arrêtés commençaient à avouer » spontanément, cela va de soi puisqu’on ne torturait pas, même si « je vais être juste, je ne dis pas que quelqu’uns n’ont pas été torturés, je ne vais pas être aussi naïf ». Mais dans ces cas, « j’admets que des erreurs ont été commises et je suppose aussi qu’il y a eu des excès dont j’ai déjà assumé la responsabilité et j’ai été en prison pour ce motif. Ce que je veux, c’est distinguer ma responsabilité de celle des mes subordonnés. Et si un excès a été commis ou quelque chose de hors la loi, le responsable c’est moi. Par action ou par omission ». Les contradictions de l’exposé de Massera sautent aux yeux. Néanmoins, à aucun moment les journalistes ne démontent la longue série des arguments fallacieux que comporte l’entretien. 440 279 mêmes : c’est l’ensemble de ces documents soumis à une procédure qui permet l’élaboration de la preuve441. La revendication de la vérité opposée aux mensonges d’Etchecolatz ne peut pas se faire par le biais de la présentation de documents isolés, mais par le biais d’un ensemble de preuves, inattaquables du fait même qu’elles constituent un ensemble. Comme le soutient P. Vidal-Naquet, les « négationnistes » utilisent des documents et des archives « à la recherche d’un moyen de détruire un immense ensemble de preuves indestructibles, indestructibles précisément parce qu’elles constituent un ensemble, non, comme on tente de nous le faire croire, un faisceau de documents suspects »442. D’un autre côté, le seul message qui peut se déployer avec profusion dans ce format télévisuel, le témoignage, semble être invalidé devant le document écrit. Dans cette émission, les documents écrits sont présentés comme plus authentiques, plus liés à la vérité, que les témoignages que l’on entend : celui de Fernandez Meijide, celui de Timerman et celui de Bravo lui-même. Autre élément qui distingue le procès de l’émission télévisuelle c’est la question de savoir qui est en charge de la tâche consistant à prouver la vérité. Dans le procès, ce n’est pas à la victime de démontrer la réalité des dommages subis. La victime peut témoigner de son expérience mais ce témoignage n’acquiert la valeur de preuve que lorsqu’il est confronté et mis en relation avec d’autres témoignages. Et cette tâche consistant à confronter les témoignages n’est pas non plus prise en charge par les victimes mais par les avocats et les juges. Cependant, dans cette émission, Alfredo Bravo est celui qui doit démontrer la vérité de ce qu’il a subi. Comme l’exprime le journaliste Luis Bruschtein : « La victime se rend à ces émissions pour démontrer la vérité des tourments auxquels elle a été soumise, alors qu’en réalité elle n’a rien à prouver parce que la Justice l’a déjà fait »443. 441 GARAPON Antoine, Le gardien des promesses, Justice et démocratie, Paris, Editions Odile Jacob, 1996. 442 VIDAL-NAQUET P., op. cit., p. 41. 443 BRUSCHTEIN Luis, « Bravo y Etchecolatz, una trampa con dos campanas », Página/12, 5 septembre 1997, p. 8. 280 Ce rôle conféré à Bravo acquiert des proportions dramatiques quand Etchecolatz lui dit de montrer les séquelles qu’il a de la torture (voir encadré : « La violence du ‘débat’ »). Dans cette présentation télévisuelle, la preuve doit devenir matérielle, elle doit se muer en quelque chose susceptible d’avoir une image : en trace, en marque, en document. Dans cette logique, il n’est pas possible de démontrer la torture sans avancer les séquelles visibles. Moyennant quoi on ne peut démontrer dans ce milieu un crime défini, entre autres traits, par le fait d’avoir été rendu invisible par les criminels. Comme nous l’avons déjà dit, ce mécanisme redouble la violence exercée sur les victimes. Et ce sont les séquelles invisibles de la torture – celles qui sont le résultat d’une expérience traumatique et qui sont configurées comme marque dans la subjectivité et non sur le corps – celles qui apparaissent dans ce prétendu « débat » entre Bravo et Etchecolatz. Voici ce que dit Bravo dans une déclaration ultérieure : « D’entrée de jeu j’ai dit que c’était un personnage sinistre. Quand il me demande de lui dire comment on m’a torturé, j’ai immédiatement revu la file indienne que nous formions, nus, menottés, jusqu’à ce qu’on arrive dans la salle de torture, le visage couvert. Et là j’ai perdu mon calme »444. On peut voir alors qu’en utilisant les mécanismes de la preuve propres à ce format télévisuel, il n’est pour ainsi dire pas possible de s’opposer au discours négationniste du bourreau en avançant la vérité des faits. Au contraire, les arguments du bourreau finissent par être légitimés comme une version valide. Sur ce point, l’émission télévisée renforce les effets de l’impunité. Etchecolatz, qui devrait être en prison, est libre. Il s’exprime dans les médias et publie son récit sur les faits. Mais l’effet d’impunité n’est pas seulement donné par le fait que les bourreaux déjà condamnés sont en liberté mais aussi par le fait qu’il faille continuer à démontrer ce que la Justice a déjà démontré. 444 Página/12, 30/7/97. 281 Si l’un des résultats des procès réalisés a été d’établir une vérité indubitable et indélébile sur les faits, l’impunité conduit à une réouverture et à une remise en question de cette vérité. Voilà ce que renforce ce type de présentation télévisuelle. En définitive, le format télévisuel de « débat », en son point extrême, peut finir par légitimer le récit négationniste, redoublant la violence exercée sur les victimes et renforçant les effets de l’impunité. 282 LA VIOLENCE DU « DEBAT » Nous reproduisons ci-dessous l’un des moments les plus violents du « débat » entre Bravo et Etchecolatz. C’est ici que s’opère le changement des rôles (le tortionnaire accuse le torturé), la demande de preuves de ce qui a déjà été prouvé par la Justice et l’impossibilité pour la victime de se défendre et d’argumenter. Etchecolatz : Oui, bien sûr. Docteur, excusez-moi, maître Bravo. Vous dites que je vous ai torturé. Pouvez-vous m’expliquer en quoi consistait la torture ? Bravo : Qu’est-ce que vous voulez ? Que je vous raconte tout ce… ? E : Un petit peu, brièvement, brièvement. B : Brièvement, la picana [application d’électricité] d’abord. Et là, j’ai entendu une voix, quand on m’a laissé traînant sur le sol, qui m’a dit à l’oreille : « Maître, crachez tout et n’avalez rien ». E : Oui. B : La deuxième fois, quand on m’a fait la crucifixion, on m’a attrapé par derrière, et aussi quand on m’a fait descendre. Vous savez ce qu’est la crucifixion, n’estce pas ? E : Non, monsieur. B : Ah ? Vous ne savez pas ? E : Non, monsieur. B : Vous ne savez pas ce qu’est la crucifixion. E : Non! B : Suspendre un prisonnier et le flageller... E : Oui. B : ... pour le dire avec des mots moins durs, n’est-ce pas ? E : Et vous... 283 B : C’était ça. [Haussant la voix] Et quand je suis descendu, cette même voix, dont je réclame qu’elle devienne un jour…. [Ecran divisé avec l’image d’Etchecolatz et celle de Bravo] qu’elle s’incarne en quelqu’un, parce que, à n’en pas douter, ça devait être un de mes anciens élèves, parce que j’étais maître des écoles… E : [Haussant la voix] Quelle séquelle avez-vous ? Quelle séquelle avezvous ? B : Non, excusez-moi. Vous me demandez, je vous réponds. E : Bien. B : [Haussant la voix] Apprenez à respecter les droits de chacun ! Vous ne…. E : Oh ! Vous... [les voix se superposent] avez envoyé des gens se faire tuer. B : [Haussant la voix] Vous ne m’avez jamais respecté. Vous ne respectez jamais personne. Vous ne respectez jamais personne. E : Vous avez envoyé des gens se faire tuer. [Voix couverte par celle de Bravo] B : Je n’ai envoyé personne. Je n’ai envoyé personne. (Hora Clave, 28/8/97. Nous soulignons) 284 Chapitre 3 Documentaires télévisés : les images du procès à la télévision (1998 - 1999) 285 I – Comment les images du procès parviennent à la télévision Les images retrouvées Le documentaire « ESMA : le jour du procès » est diffusé le 24 août 1998 à 23.00 heures sur la chaîne 13. Pour la première fois à la télévision hertzienne, et treize ans après avoir été filmées, les images du procès sont montrées aux téléspectateurs avec le son. Les images du procès avaient connu un long périple avant de parvenir à la télévision : las séances avaient été enregistrées intégralement et il s’agissait d’un matériel volumineux (530 heures) jamais diffusé dans des circuits massifs. Pendant plusieurs années, ces images avaient été présentées sous la forme de vidéos pirates dans des circuits restreints. En 1987, alors que les soulèvements militaires commençaient à menacer la stabilité institutionnelle du pays, les juges de la Cour Fédérale ont craint que ce matériel ne soit détruit et ont déposé une copie complète de ces images à l’étranger445. C’est pourquoi, avant qu’elles ne soient présentées à la télévision, beaucoup pensaient que ces images avaient été perdues. On supposait que ce matériel audiovisuel était public mais il n’était pas facile de savoir où il était et comment y accéder : au cours d’entretiens que nous avons réalisés en vue de localiser ces images, plusieurs personnes liées aux associations des droits de l’homme ont dit avoir en leur possession des vidéos comportant des images du procès, mais elles ne pouvaient dire avec exactitude qui avait édité ce matériel et ne se souvenaient plus d’où venaient leurs copies. Même les réalisateurs du documentaire « ESMA : le jour du procès » pensaient que les images avaient « disparu » jusqu’à ce qu’ils les retrouvent à la Cour Fédérale de Buenos Aires où elles avaient été gardées depuis 1985 : 445 La copie fut déposée en 1988 au parlement norvégien à Oslo. Sur l’histoire des images du procès et de ses divers montages jusqu’à son édition à la télévision, voir FELD C., Del estrado a la pantalla…, op. cit. 286 « Nous avons commencé à suivre la piste en croyant que nous pourrions arriver à la triste conclusion que le matériel avait été effacé 446, parce que nous n’avions aucune donnée sur le lieu où il pouvait se trouver, jusqu’à ce qu’on arrive à la Cour Fédérale et nous l’avons obtenu avec une sensation étrange. Parce que maintenant je suis habitué à me mouvoir dans la rue avec ça, mais à cette époque, c’était une sensation très forte, le fait de le retrouver, c’était une sorte de découverte archéologique. (...) La sensation autour de ce matériel c’est qu’il s’est toujours trouvé plus ou moins disparu. Alors ça a été assez émouvant de le retrouver et de se trouver face à des gens qui n’ont pas mis trop de barrières bureaucratiques pour que nous y parvenions » (Walter Goobar447). Selon Walter Goobar, producteur et scénariste du documentaire, l’équipe de production avait les objectifs suivants : d’abord, participer à la discussion sur le thème de la répression dictatoriale abordée par les médias depuis 1995 ; ensuite, montrer quelque chose que la télévision n’avait jamais montrée ; et, finalement, le communiquer à un public le plus large possible. Dans cette nouvelle configuration de la mémoire, ces images « perdues » deviennent un important support pour accomplir le « devoir de mémoire » (réactivé à cette époque), mais il s’agit également d’un matériel précieux pour attirer le public étant donné leur caractère d’« images inédites ». Comme le signale le journal Clarín (26/8/98), cette émission obtient une audience jamais imaginée par ses réalisateurs : elle a été vue par environ 2.900.000 spectateurs. Selon l’article de Clarín, ce résultat la met quasiment en situation d’ex æquo avec l’émission de Marcelo Tinelli (émission de divertissement convoquant un public massif) diffusée dans le même horaire. Autrement dit, c’est un record d’audience pour ce qui est du genre documentaire à la télévision argentine. De telle manière que la chaîne 13 décide de rediffuser le documentaire au cours de la même semaine à une heure de grande écoute. La manière dont les images du procès sont montrées pour la première fois à la télévision hertzienne nous donne une idée du mode dont l’espace télévisuel se constitue en scène de la mémoire à cette époque. 446 Il est courant en Argentine que les chaînes de télévision effacent les enregistrements audiovisuels pour réutiliser les cassettes vidéo. 447 Producteur et scénariste des documentaires réalisés par Magdalena Ruiz Guiñazú. Interviewé le 16 septembre 1999. 287 En comparaison à la scène du procès (voir supra, Première partie, chapitre 2), on observe deux déplacements importants : 1.- Un déplacement de l’instance qui légitime les voix des témoins. Dans cette production la parole des témoins est légitimée à travers la figure de la journaliste chargée de présenter le documentaire : Magdalena Ruiz Guiñazú. Avec son récit (off) et ses apparitions devant les caméras 448, la présence de cette journaliste reconnue tient lieu d’instance de légitimation et de validation des témoignages. La même journaliste qui avait préparé le scénario de l’émission « Nunca Más » se charge de donner un format télévisuel aux témoignages du procès et de les diffuser par la même chaîne 13, désormais privée et commerciale. Il est vrai que la légitimité de Ruiz Guiñazú vient en partie du fait d’avoir été membre de la CONADEP, mais aussi du fait qu’elle est une figure médiatique reconnue et respectée, c’est-à-dire une représentante –en cette occasion– du média télévision. Ceci rend compte d’un déplacement depuis l’Etat vers la télévision, en relation à l’instance qui présente et légitime les témoignages des victimes de la répression. 2.- Un deuxième déplacement se produit avec l’intervention des logiques télévisuelles, en particulier celles de la télévision privée et commerciale dans le traitement de ces images. Lorsque nous parlons de logiques télévisuelles, nous ne sommes pas en train de parler des intentions que les producteurs de cette émission ont eues au moment de le réaliser. Nous faisons référence au format que ces images ont adopté pour parvenir à la télévision, c’est-à-dire au processus consistant à rendre ces images « télévisables ». Les trois logiques intervenant dans ce processus, dans le cas que nous examinons, sont : la logique spectaculaire (transformer ces images en spectacle), la logique commerciale (les transformer en un produit rentable), la logique de captation du public (attirer un public massif, visant « tout le monde » : ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ce qui s’est passé sous la dictature ; ceux qui ont vécu cette période et ceux qui sont nés plus tard). Bien qu’elles confluent 448 La manière dont se réalisent ces apparitions confirment le personnage de Magdalena comme le seul, dans ce documentaire, qui établit un « contact indiciel » avec le spectateur et un lien de confiance à travers son regard à la caméra (VERON E., op. cit.). 288 dans un même format, on peut différencier ces trois logiques. Par exemple, dans l’optique des réalisateurs, l’idée de parvenir à toucher « tout le monde » n’est pas seulement liée aux logiques commerciales d’un produit télévisuel mais aussi à un « devoir de mémoire » que les médias se proposent alors d’accomplir. « Il y eut un moment, quand nous étions déjà en train de travailler, où nous avons dit : nous le faisons, de plus, parce que c’est une obligation civique. (…) Je crois que ce n’est pas une question commerciale, il s’agissait de le faire de manière à ce que cela parvienne à la plus grande quantité de personnes possible, mais si en plus de cela, c’est commercial, tant mieux » (Walter Goobar). La différence en relation au procès est évidente quand la télévision diffusait les images sans son, c’est-à-dire quand les logiques juridiques s’imposaient sur les logiques médiatiques. Ce qu’on cherchait à éviter lors du procès – que les audiences ne deviennent un spectacle – ici on le recherche expressément. Ce déplacement s’explique en partie parce que le contexte historique est différent : on ne craint plus d’irriter les forces armées ni de bouleverser les spectateurs avec une histoire qu’on n’a jamais racontée publiquement. Mais ce déplacement signale de plus de profondes transformations dans la culture de la mémoire survenues au cours des treize années écoulées depuis le procès : une culture qui ne perçoit pas de contradiction entre « devoir de mémoire » et spectacle. Quelles sont les stratégies que l’on met en jeu pour rendre « télévisables » les images du procès des ex-commandants ? Quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle scène de la mémoire ? Nous allons examiner les caractéristiques de cette émission en analysant d’abord ses dimensions narrative, spectaculaire et « véritative » ; et en prenant comme point de référence les scènes de la mémoire produites lors du procès et à l’occasion de la diffusion d’audiovisuels antérieurs non réalisés par la télévision et ayant recours à des images du procès449. 449 Nous avons pris comme référence en particulier deux documentaires : « Messieurs, levezvous ! » (« Señores, de pie ! », réalisé par Mario Monteverde en 1986) et « Le procès » (« El Juicio », réalisé par l’Asamblea Permanente por los Derechos Humanos, APDH, en 1989). 289 Du procès à l’ ESMA Concernant la dimension narrative, la première stratégie développée passe par l’élaboration d’un récit sur la base d’un seul axe thématique pour synthétiser l’immense quantité de matériel offert par les archives du procès. Ce documentaire ne se propose pas de raconter le procès ou la répression dans leur totalité – comme l’avaient fait les réalisations antérieures sur la base de ces mêmes images – mais de prendre comme thème central ce qui s’est passé dans le centre clandestin abrité au sein de l’ESMA. En choisissant de centrer le documentaire sur l’ESMA, les réalisateurs profitent d’une question ayant émergé dans l’espace médiatique quelques mois auparavant et devenue depuis un thème d’« actualité ». En janvier 1998, le président Carlos Menem avait signé un décret ordonnant la démolition de l’ESMA et les associations de défense des droits de l’homme étaient parvenues à freiner cette mesure (voir supra, Troisième partie, chapitre 1). A l’époque, la polémique avait eu une large couverture dans les médias L’ESMA n’est pas seulement l’un des centres clandestins les plus connus. A l’époque où cette polémique a lieu, elle est aussi un symbole de la répression. Les réalisateurs du documentaire prennent en compte cet élément : « Pourquoi l’ESMA ? Parce que l’ESMA est le seul lieu que, si tu demandes aux gens, là, dans la rue…, de te dire un camp de concentration, ils te diront ‘l’ESMA’. Pourquoi ? Parce que c’est un édifice connu, c’est un lieu connu, tout le monde est passé un jour ou l’autre devant l’ESMA. C’est un édifice emblématique parce que de plus, c’est à l’ESMA qu’il y a eu le plus de survivants. Parce que les choses les plus atroces s’y sont passées, mais aussi les choses les plus incompréhensibles, parce qu’il y a eu un projet politique (...). Magdalena voulait tout faire, par exemple. Ma thèse était que si nous parvenions à expliquer ce qui s’était passé au sein de l’ESMA, le reste serait compris par ricochet » (Walter Goobar). Le choix de l’ESMA comme thème central du documentaire est un indicateur de deux mécanismes fréquemment utilisés dans les documentaires télévisés : a) le récit est présenté comme étant ancré dans l’actualité (sur deux aspects : on arrive au passé depuis le présent ; et on cherche un élément qui ait été une « nouvelle » 290 récemment et qui ait occupé un espace important sur la scène médiatique) ; b) le récit prend appui sur des emblèmes facilement reconnaissables qui servent à condenser l’histoire. Nous allons voir comment fonctionnent ces deux mécanismes dans ce documentaire en particulier. a) Du présent vers le passé Le documentaire comporte deux parties clairement distinctes. Dans le premier « bloc »450 on établit l’opposition entre passé et présent et on montre des personnages et des lieux clairement situés dans le présent ; dans le reste du documentaire, l’accent est mis sur le passé et on introduit de nombreux extraits des témoignages présentés lors du procès. Dans la première séquence on voit un jeune homme, Emiliano Hueravillo, fils d’un couple de disparus, né à l’ESMA. Le jeune homme marche devant le bâtiment de l’ESMA et signale la fenêtre de la zone de l’édifice qui servait comme maternité clandestine en 1977 au moment de la naissance d’Emiliano. Ce n’est que lors de cette séquence qu’on fait allusion à trois éléments de l’actualité de 1998 : les procès intentés à des militaires pour vols de mineurs, le rôle joué par les enfants de disparus à travers l’association H.I.J.O.S. et l’évidence de ce que l’édifice de l’ESMA est bel et bien toujours debout dans la ville de Buenos Aires. D’autres scènes de ce premier « bloc » font apparaître Emiliano Hueravillo comme acteur principal. On le voit avec Magdalena Ruiz Guiñazú marchant sur les trottoirs de l’édifice de l’ESMA et de la Casa Cuna (hôpital où, nous dit-on, Emiliano a été laissé sous son nom pour être rendu à sa famille451). Dans ce parcours par une géographie qui enlace passé et présent, la journaliste questionne 450 Le documentaire, comme n’importe quelle autre émission de la télévision hertzienne, est diffusé avec des coupures publicitaires qui interrompent l’émission. C’est pourquoi, l’heure du documentaire est fragmentée de la manière suivante : quatre coupures publicitaires et cinq blocs ou parties de dix minutes chacune. Les documentaires ici analysés ont ce format. 451 Du fait qu’il a été laissé dans un hôpital sous son nom, l’histoire d’Emiliano est exceptionnelle. Le documentaire nous rappelle que ce fut le seul bébé de l’ESMA récupéré et élevé par ses grandparents. C’est-à-dire, qu’il n’a pas été volé par les militaires, comme cela arrivait avec les enfants nés en détention. 291 Emiliano sur son histoire et commence à ébaucher (récit de la voix off) le récit sur le centre clandestin de détention. Dans les premiers moments du documentaire, on voit également un montage en parallèle entre une « enquête de rue » – témoignages de jeunes qui disent devant la caméra ce qu’ils savent de la répression (« je ne sais rien à propos des camps », « on n’apprend pas grand-chose à l’école », etc.) – et la défense de l’ex-amiral Massera au cours du procès452. L’image passe à plusieurs reprises de la rue en 1998 à la salle des audiences en 1985. Ainsi, la première partie de l’audiovisuel donne l’idée qu’on parvient au procès de l’extérieur, depuis un « hors du temps » (le présent, éloigné du passé), un « hors espace » (la rue versus la salle des audiences) et un « hors personnages » (les jeunes, Emiliano, la présentatrice453). D’un autre côté, ces séquences initiales sont présentées par trois voix différentes : celles des victimes de la répression (représentées par Emiliano), celles des bourreaux (incarnés par la figure de Massera) et celles de la société « ignorante » (les jeunes peu ou mal informés). Le personnage de Ruiz Guiñazú – qui apparaît dans cette première partie devant les caméras et assure le récit (off) dans le reste du documentaire – est introduit comme une quatrième voix disposant d’un supplément de savoir en relation aux autres voix qui disposent seulement de fragments ou de visions partielles de l’histoire. Cette voix donne légitimité aux témoignages du procès et occupe dans ce documentaire un lieu équivalent à celui des juges lors du procès : celui d’une instance supra sociétale ayant un point de vue extérieur par rapport à celui des autres acteurs. Par la claire distinction entre passé et présent, le documentaire installe une distance temporelle et une opposition entre un passé qui doit être raconté et un présent où ce passé n’est pas connu. Le documentaire ainsi érigé en scène de la mémoire est également postulé comme porteur d’un récit capable de combler les 452 Parmi les discours prononcés par les anciens commandants lors du procès, la plaidoirie de Massera, prononcée le 3 octobre 1985, a été la plus retentissante. En effet, selon les observateurs, le discours de Massera « s’est avéré la meilleure synthèse de la pensée des militaires accusés de violations des droits de l’homme » (CIANCAGLINI S. et GRANOVSKY M., op.cit., p. 203). 453 Bien que Magdalena Ruiz Guiñazú ait participé au procès comme témoin, son personnage, le narrateur, parle à la troisième personne du singulier et ne fait aucune allusion à sa propre expérience. La journaliste se situe ici « en dehors » des faits racontés. 292 lacunes d’information laissées au fil du temps. En définitive, il se présente comme un récit destiné à accomplir un « devoir de mémoire » engageant la société dans son ensemble. b) Usage des emblèmes Que ce soit par la thématique choisie ou par les personnages sélectionnés pour raconter l’histoire, on peut remarquer que ce récit prend appui sur un certain nombre d’emblèmes. Durant les quinze années écoulées depuis la fin de la dictature, certaines images, certains lieux et personnages ont acquis un caractère emblématique et il est cohérent, selon la logique télévisuelle, de les exploiter. Dans les productions télévisuelles analysées, les emblèmes sont des faits, des lieux ou des personnages que l’on reconnaît rapidement car ils ont transité à plusieurs reprises sur la scène médiatique et qui ont, pour ainsi dire, été fixés dans un sens déterminé. Quand nous parlons d’emblèmes, nous faisons référence à ces éléments dans le contexte audiovisuel. Marie-Anne Mattard-Bonnucci oppose l’usage emblématique des images à leur usage informatif. Avec ces catégories, l’auteur analyse les premières photographies des camps de concentration nazis, apparues dans la presse française à partir de 1945 : « Publiées parfois à contre-emploi ou sans légende, considérées souvent comme étant interchangeables, les photographies finirent par être utilisées essentiellement comme des icônes emblématiques de la barbarie nazie et non comme des documents susceptibles d’aider à la connaissance du système concentrationnaire dans sa complexité et dans sa double réalité – concentration / extermination »454. Dans ce documentaire, les emblèmes fondamentaux de la répression dictatoriale sont l’image du bâtiment de l’ESMA et le visage de l’ex-amiral Massera. L’usage des images de l’ESMA peut être comparé à la manière dont l’émission télévisée « Nunca Más » (1984) introduisait les images des centres clandestins de détention. Dans l’émission « Nunca Más » les centres clandestins étaient vides, 454 MATTARD-BONNUCCI Marie-Anne, « Le difficile témoignage par l’image », in MATTARD-BONNUCI Marie-Anne et LYNCH Edouard, La libération des camps et le retour des déportés, Paris, Editions Complexe, 1995, p. 87. 293 dépeuplés et leur image avait pour fonction de certifier la « réalité » des faits et d’informer sur les lieux physiques reconnaissables qui avaient été le théâtre de la violence invisible que l’émission tentait précisément de mettre en images. En revanche, dans le documentaire « ESMA : le jour du procès », l’image de l’ESMA adopte une fonction emblématique, elle est en toile de fond pour présenter les personnages qui racontent l’histoire. Dans ce documentaire on répète certains topiques de l’ouvrage Nunca Más et des plaidoiries du procès des ex-commandants, en relation à la manière de caractériser les centres clandestins de détention et les bourreaux. Le prologue du Nunca Más, décrivait les centres clandestins de détention avec des métaphores et des comparaisons en référence à la noirceur, au ténébreux, à l’infernal. Le procureur Julio César Strassera avait fait la même chose lors de sa plaidoirie. Ce documentaire revient à cette rhétorique et la complète avec les éléments audiovisuels correspondants. Au début avec une image de l’ESMA vue d’en haut et en bruit de fond un hélicoptère, la voix off d’Emiliano Hueravillo raconte : « Je suis né en détention. Je suis né dans ce camp de l’horreur, de sang, de torture, de cris ». L’image de l’édifice de l’ESMA revient, récurrente, parfois avec des témoignages (off) des deux survivants qui témoignent au procès, parfois avec des sons recréés : par exemple, quand on montre la fenêtre de l’endroit où les femmes détenues accouchaient on entend les pleurs d’un nouveau-né ; quand on parle de la manière dont on assassinait les prisonniers, on voit une prise nocturne de la porte de l’ESMA et on entend un coup de feu. Si le bâtiment de l’ESMA représente l’infernal, Massera incarne, quant à lui, le démoniaque. L’ex-amiral, condamné à la prison à perpétuité et ensuite gracié, est l’un des militaires dont l’image est devenue un symbole de la répression, un visage visible de la dictature qui incarne le mal et symbolise l’horreur. C’est de cette manière –en tant qu’incarnation du mal– que l’image fixe du visage de Massera est utilisée dans la présentation et dans les génériques de l’émission (voir Annexe V : image 11). 294 De plus, ce documentaire introduit une nouvelle figure qui à cette époque commence à symboliser la disparition : celle des enfants de disparus (nous y reviendrons). L’image des mères des disparus avec leurs foulards blancs (utilisée comme le symbole par excellence des victimes dans des audiovisuels antérieurs), n’apparaît presque pas dans ce documentaire. Sur le plan narratif le fait que le récit soit élaboré sur la base d’une série d’emblèmes produit au moins deux effets de sens : on perd de vue la complexité de l’histoire et la dimension politique du crime. D’un côté, la complexité de l’histoire se perd lorsqu’un processus historique complexe est condensé en emblèmes dont le sens est cristallisé –lesquels emblèmes ne permettent pas un questionnement et une réflexion profonde sur les faits du passé. Par le biais d’une image diabolisée des militaires, par exemple, on ne peut engager une réflexion sur la relation établie entre ces militaires et la société de l’époque et sur les mécanismes (sociaux et institutionnels) nécessaires pour que ces militaires deviennent des assassins et des tortionnaires. Le même processus de simplification de l’histoire se produit lorsqu’on présente l’ESMA comme un symbole de l’infernal, comme si les centres clandestins de détention avaient été scindés de la société qui les a instaurés. Bien au contraire, il y a eu des voies de communication et des dispositifs concrets qui ont réussi à faire en sorte que l’horreur soit disséminée et que les logiques concentrationnaires s’installent au sein de l’ensemble de la trame sociale, provoquant le silence et l’impuissance de la société. En même temps, ces dispositifs sont partie intégrante des conditions de possibilité de l’existence des centres clandestins de détention455. D’un autre côté, dans ce documentaire on efface la dimension politique de la répression et de sa mémoire dès lors que l’on tait les identités politiques des témoins et des disparus. Les identités des disparus sont effacées quand ils sont symbolisés par la douleur de leurs enfants et qu’on ne donne pas les raisons pour lesquelles les mères et les pères de ces enfants ont été enlevés et assassinés. 455 Pour une réflexion sur le lien entre camp de concentration et société dans l’Argentine de la dictature, voir CALVEIRO P., op. cit. 295 Dans le documentaire, l’histoire qu’on ne raconte pas c’est précisément l’histoire des parents d’Emiliano Hueravillo. Dans la première partie de l’audiovisuel, deux témoignages très brefs font mention à cette histoire. Le premier est celui d’Emiliano. Le documentaire nous fait parvenir une seule phrase à propos de sa mère qui se finit par : « Elle pensait que son sang retournerait à sa famille. Elle allait poursuivre sa lutte, son combat ». Le second témoignage est celui du grand-père d’Emiliano : « Là [à l’ESMA] ils détenaient ma belle-fille et mon fils. Et là… eh… jusqu’à ce jour, ils n’ont pas réapparu, je n’ai plus eu de leurs nouvelles ». Ces deux témoignages expriment le drame de la disparition : un grand-père et un petit-fils rendent évidente l’absence de la génération qui les sépare456 ; l’énonciation même sommaire d’une lutte ; un fils qui n’a jamais vu ses parents et un père qui n’a plus revu son fils. C’est là ce que dit le documentaire sur cette histoire. Néanmoins, à partir de ces quelques éléments, on peut restituer les questions inclues et exclues de ces deux témoignages : qui étaient les disparus ? Et, surtout, pourquoi ont-ils disparu ? Les réponses pourraient être développées à partir du mot « lutte » énoncé par Emiliano. Parce que cette histoire qu’on ne raconte pas est, entre autres, une histoire politique : les disparus ont été les cibles du système répressif en leur qualité d’acteurs politiques, de porteurs de projets politiques, lesquels, dans leurs diverses manifestations et modalités, ont été effacés en même temps que leur existence. Comme au cours du procès, dans ce documentaire on n’assigne pas d’identité politique aux témoins survivants. Si, en 1985, pour légitimer l’espace juridique comme instance de médiation dans le jeu social, les témoignages ont délibérément laissé de côté les identités politiques des témoins et des disparus, il faut se demander jusqu’à quel point il convient de continuer à faire le silence sur ces identités ; qui plus est dans un contexte où surgissent, dans d’autres milieux, divers récits ayant pour objectifs de rendre compte de l’activité militante457. 456 Dans l’image, cette absence est perçue plus dramatiquement. On voit les visages d’Emiliano et de son grand-père et ensuite, une photo du père d’Emiliano. La ressemblance entre les deux est frappante. 457 A partir de 1996, aussi bien en littérature qu’au cinéma une réflexion a été entamée sur des thématiques non abordées publiquement jusque-là, comme par exemple, l’histoire des organisations de guérilla racontée par ses propres membres. Deux documentaires diffusés par le 296 Comme nous l’avons vu dans d’autres chapitres, au moment du procès, l’interprétation du passé en termes juridiques implique certaines limites en relation au type de récit produit par cette instance : la disparition forcée n’est pas le chef d’inculpation en tant que tel et pour qu’on puisse l’appréhender pénalement ce crime est pour ainsi dire morcelé en plusieurs crimes ; on exclut les interprétations du passé en termes politiques ; on exclut les questions engageant un travail de réflexion au sein de la société. A treize ans du procès, le documentaire que nous analysons semble encore prisonnier de ces limites quant à sa dimension narrative. Comment gérer les émotions ? La mise en scène utilisée pour parvenir à un large public se fonde sur l’inclusion d’un grand nombre d’éléments, aussi bien visuels que sonores, extérieurs au procès. Ce documentaire abandonne la modalité de l’observation qui caractérisait les documentaires réalisés auparavant sur le procès où celui-ci semblait « se raconter de lui-même »458 et inclut un espace, un temps et des personnages extérieurs à la salle des audiences. A la différence des audiovisuels antérieurs portant sur le procès, ce documentaire ne tente pas de mettre en scène l’action de la justice (avec ses rites, ses formules et ses acteurs) mais fait éclater l’unité de temps, de lieu et d’action propres au dispositif judiciaire459. Le montage des images représente cette rupture à travers le va et vient permanent entre la salle des audiences et d’autres espaces ; entre le moment du procès, l’époque de la dictature et l’actualité. biais de circuits commerciaux cette année se sont proposés de raconter l’histoire de Montoneros : Cazadores de Utopías (David BLAUSTEIN, 1996) et Montoneros, una historia (Andrés DI TELLA, 1996). La revendication de l’activité militante commence également au milieu des années 1990 au sein de certaines associations des droits de l’homme, lesquelles cessent de présenter les disparus comme des victimes « innocentes » du terrorisme d’Etat pour rehausser l’aspect militant et la lutte comme motifs de leur disparition. 458 SELSER Claudia, « El juicio que nunca se vio », Clarín, suplemento « Zona », 6 septembre 1998. 459 GARAPON A., op. cit. 297 La mise en scène du procès avait pour fonction de transformer des témoignages personnels en preuves juridiques. Pour cela, au cours du procès, on eut recours à des conditions particulières de production et de mise en scène des témoignages. Les principaux mécanismes utilisés dans ce cadre ont été : 1. Les mécanismes de gestion de l’espace (voir supra, Deuxième partie, chapitre 1) qui sont aussi des mécanismes de gestion du visible. Par exemple, le fait que les témoins tournent le dos au public et soient situés devant les juges indiquait que leur parole se dirigeait aux juges et, seulement par leur intermédiaire, à la société. 2. Le dispositif de gestion de la parole des témoins, avec des mécanismes qui allaient des cérémonies d’entrée et de sortie des personnages dans le rituel judiciaire, où les témoins étaient annoncés à voix haute par le secrétaire de la Cour, jusqu’au serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. 3. Des mécanismes de gestion du contenu des témoignages. Dans un procès, la fonction du témoignage est de construire la preuve et la manière dont les histoires personnelles rendent compte, non plus des faits mais de la subjectivité des témoins, reste quant à elle en dehors du récit judiciaire. Tout ce qui sert à prouver les crimes est pris en considération ; le reste –les émotions, les interprétations, la filiation des témoins à n’importe quel type d’identité collective– est rejeté. Comme l’affirment M. Pollak et N. Heinich, dans le témoignage judiciaire la subjectivité du témoin disparaît derrière les faits et les témoins portent « les marques des principes de l’administration de la preuve juridique : limitation à l’objet du procès, élimination de tous les éléments considérés comme hors sujet »460. Dans le procès, l’expression des émotions « est fortement contrôlée par les règles du procès, allant du ‘rappel à l’ordre’ à la suspension de séance »461. Dans le documentaire diffusé à la télévision on casse ces mécanismes comme si en accédant finalement à l’espace télévisuel, les images du procès avaient été 460 POLLAK Michael et HEINICH Nathalie, « Le témoignage », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, p. 7. 461 Ibid, p. 8. 298 dépouillées du cadre rituel propre à la Justice et avaient donné lieu à un récit déritualisé du crime. On utilise –pour la première fois dans le traitement des images du procès– la modalité documentaire d’exposition. « Les textes d’exposition prennent forme autour d’un commentaire dirigé au spectateur ; les images servent comme illustration ou comme comparaison. Ce qui prévaut c’est le son non synchronique (…). La rhétorique de l’argumentation du commentateur a la fonction de dominant textuel, en vertu de quoi le texte est au service de son besoin de persuasion »462. Dans ce type de documentaire, il n’y a pas de synchronie entre la bande d’images et la bande son. Ici, il n’y a pas de témoins à l’écran quand ils font leurs déclarations. En général, leurs récits sont le fait d’une voix off tandis qu’on voit des illustrations. Dans la logique des réalisateurs, les illustrations sont utilisées pour que le produit soit plus attrayant aux yeux des spectateurs : « La question est simple : comment faire pour que les gens regardent le documentaire et ne quittent pas la chaîne parce qu’ils ne le supportent pas, ou parce qu’il est lent ou parce qu’il est ennuyeux ? Maintenant, n’importe quel journal télévisé le fait : on ne soutient pas l’image du type qui parle devant les caméras plus de 45 secondes. C’est comme ça. Ou alors, illustrer, et nous, nous avons illustré » (Walter Goobar). Eu égard aux critères de la télévision commerciale de 1998, les images enregistrées au cours du procès ne sont pas attrayantes. Bien qu’elles soient une référence importante du point de vue historique, elles ne le sont pas du point de vue spectaculaire puisque, dans la plupart des cas, ces images montrent une personne de dos s’adressant aux juges : comme on l’a déjà dit, au cours du procès les caméras de télévision étaient placées derrière les témoins. L’inclusion d’illustrations a pour but de rendre plus attrayantes ces images et d’alléger le rythme du documentaire. Parmi les illustrations, on utilise une quantité importante de recréations (l’image ou le son présentent un élément de la réalité reconstruit à posteriori et donc non tiré des archives de l’époque). On donne à certaines images l’apparence de matériel de l’époque, en les éditant en noir et blanc. Entre autres, quand un militaire ayant déclaré au procès raconte de quelle manière il voyait comment on faisait entrer les prisonniers dans le centre 462 NICHOLS B., op. cit., p. 68. 299 clandestin, on montre une voiture Ford Falcon463 qui franchit le portail ouvert de l’ESMA. Un autre témoin déclare que, quand il a entrepris la recherche de sa fille disparue, il a été convoqué à l’ESMA par le contre-amiral Chamorro (responsable de ce centre clandestin), une nuit, à une heure du matin. Cet extrait est illustré par une vision nocturne de l’édifice filmée par une caméra qui se déplace. Selon Walter Goobar, c’est là une manière « de sauver ce matériel, le montrer de manière pédagogique, faire sentir aux gens ce que pouvait vouloir dire pour un père de s’en aller à une heure du matin pour entrer à l’ESMA » (Walter Goobar. Nous soulignons). Ces recréations servent alors non seulement à alléger le rythme et à rendre plus attrayant le matériel audiovisuel mais aussi à faire sentir aux spectateurs les émotions de ceux qui prennent la parole. Ceci est renforcé par la bande son à laquelle on ajoute de la musique et des effets sonores qui rehaussent la dimension émotive des témoignages. D’une certaine manière, la valeur « pédagogique » et l’émotif semblent ici être équivalents. Sur cette scène de la mémoire, contrairement à ce qui s’est passé lors du procès, les émotions ne sont pas un obstacle mais un véhicule du récit. Mais ici les sentiments ne se déchaînent pas sans contrôle : les codes utilisés par le documentaire introduisent l’action et les émotions dans des cadres préétablis et bien connus des téléspectateurs, comme par exemple, ceux du mélodrame. Selon Jesús Martín-Barbero, dans le mélodrame l’intensité des sentiments se donne au détriment de la complexité symbolique, ce qui exige de mettre en branle deux opérations : schématisation et polarisation464. Si le procès avait quelque chose d’excessif, par le caractère insupportable de certains témoignages relatifs aux tortures et aux humiliations mais aussi, dans un autre domaine, par la quantité des heures nécessaires à sa réalisation 465, dans le 463 Ford Falcon c’était la marque de la voiture fréquemment utilisée par les forces de polices et para-policières sous la dictature pendant les enlèvements. 464 MARTÍN-BARBERO Jesús, De los medios a las mediaciones. Comunicación, cultura y hegemonía, Barcelona, Ed. Gustavo Gili, 1987, p. 128. 465 Le caractère « excessif » du procès nous renvoie également au caractère « excessif » de la répression : non seulement à cause de sa dimension massive mais aussi à cause de l’« excès » d’horreur produite. 300 format télévisuel on tente de freiner ce débordement à travers divers mécanismes d’amortissement : le découpage du temps (une heure seulement d’émission, quelques secondes pour chaque image) ; la relation de l’évocation avec les émotions (mais seulement avec celles que l’on peut intégrer au format préétabli et reconnu par les téléspectateurs : le mélodrame, le récit policier, par exemple). Ces mécanismes d’amortissement permettent de capter un public très large dès lors que l’on tente de rendre supportable l’insupportable de l’horreur. Montrer la vérité Quant à la dimension « véritative », il se produit sur cette scène un déplacement en relation au procès concernant les mécanismes utilisés pour construire et légitimer la vérité. Comme c’est la cas dans d’autres émissions télévisées déjà analysées, ici les mécanismes de démonstration propres au procès sont déplacés par la vérité « d’exhibition » propre à la télévision. Le documentaire produit une vérité manifestée comme évidente de par sa seule visibilité : « L’authenticité des sons et des images enregistrés dans le monde historique (ou reconstruit selon des critères spécifiques) constitue une preuve sur le monde »466. Ces « preuves » sont parfois construites par les réalisateurs eux-mêmes comme c’est le cas des recréations. Parfois, on essaye de doter ces images recréées d’une certaine « authenticité » historique : ainsi, lorsqu’on édite des images en noir et blanc pour leur donner l’apparence d’un matériel d’archives. Les mécanismes utilisés dans la construction de la vérité sont également observables dans la manière de choisir et de sélectionner les témoignages du procès. Si lors du procès les témoignages devaient impérativement coïncider et raconter le même fait pour démontrer une vérité de manière à prouver les crimes, dans le documentaire on montre une vérité en exhibant un extrait de témoignage. On évite au public la réitération, étant donné que le langage télévisuel exige ce rythme, mais on lui évite également de comprendre la manière dont la preuve a 466 NICHOLS B., op. cit., p. 162. 301 été constituée lors du procès. Il convient cependant de noter que si dans le documentaire, à la différence de ce qui s’est produit au procès, ces témoignages fragmentés et réaménagés, acquièrent une valeur de vérité ce n’est que parce que cette vérité déjà prouvée au cours du procès avait été largement admise. Ainsi, c’est parce que ce qu’on raconte a déjà été démontré qu’il suffit de le montrer pour construire une scène de la mémoire. Deux problèmes se posent à ce niveau de la réflexion au sujet de la relation entre image et vérité. Le premier nous renvoie à l’éventuelle contradiction entre ce qui s’est passé et les images que l’on montre. Que se passe-t-il quand les images ne correspondent pas aux faits démontrés et prouvés dans le cadre du procès ? Une des images utilisées, non seulement dans ce documentaire mais dans presque toutes les productions audiovisuelles sur la répression, c’est l’image en noir et blanc de soldats en uniforme et armés alors qu’ils font irruption dans une maison de quartier (voir Annexe V : image 12). Bien qu’on ne sache exactement à quel événement particulier cette image se rattache, elle est souvent utilisée pour illustrer les opérations au cours desquelles les enlèvements avaient lieu sous la dictature. Cependant, les témoins du procès sont d’accord sur le fait que, la plupart du temps, ces opérations n’étaient pas le fait de soldats en uniforme. Le même problème se pose dans ce documentaire lors de la séquence consacrée à la lecture de la sentence. Tandis qu’on montre la scène où l’un des juges lit les condamnations, on introduit des inserts en contrechamp avec les visages de Videla et de Massera (tous deux condamnés à la prison à perpétuité), comme s’ils avaient été présents à ce moment-là (voir Annexe V : image 13). C’est une image recréée (ni Massera ni Videla n’étaient présent ce jour-là dans la salle), mais elle est, du point de vue émotionnel, bien plus frappante que la réalité. Le fait que cette image soit utilisée ici autorise un usage ultérieur : cette image, reconnue comme « véridique », rejoint le répertoire des représentations susceptibles d’évoquer le procès. Le second problème ici posé concernant la relation entre image et vérité renvoie aux dilemmes propres à la représentation de la disparition forcée sur ces 302 scènes. Au début de l’ouverture démocratique, quand le « Nunca Más » est diffusé (1984), le visage des témoins opérait comme image certifiant les faits. En décrivant la disparition en termes de modalité de la répression clandestine on a mis alors en évidence le fait que les images de la violence n’étaient pas aptes, à cette époque, à représenter le crime mais qu’elles avaient plutôt pour effet de l’occulter. Dix ans plus tard, avec les déclarations télévisées de Scilingo, la disparition forcée acquiert une visibilité grâce aux visages des assassins et à l’image métaphorique des avions survolant la mer. Dans ce documentaire, les visages des témoins au procès ne sont pas visibles parce que l’image les montre dos tourné. Dans une large mesure, on parvient à l’effet de vérité des témoignages par le biais d’illustrations et en ajoutant divers éléments visuels et sonores aux paroles des témoins. Tout se passe comme si, en parvenant à la télévision, les témoignages du procès perdaient leur autonomie et leur pouvoir d’explication. Comme si pour « raconter la vérité », le récit désincarné et dépouillé de ces témoins ne suffisait plus. En définitive, dans ses trois dimensions, cette scène de la mémoire laisse de côté la scène du procès : en raison de l’axe thématique structurant la narration, de l’effacement de sa mise en scène et du déplacement des mécanismes utilisés pour démontrer la vérité. Cet effacement de la scène du procès est symptomatique du temps écoulé, de la nouvelle configuration de la mémoire de la répression et aussi de l’impunité de ces années : il y a un parallèle entre l’histoire de ces images où la scène de la Justice s’efface et la situation juridico-institutionnelle de l’Argentine, marquée par le fait que les individus condamnés dans ce procès ont par la suite été graciés. En même temps, cette scène indique que le procès lui-même est devenu un emblème : une matière première susceptible d’être exploitée pour donner lieu à de nouvelles représentations. 303 A partir de cette première mise en scène télévisuelle, bien d’autres productions chercheront des images du procès pour les utiliser en guise d’emblème, dans le cadre du traitement d’autres thématiques liées à la répression dictatoriale467. 467 Dans plusieurs documentaires du cycle « Punto Doc », par exemple, de brefs fragments des images du procès servent à illustrer des thèmes ponctuels : la participation de tel militaire au cours de la répression, le cas d’un enfant volé, etc. Les fragments d’images choisis sont souvent ceux qui montrent des militaires (accusés ou témoins) dans la salle des audiences. 304 II - La valeur du témoignage dans le documentaire télévisé Témoignage et disparition Les modes par lesquels le témoignage personnel entre dans l’espace public influent sur les sens que l’on accorde aux faits du passé. En ce qui concerne le crime de la disparition en Argentine, les témoignages des survivants des centres clandestins de détention se sont révélés cruciaux dans les premières années de l’ouverture démocratique pour établir un récit public sur les faits et pour configurer la notion même de disparition forcée et appréhender le système répressif. En 1984 et 1985, beaucoup de survivants sont parvenus à dépasser le caractère traumatique de leurs expériences et la peur de parler (dans un contexte où les forces armées représentent encore une menace potentielle) pour témoigner devant la CONADEP et au procès des ex-commandants. Parce qu’ils se donnent dans des espaces institutionnels, les témoignages acquièrent alors une valeur sociale : les souvenirs individuels pénètrent dans une mémoire partagée et les faits relatés par les témoins sont interprétés comme relevant d’un fait vécu par la société dans son ensemble. Le témoignage sur une expérience extrême peut être analysé selon les axes suivants proposés par E. Jelin : d’abord « les obstacles et les barrières pour que le témoignage se produise, pour que ceux qui ont vécu les faits et y ont survécu puissent raconter leurs expériences » ; ensuite « le témoignage en soi, les creux et les vides qui se produisent, ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas dire, ce qui a et ce qui n’a pas de sens, aussi bien pour celui qui raconte que pour celui qui écoute » ; et enfin, « la question des usages, des effets et de l’impact du témoignage sur la société et l’entourage où l’on se manifeste au moment de la narration, tout comme les appropriations et les sens que divers publics pourront lui accorder au fil du temps »468. Dans l’analyse ici présentée nous mettrons l’accent sur le dernier axe de travail. Il nous importe d’analyser la valeur sociale 468 JELIN E., Los trabajos de la memoria, op. cit., pp. 70-80. 305 des témoignages personnels, ce qu’expriment les témoignages par delà l’expérience individuelle : « Le témoignage, surtout quand il se trouve intégré à un mouvement de masse, exprime, autant que l’expérience individuelle, le ou les discours que la société tient, au moment où le témoin conte son histoire, sur les événements que le témoin a traversés »469. Nous nous proposons de penser la valeur que l’on accorde aux témoignages des centres clandestins de détention dans le documentaire télévisé intitulé « Le jour d’après » (El día después), consacré aux histoires de plusieurs témoins au procès des ex-commandants. Il faut préciser que ce type de témoignages a connu un long parcours avant de parvenir à cet espace télévisuel. Dans les premiers moments de l’ouverture démocratique, deux scènes de la mémoire se sont révélées fondamentales dans le processus consistant à rendre visibles et audibles les témoignages des survivants à la société argentine. Dans l’une d’elles, le public a été massif ; dans l’autre, il a été diversifié mais limité. Dans l’une d’elles, l’espace télévisuel a été essentiel à la diffusion des témoignages ; dans l’autre, la télévision a été déplacée et le récit n’est pas parvenu aux médias. Nous faisons respectivement référence à l’émission « Nunca Más » (1984) et au procès des ex-commandants (1985). Ces deux scènes de la mémoire ont présenté des « situations de témoignage »470 très différentes. La « situation de témoignage » est donnée, entre autres éléments, par le mode de sollicitation (qui sollicite le témoignage et comment), le milieu où le témoignage se produit, le public devant lequel il se déroule, la définition des faits sur lesquels le témoin se prononce et les mécanismes et procédés par lesquels le témoignage est montré. Le témoignage change quand on modifie la « situation de témoignage ». En d’autres termes, un même témoin peut produire différents témoignages en fonction du moment, des lieux et des milieux où il témoigne471. Dans l’émission « Nunca Más » et au procès, en dépit de différences importantes quant à la « situation de témoignage », les témoignages ont deux caractéristiques communes. 469 WIEVIORKA Annette, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998, p. 13. « Le témoin porteur d’une expérience, fût-elle unique, n’existe pas en soi. Il n’existe que dans la situation de témoignage dans laquelle il est placé » (Ibid, p. 111. Nous soulignons). 471 Voir POLLAK M. et HEINICH N., op. cit. 470 306 D’abord, leur fonction. Aussi bien dans l’émission « Nunca Más » qu’au procès les témoignages ont pour fonction de certifier les faits. Face à l’absence de documents, les témoignages des survivants et des familles des disparus constituent la preuve fondamentale des crimes commis par les militaires. Parmi les 830 témoins du procès, environ 500 font partie de ce groupe. Et bien que la valeur de preuve des témoignages ait été construite sur chacune de ces scènes avec des finalités et selon des procédés différents, dans les deux milieux les déclarations des témoins ont eu cette valeur de certification. Ensuite, les critères de mise en scène. Dans l’émission « Nunca Más » comme au procès, on laisse de côté les logiques et les langages de la télévision pour éviter de transformer le témoignage en spectacle médiatique. L’austérité de la mise en scène est principalement construite avec des procédés différents dans chacun des cas, mais on y retrouve un objectif commun : créer un environnement permettant au témoin de raconter son histoire et d’être écouté sans que le témoignage soit fragmenté et objet de distorsions. Ces deux caractéristiques ont des effets sur la représentation de la disparition forcée. Ainsi, en 1984 et 1985, les témoignages des survivants ont-ils vocation à appréhender et à définir la notion de disparition forcée. Les témoins sont des témoins oculaires. Ils ont vu ce que personne n’a vu. Ils ont « contemplé la mort » et « depuis la mort, ils viennent témoigner »472. Grâce aux témoignages versés sur ces deux scènes, on a pu effectivement définir le système fondé sur la disparition dans toute sa complexité : comme modalité répressive, comme technique de coercition et comme dispositif d’effacement. Le témoignage à la télévision Le parcours des témoignages des survivants sur les écrans de télévision commence avec l’émission « Nunca Más », en 1984, et poursuit sa longue trajectoire 472 SARLO B., « Una alucinación dispersa en agonía », op. cit. 307 dans les années suivantes. Comme l’ensemble du thème, les témoignages acquièrent une importance renouvelée en 1995. Au cours de cette nouvelle étape, beaucoup d’émissions journalistiques d’opinion ici analysées invitent des survivants de centres clandestins. Bien que dans ces émissions leur présence soit moins importante que celle des familles des disparus, ils représentent en partie le « camp » des victimes, selon la désignation propre à ces émissions. Le cas déjà analysé d’Alfredo Bravo confronté à son tortionnaire, le commissaire Etchecolatz, illustre l’une des manières d’inclure ces témoignages dans le « débat » mis en scène par ces émissions. Il faut signaler le fait que durant les quinze années séparant l’émission « Nunca Más » et le procès de l’émission que nous analysons ici, les témoignages des survivants se sont progressivement modifiés du point de vue de leur valeur de preuve et de leur mode de présentation. Mario Villani, survivant de plusieurs centres clandestins de détention, ayant témoigné au procès et devant la CONADEP (bien qu’il n’ait pas participé à l’émission « Nunca Más ») décrit une série de stratégies mises en place par les survivants pour parler dans ces émissions télévisées, en particulier quant à la perception des auditeurs et à la manière de raconter les faits sans détour pour s’adapter au rythme télévisuel : « Parce que quand je suis en train de parler avec le journaliste, ce que je sens ce n’est pas que je suis en train de parler avec le journaliste mais avec beaucoup de gens, surtout à la télévision (...). Le journaliste, pour moi, n’est qu’un véhicule permettant de transférer des questions, il ne s’agit pas nécessairement des questions que se posent les gens, ce sont les questions que se pose le journaliste, mais mes réponses parviennent aux gens. Et quand j’y réponds, il m’importe de lui répondre, non seulement au journaliste, et aussi de générer d’autres questions chez les gens » (Mario Villani473). « Je dois toujours faire attention si je veux que ce que je dis apparaisse, je ne peux pas faire trop de détours, et il faut non seulement le dire mais aussi être le plus clair, le plus synthétique, le plus bref possible. Ce n’est pas facile, mais c’est ce que je dois faire. Parce qu’en plus, les journalistes veulent tout de suite passer à autre chose. Et en leur grande 473 Mario Villani a été détenu entre1977 et 1981 dans les centres clandestins Club Atlético, El Olimpo et l’ESMA, à Buenos Aires. Entretien réalisé le 7 novembre 2002. 308 majorité, ils ne te laissent pas beaucoup de temps pour étayer et clarifier tes idées » (Mario Villani). De leur côté, les émissions de télévision (en particulier, les journaux télévisés) déploient, elles aussi, une série de stratégies pour mettre en scène la parole des survivants. Entre autres critères, on a recours aux stratégies en accord avec l’idée qu’on se fait de ce que le public veut entendre et aussi à l’usage illustratif des témoignages au sein des informations qu’on commente. Sur ce point, dans la majorité des cas, le témoignage vient appuyer, en guise d’illustration, un fait donné sur lequel on informe. Dans le cas de Mario Villani, par exemple, les producteurs de télévision cherchent son témoignage quand, dans une conjoncture spécifique, il est nécessaire que quelqu’un parle du centre clandestin de l’ESMA ou de celui d’Olimpo. Certains survivants sont devenus des « spécialistes » de divers thèmes ou de divers centres clandestins de la dictature. Ainsi, ces dernières années, des survivants, en nombre limité, ont été invités à diverses émissions pour témoigner de faits spécifiques. Avec le temps, le témoignage de survivants perd peu à peu sa valeur de certification des faits et acquiert une valeur de « mémoire vive » : une parole capable de transmettre aux nouvelles générations l’expérience de la détention, même en tenant compte que, pour ces jeunes, ces expériences peuvent être perçues comme fort lointaines voire même se révéler incompréhensibles. « Le public qui m’écoutait en 1984, en 1985… n’est pas le même que celui qui m’écoute aujourd’hui, mais pour ce public-là les faits en question étaient plus frais dans leur mémoire. En réalité, s’ils ne savaient pas, ils se l’imaginaient, les gens avaient été confrontés à la disparition de quelqu’un, des parents, des amis proches, des voisins. Le thème de la disparition était là, encore proche, alors, chacun dans sa tête avait pu fantasmer sur ce que ça voulait dire d’avoir été enlevé, par exemple, ou d’avoir été en prison. De telle manière qu’ils n’étaient pas trop surpris par les choses qu’on pouvait raconter. Dans tous les cas, cela servait à réaffirmer des choses que l’on soupçonnait. Mais quand tu parles à ces jeunes, qui n’ont pas vécu cette période, ou plus, qui n’étaient même pas nés, je les vois…. Bien sûr, quand je suis en train de parler à la télévision, je ne les vois pas, parfois je participe à des tables rondes et je vois quelle est la réaction. Des gens très jeunes… qui restent… quand ils écoutent quelqu’un parler sur la vie dans un camp, et ce genre de choses, qui restent sous l’impact. Bien plus bouleversés qu’à l’époque » (Mario Villani). 309 De cette manière, comme le constate Annette Wieviorka en relation aux témoignages des survivants de la Shoah, au cours de cette étape le témoignage est davantage appelé à accomplir le « devoir de mémoire » qu’à certifier la réalité des faits : « Au témoignage spontané, à celui sollicité pour les besoins de la justice, a succédé l’impératif social de mémoire. Le survivant se doit d’honorer un ‘devoir de mémoire’ auquel il ne peut moralement se dérober »474. « Le jour d’après » Diffusé le 15 décembre 1999 sur la chaîne 13, le documentaire « Le jour d’après » est présenté comme une continuation de « ESMA : le jour du procès ». Il s’agit, de fait, du deuxième documentaire utilisant des images du procès produit par la journaliste Magdalena Ruiz Guiñazú. Ce documentaire configure une scène de la mémoire intéressante pour analyser la valeur du témoignage dans la mesure où les témoins du procès en sont les acteurs principaux : ils n’interviennent pas dans l’émission pour illustrer des faits spécifiques mais pour raconter leurs histoires et apporter, à travers elles, un récit sur les faits survenus sous la dictature, au procès et dans les années suivantes. Pour cette raison, dans ce documentaire télévisé nous pouvons analyser la valeur du témoignage et sa relation avec la télévision en tant que scène de la mémoire. Il convient de réaliser une confrontation entre ce documentaire et l’émission « Nunca Más » en ce qu’elle fut la première instance où les témoignages des victimes ont été montrés au petit écran. L’idée n’est pas de faire une simple comparaison de ces scènes, si différentes l’une de l’autre, mais d’examiner la valeur qu’acquiert le témoignage des survivants dans l’une et l’autre scène et aussi de détecter les manières d’y représenter la disparition forcée. Une analyse du documentaire « Le jour d’après » nous montre que la sélection et la mise en scène des témoignages que l’on avait produites à l’origine dans un espace institutionnel en tous points différents (le procès des anciens 474 WIEVIORKA A., L’ère du témoin, op. cit., p. 160. 310 commandants) se réalise sur la base de logiques et de langages propres à la télévision commerciale. Cette émission ne vise pas, comme c’était le cas du « Nunca Más », à dévoiler quelque chose qui avait été caché –et par conséquent à légitimer socialement le récit sur les faits– mais à atteindre un large public, en particulier les jeunes n’ayant pas de souvenirs personnels de la dictature. En poursuivant ce but, on met en jeu des procédés nouveaux attribuant à leur tour des nouveaux sens à l’expérience passée. « Le jour d’après » est construit sur la base des récits de six témoins que l’on montre, de manière alternée, lors du procès de 1985 et dans « l’actualité » (1999). Il s’agit de cinq survivants des centres clandestins de détention (Guillermo Fernández, Claudio Tamburrini, Osvaldo Acosta, Susana Sastre et Jacobo Timerman) et d’un sixième témoignage émanant de María Verónica Lara, fille d’une femme disparue. A la différence de la sélection retenue pour l’émission « Nunca Más », ces personnes ne représentent pas l’univers des victimes, pas même celui des témoins du procès, il s’agit de personnages intervenant en guise d’« accroche » dont les histoires sont susceptibles d’attirer le public : un journaliste célèbre (Jacobo Timerman) ; le témoin le plus jeune du procès, âgée de 16 ans lors de sa déclaration (María Verónica Lara) ; deux hommes qui ont réussi à s’évader du centre clandestin Mansión Seré (Guillermo Fernández et Claudio Tamburrini) en sont des exemples. La sélection des témoignages illustre aussi le déplacement qui se produit, au cours des quinze années écoulées depuis le « Nunca Más », quant aux personnages capables de symboliser les victimes de la répression. En effet, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, au début de l’ouverture démocratique la figure des mères et des grands-mères regroupées en association était alors centrale pour représenter ceux qui luttaient pour la vérité et la justice, cherchant leurs enfants et dénonçant les crimes : sur les huit témoins intervenant dans l’émission « Nunca Más », quatre étaient des mères et des grands-mères (voir supra, Première partie, chapitre 2). En 1999, le poids de ce symbole a été transféré à la génération suivante, celle des enfants de disparus. En partie, du fait 311 du renouvellement des générations. En partie, du fait du poids croissant de l’association H.I.J.O.S. dans la tâche consistant à demander justice et à dénoncer les bourreaux impunis. Dans le documentaire « Le jour d’après » la seule personne qui témoigne en qualité de parent et non de survivante, c’est María Verónica Lara, fille d’une femme disparue. La mise en scène de cette émission indique l’intervention des langages et des formats de la télévision commerciale dans la présentation et l’élaboration des récits sur la répression. Avec les recours expressifs du spectacle médiatique, on crée un produit « accrocheur » pour le public massif. En premier lieu, à la différence de la mise en scène du « Nunca Más », le montage des témoignages cherche l’agilité du rythme et un récit « efficace » offrant le maximum d’informations et d’émotion dans un temps minimum. En deuxième lieu, les témoignages du procès sont « ancrés » dans l’actualité. Les témoins sont invités à parler dans le présent. Les témoignages se produisent ainsi en deux temps : 1985 et 1999. A la différence des images enregistrées pendant le procès où ceux qui parlaient étaient de dos, les témoignages filmés en 1999 montrent les témoins devant les caméras, encadrés par des gros plans, en particulier lorsque leurs visages reflètent une émotion intense (par exemple, à de nombreuses reprises ils apparaissent les larmes aux yeux). Le caractère dramatique est accentué par l’usage de la caméra lente et l’introduction de morceaux musicaux pour lier les témoignages. Dans cette mise en scène (comme dans celle de l’émission « ESMA : le jour du procès »), on assiste à une intensification des émotions : les émotions ne sont pas un obstacle pour la crédibilité du témoignage dans l’espace public, comme ce fut le cas dans l’émission « Nunca Más », mais un véhicule pour la narration. En troisième lieu, puisque la mise en scène télévisuelle ne tolère pas les répétitions qu’il s’agisse des images ou de l’information, il se produit une fragmentation et une recomposition des témoignages. Les témoignages du procès, comme ceux réalisés en 1999, se désagrègent puis se recomposent. La figure d’un puzzle, fait avec les photos actuelles des témoins, est utilisée comme générique (voir Annexe V : image 14) et c’est en quelque sorte l’image qui synthétise ce que 312 l’émission fait en mettant en scène les témoignages : déconstruire une figure puis la recomposer à partir de ses fragments. De cette manière, chaque récit est énoncé par une pluralité de voix : celle du même témoin avant et après ; celles de divers témoins racontant une histoire fort semblable. Ainsi, les récits de Claudio Tamburrini et de Guillermo Fernández, à propos de leur évasion du centre clandestin Mansión Seré, se raccordent en un seul récit dans lequel leurs voix à chaque moment (1985 et 1999) suivent un même fil conducteur comme s’il s’agissait d’un seul témoignage. Cette unification des voix provoque l’idée d’une perte de diversité des points de vue, condition nécessaire pour que, dans le cadre du procès, les témoignages puissent être confrontés. D’un autre côté, l’unification de voix retire toute valeur performative aux témoignages, puisque le témoignage constitue précisément « la singularité unique de l’acte de parole, caractérisé par le fait que, comme dans le serment, personne d’autre ne peut l’accomplir »475. Au procès, les témoins étaient considérés un par un et si leurs témoignages étaient mis en relation ce n’était qu’à travers l’interprétation (ou l’intervention) des autres acteurs : le procureur, les avocats défenseurs, les juges. Dans le documentaire, au contraire, le montage des divers témoignages, clivé qu’il est en des temps divers, génère une narration plus attrayante mais dépourvue de valeur performative. Comme dans le cas du « repentir » de Scilingo n’en finissant pas de se concrétiser, les témoignages judiciaires perdent leur valeur performative dans leur transit par la télévision. Ce mécanisme révèle que, en 1999, il n’est plus nécessaire de légitimer le récit des survivants en le confrontant à d’autres points de vue ni de prouver ce qu’ils disent. Néanmoins, les histoires personnelles perdent leur singularité. Dans le transit à la télévision, les témoignages gagnent en impact émotionnel au prix d’une perte d’intelligibilité des faits vécus par chaque témoin. 475 FELMAN S., op. cit., p. 58. 313 Ce que racontent les témoins Dans l’émission télévisée tout se passe comme si on appliquait un zoom énorme sur les témoignages : non pas seulement au niveau de l’image (par l’usage permanent de plans rapprochés ou des gros plans) mais aussi au niveau du contenu des récits. Il n’y a plus de description du système répressif, comme lors du procès 476 ou de l’émission « Nunca Mas » ; l’histoire est racontée à travers des anecdotes et des détails qui, selon les termes de Magdalena Ruiz Guiñazú, permettent de percevoir « la folie et l’horreur ». Dans cette espèce de recueil anecdotique de l’épouvante une femme raconte notamment que dans le centre clandestin La Perla, dans la province de Córdoba, les militaires avaient capturé un perroquet au cours d’une mission et lui avaient attribué un numéro comme s’il s’était agi d’un prisonnier de plus. Un autre survivant, avocat de profession, raconte qu’on lui avait assigné la mission d’enquêter sur une dispute entre des membres des groupes des tâches spéciales, l’érigeant –selon ses mots– en « juge d’instruction de mes propres geôliers ». Le récit des deux survivants racontant leur évasion de Mansión Seré est présenté sous le format d’un récit d’aventures. La description est axée sur l’évasion et non sur ce qu’ils ont vécu au sein du centre clandestin. Si on considère le documentaire dans sa totalité, ces anecdotes situent le crime de la disparition forcée dans un terrain plus proche de la fiction et de la folie que de l’explication, en vertu de quoi on perd de vue l’idée d’une violence engendrée par le terrorisme d’Etat, appliquée rationnellement dans le cadre d’un système. Par ailleurs, dans cette mise en scène, le témoignage acquiert une valeur « édifiante ». A quatorze ans du procès, les survivants non seulement témoignent de ce qu’ils ont vécu dans les centres clandestins de détention mais racontent aussi ce que cela a été pour eux que de témoigner au procès. Ils sont des témoins au et du procès. C’est pourquoi leur récit est en même temps une narration sur ce qui s’est passé sous la dictature et une réflexion sur ce qui s’est passé après. 476 Il faut préciser que bien que chaque témoignage ne raconte pas dans le détail en quoi consistait le système répressif, l’ensemble du dispositif du procès avait vocation à produire un tel récit. 314 On remarque que dans ces témoignages –tel que le documentaire les présente– on ne met pas l’accent sur ce qui n’a jamais été résolu par la Justice (c’est-à-dire sur les crimes qui restent impunis depuis lors) mais sur l’importance de la cérémonie de 1985. Ainsi, l’usage des deux temps sert à souligner une leçon : la vie continue. La « morale » de l’histoire devient explicite à la fin du documentaire quand Claudio Tamburrini, ancien joueur de football et survivant de la Mansión Seré, affirme devant la caméra : « J’ai ri le dernier. Et j’ai rejoué au football ». Les témoignages deviennent ainsi des histoires édifiantes dans lesquelles la vie, et non plus la mort, est triomphante. Ce sont des témoignages de la survie plus que de la disparition. Cette sorte de « fin heureuse » exalte la survie des témoins mais fait silence sur l’ampleur des crimes commis en Argentine, où la condition de survivant est une exception et non une règle du système qui a fait disparaître. Comme dans le cas des histoires des survivants de la Shoah présentées sous des formats médiatiques, les nouveaux sens qui sont générés par cette mise en scène finissent par produire un certain optimisme. « C’est donc l’optimisme qui triomphe, comme il triomphe dans Holocauste ou dans La liste de Schindler. Car la fin de l’histoire du génocide ne doit pas être désespérante. Elle doit être racontée de façon à sauver l’idée de l’homme »477. Peut-être que ces témoignages de la survie, comme les mécanismes d’amortissement, ont vocation à rendre tolérable un récit qui serait proprement insupportable autrement. Peut-être ce récit ainsi élaboré rend-il plus compréhensibles pour les nouvelles générations les leçons liées à la résistance et à la lutte pour aller de l’avant, même si les profondes marques laissées par la disparition forcée dans la société argentine sont plus difficilement repérables à travers des formats comme celui-ci. 477 WIEVIORKA A., L’ère du témoin, op. cit., p. 157. 315 III - Les “enfants”478 comme symbole, comme accroche, comme thème H.I.J.O.S., enfants et petits-enfants Un thème spécifique que nous voudrions analyser maintenant c’est la construction de la figure des enfants de disparus dans ces documentaires télévisés : comment cette figure est-elle construite ? De quelle manière les enfants sont-ils présentés comme symbole de la disparition et leur accorde-t-on une valeur comparable à celle que dans les années 1980 on accordait à la figure des « mères » ? Ce que nous allons analyser ce n’est pas la place des enfants de disparus dans la société argentine mais le processus de construction de leur figure et la fonction qu’elle a dans les documentaires analysés : que symbolise-t-elle ? Quels sont les recours mobilisés pour la montrer ? Dans l’étape que nous analysons, la figure des enfants de disparus condense des problèmes, des symboles et des attentes en relation à l’évocation de la dictature et elle représente d’une manière renouvelée la disparition. Nous allons caractériser l’usage de la figure des enfants de disparus dans les documentaires déjà analysés utilisant des images du procès (« ESMA : le jour du procès » et « Le jour d’après ») et un troisième documentaire issu du cycle Punto Doc : « Hijos.Doc »479. Dans les émissions télévisées analysées, la figure des enfants de disparus comprend trois groupes qui ne sont pas toujours différenciés ou spécifiés dans les représentations médiatiques. En premier lieu, il y a le vaste ensemble des enfants de disparus, définis comme tels par leurs liens de parenté. Dans certains cas, l’un des seuls parents a disparu ; dans d’autres, ce sont les deux. 478 Parce qu’en français le mot « enfant » désigne un lien de parenté (« hijos », en espagnol) tout en étant synonyme de « peu âgé » ou de « mineur » (« niños », en espagnol), il nous semble important de souligner, pour éviter toute confusion, que c’est le premier sens qui prime ici. Les « enfants » en question sont dans la plupart des cas des adultes lorsqu’ils interviennent dans les émissions que nous allons analyser maintenant : ils sont les fils et filles de personnes disparues. 479 La richesse expressive de ce documentaire est telle, qu’une analyse de la production complète déborderait le cadre de cette étude. Notre analyse tente seulement d’examiner les traits que l’on souligne pour élaborer la figure des enfants de disparus au cours de cette production audiovisuelle. 316 En deuxième lieu, il y a les militants de H.I.J.O.S. L’association ne réunit pas seulement les enfants de disparus, mais aussi trois autres groupes : celui des enfants d’exilés, ceux de tués pour des raisons politiques et ceux d’anciens prisonniers politiques. Il importe de signaler que, au sein de l’ensemble des enfants de disparus, ceux qui appartiennent à H.I.J.O.S. sont un groupe bien spécifique dont les membres ont pris la décision de militer pour diverses raisons. Pour diverses raisons, d’autres enfants de disparus ont également pris la décision de ne pas participer aux activités de H.I.J.O.S.480. Enfin, il y a des petits-enfants (des nietos) recherchés –et très souvent retrouvés– par les Grands-mères de la Place de Mai. Les jeunes enfants dont les photographies apparaissaient sur les pancartes des Grands-mères au début de l’ouverture démocratique (voir Annexe V : image 15) sont maintenant des jeunes gens et ils prennent des positions sur leur propre histoire. Ces enfants de disparus ont une histoire singulière, au sein d’un ensemble plus large, marquée par l’enlèvement, la tromperie sur leurs origines, l’occultation de leur identité et, bien des fois, la restitution de leur identité et du lien avec leur famille de sang (restitution qui plus d’une fois s’est révélée problématique et que tous les petitsenfants retrouvés n’ont pas acceptée481). Ces trois versants, mettant en cause un ensemble hétérogène de personnes aux histoires et aux préoccupations diverses, sont souvent montrés comme un ensemble homogène et c’est cet ensemble que les médias ont dans leur ligne de mire quand ils présentent les « enfants ». Dans l’étape que nous sommes en train d’analyser, la figure des « enfants »482 acquiert une représentativité et elle est mobilisée pour donner des nouveaux sens à l’expérience de la disparition forcée. Parmi les éléments contribuant à doter cette figure d’un caractère central, nous pouvons signaler les suivants : 480 Voir BONALDI P. D., op. cit. Les cas de Mariana Zaffaroni et des jumeaux Reggiardo-Tolosa (qui une fois « reconnus » par les Grands-mères n’ont pas voulu retrouver leur famille biologique et ont maintenu le lien avec la famille qui se les était appropriés) ont été les plus retentissants dans les médias. Pour des détails et des témoignages sur les cas des enfants volés, voir NOSIGLIA Julio E., Botín de guerra, Buenos Aires, Página/12 et Abuelas de Plaza de Mayo, 1988. 482 Nous utilisons les guillemets pour signaler que nous faisons référence à une catégorie élaborée par les médias et non à un groupe social que nous aurions nous-mêmes observé. 481 317 1.- Au cours de la période considérée, on assiste à une grande visibilité et à une forte légitimité des Grands-mères de la Place de Mai. Le travail de l’association est largement diffusé par les médias, en particulier sur deux aspects. D’un côté, la « campagne » des Grands-mères destinée à récupérer les enfants volés. Leur travail n’est plus dirigé, au moyen de photos d’enfants, à la population en général pour qu’elle apporte sont concours à la quête des bébés, mais aux petits-enfants eux-mêmes, désormais devenus des jeunes gens. Le message que les Grands-mères adressent aux jeunes qui ont un doute sur leur identité c’est qu’ils prennent contact avec cette association et qu’ils s’informent sur leur véritable famille483. Grands-mères de la Place de Mai est l’association des droits de l’homme ayant la plus forte présence dans les médias et développe une claire politique de diffusion incluant des spots à la télévision, entre autres supports. De fait, l’usage que Grands-mères de Place de Mai fait des médias est novateur en relation à celui des autres associations des droits de l’homme durant ces dernières années. D’un autre côté, sa visibilité est également due à la restitution effective d’un certain nombre de petits-enfants retrouvés – plusieurs cas durant la période étudiée484. Cela n’a pas été facile pour les Grands-mères de faire admettre dans la société l’idée que pour un enfant volé le fait de récupérer son identité est un droit. Plusieurs voix se sont élevées accusant les Grands-mères de vouloir « violenter » ces enfants en leur révélant que la famille censée être la leur était en réalité au mieux ignorante au pire complice du crime ayant provoqué la disparition de leurs vrais parents. Le message véhiculé par les Grands-mères est que la récupération de l’identité et des liens familiaux brisés par la répression (où le petit-fils ou fille 483 En 1993, les Grands-mères de la Place de Mai ont réussi à créer la Commission nationale du droit à l’identité, dépendant du Sous-secrétariat des droits de l’homme. Les jeunes ayant des doutes sur leur identité peuvent s’y rendre pour croiser leurs données génétiques avec les informations consignées dans la base de données des familles ayant dénoncé des disparitions. 484 La manière dont le cas des petits-enfants récupérant leur identité a été traité par les médias a progressivement évoluée au long de la période étudiée. En 1995, lorsque le thème fait irruption sur la scène médiatique, quelques journaux télévisés montrent sur un mode sensationnaliste les scènes de retrouvailles entre les petits-enfants et leur famille biologique. Suite à quoi, les Grands-mères ont opté pour un haut degré de confidentialité eu égard au travail d’identification, de manière à protéger l’intimité des personnes concernées. Ces dernières années, les informations sur les petitsenfants qui ont récupéré leur identité paraissent dans les journaux mais sans photos ; et on ne les voit pas davantage dans les journaux télévisés. 318 récupère son histoire et son lien avec grands-parents, frères et sœurs, oncles et tantes.... qu’il n’a pas connus étant enfant) implique une réussite et d’une certaine façon une compensation en relation à la cruauté du système qui a fait disparaître. Les Grands-mères définissent les enfants volés comme étant « les seuls disparus vivants ». Le message qu’elles transmettent soutient ainsi jusqu’à un certain point que ce système est encore d’actualité et qu’il faut faire quelque chose pour contrer ses effets. 2.- Dans ce sens, le vol ou l’ « appropriation » de bébés nés en détention ou enlevés avec leurs parents est montrée au cours de cette étape comme le point extrême de la cruauté de la disparition en tant que système. Ces enfants, enlevés alors qu’ils étaient totalement vulnérables, ont été privés de leur identité, de leur famille et de leur histoire. La prétention des militaires de transformer la société à un point tel qu’il ne puisse subsister aucune trace des disparus et des motifs que d’aucuns ont eu pour les faire disparaître (c’est-à-dire, la notion de disparition forcée en tant que dispositif d’effacement), devient évidente chez ces jeunes ignorant la vérité sur leurs origines. Dans cette étape, la notion de disparition à la télévision inclut cette idée avec plus de force que l’expérience de la détention et de la torture ou de la disparition des corps. 3.- Par ailleurs, la réouverture des procès pour vol de mineurs, enfants de parents disparus, qui conduit de nouveau en prison des anciens hauts responsables militaires tels que Videla et Massera (voir supra, Troisième partie, chapitre 1) donne à cette procédure judiciaire une valeur symbolique puisqu’elle conduit au châtiment des militaires. Il s’agit, de fait, des seuls procès susceptibles de limiter l’impunité des agents de la répression. 4.- La figure des « enfants », même de ceux qui n’ont pas fait l’objet d’un vol, condense également d’une manière extrême le drame de la disparition, puisque très tôt dans leur vie, ils ont été confrontés à l’incertitude sur le sort de leurs parents, à la quête et à l’attente et, en conséquence, à la difficulté d’élaborer la perte et de faire le deuil. 4.- La création de H.I.J.O.S. est un autre élément contribuant à faire en sorte que la figure des « enfants » se transforme en symbole de la disparition. Ces 319 jeunes, nés ou étant très jeunes sous la dictature, ont aujourd’hui à peu près le même âge que celui de leurs parents au moment de leur disparition485. Ils sont devenus des nouveaux sujets politiques. En tant que tels, ils demandent justice et apportent sur l’arène politique des requêtes et des questions nouvelles. « Ils voulaient raconter leur histoire, leur vision des faits. La souffrance qu’ils ont vécue dans le passé à cause de l’absence de leurs parents leur donnait le droit d’exiger, de réclamer. Elle leur donnait une légitimité pour occuper une place sur la scène publique »486. L’association H.I.J.O.S. atteint très vite une reconnaissance sociale et une importante légitimité. Dans une grande mesure, ceci est dû au fait qu’ils « ont emprunté un chemin déjà ouvert avec bien plus de sacrifices par d’autres associations de familles des victimes de la répression »487. Mais c’est dû également à la modalité de dénonciation des agents de la répression que H.I.J.O.S adopte, les escraches, lesquels leur donne une forte présence dans les médias (voir supra, Troisième partie, chapitre 1). 5.- La disparition forcée se révèle comme un type de crime qui produit des effets et des dommages à long terme, de telle manière que les enfants de disparus (et en particulier ceux qui ont été volés par des familles de militaires) portent les traces de la violence exercée à l’encontre de leurs parents, bien des années après les événements. Ceci veut dire que cette nouvelle génération n’est pas seulement héritière de ce que les parents ont souffert mais partie prenante des faits : victime, elle aussi, du système répressif. Les « enfants » à l’écran Dans l’étape que nous analysons, la figure des « enfants » s’installe à l’écran de télévision comme une présence permanente et prend place dans des émissions et des genres télévisuels divers. Nous n’allons pas procéder à un suivi exhaustif de 485 60% des disparus avaient entre 21 et 30 ans (CONADEP, op. cit., p. 294). BONALDI P. D., op. cit. Souligné par l’auteur. 487 Ibid. 486 320 cette présence, mais seulement dégager quelques lignes pour souligner l’importance qu’acquiert la figure des enfants de disparus dans la représentation télévisuelle. Il faut préciser que la présence des enfants de disparus sur les écrans argentins ne se limite pas à l’espace télévisuel. Il existe aussi dans le cinéma documentaire plusieurs longs-métrages abordant la question selon divers angles de vue. Parmi les films produits ces dernières années : Botín de Guerra (Blaustein, 1999), portant sur les petits-enfants volés ; (h) Historias Cotidianas (Habegger, 2000), consacré aux histoires de vie de plusieurs enfants de disparus ; Hijos, el alma en dos (Guarini et Céspedes, 2002), sur l’association H.I.J.O.S. Plus récemment, le thème a également été traité par le cinéma de fiction avec Hijos (Bechis, 2002). Concernant la télévision, au-delà des « affaires » surgies durant cette étape et qui s’installent sur l’agenda médiatique de l’actualité et concernent des enfants de disparus488, il importe de présenter brièvement quels sont les cadres marquant l’apparition de cette figure durant la période étudiée. a) H.I.J.O.S. dans les émissions journalistiques d’opinion La création de H.I.J.O.S., en 1995, se donne à un moment où beaucoup d’anciens agents de la répression se rendent dans des émissions journalistiques d’opinion pour participer à des tables de « débat » et faire des déclarations sur leur participation aux crimes de la dictature (voir supra, Troisième partie, chapitre 2). La « présentation en société » de H.I.J.O.S. a lieu dans ce contexte. Dans une des émissions de Hora Clave (4/5/95), la présidente de l’association Mères de la Place de Mai, Hebe de Bonafini, est accompagnée par l’un des membres de H.I.J.O.S., Lucía. Cette jeune femme prend la parole au cours de l’émission et en précisant sa position au sujet de la « réconciliation » posé par le présentateur (voir supra), elle profite de l’occasion pour présenter l’association : « On ne m’a pas demandé mon avis sur le sujet (...) si je veux me réconcilier avec les assassins et les tortionnaires (...) de mes parents, et je veux que ce soit bien clair que, en ce 488 Entre autres affaires ayant eu une grande répercussion dans les médias : la détention de Videla et de Massera en 1998 pour vol de mineurs (voir supra, chapitre 1), la restitution de petits-enfants à divers moments, la participation de H.I.J.O.S. à la commémoration du vingtième anniversaire du coup d’Etat en 1996. 321 qui me concerne, il m’est impossible de me réconcilier parce que ce serait accepter que la torture est une méthode que l’on peut utiliser dans certains cas et je ne suis pas disposée à le faire, loin de là. Je n’accorde pas mon pardon. On demande le jugement et le châtiment. Il ne s’agit pas de moi toute seule. Nous sommes beaucoup de jeunes de tout le pays à nous organiser sous le nom de H.I.J.O.S. et je demande à tous les jeunes qui sont dans la même situation de venir nous voir » (Hora Clave, 4/5/95. Nous soulignons). Dans les années suivantes, les membres de H.I.J.O.S. sont invités à de nombreuses reprises à participer à des émissions journalistiques d’opinion et à des talk shows dans lesquels on invite aussi des anciens agents de la répression. Dans beaucoup de cas, les membres de H.I.J.O.S. refusent d’y participer. Ainsi, au cours de l’année 1997, ils sont invités à trois reprises au talk show présenté par Mauro Viale pour « débattre » avec le tortionnaire Julio Simón. Les membres de H.I.J.O.S. refusent l’invitation en disant : « Non, nous n’acceptons pas de nous asseoir avec ces gens comme si la différence entre nous était de l’ordre de l’opinion. La vraie différence entre nous c’est qu’ils sont des délinquants, il n’y a rien à discuter avec un tortionnaire »489. La présence des membres de H.I.J.O.S. dans d’autres émissions télévisées provoque des conflits au sein de l’association490. Ainsi, quand certains se rendent à Hora Clave, en septembre 1999 et accusent Grondona d’avoir collaboré avec la dictature (Página/12, 2/10/99). Au-delà de ces incidents, leur présence dans des émissions journalistiques de la télévision donne à H.I.J.O.S. une visibilité marquée et ils occupent cette place comme des voix légitimées pour se référer aux faits du passé. b) Les escraches dans les journaux télévisés H.I.J.O.S. devient visible également à travers les escraches. Ce nouveau type de manifestation, créé par les membres de ce groupe, devient un événement que les médias cherchent à couvrir et qui se révèle attrayant du point de vue visuel. Dans l’argot de Buenos Aires (lunfardo), le verbe « escrachar » veut dire mettre quelqu’un en évidence, le montrer aux autres parce que celui-là a fait 489 490 Página/12, 10/9/97. Voir BONALDI P. D., op. cit. 322 quelque chose de mal491. Le escrache a pour objectif de signaler à la population les impunis (les agents de la répression ayant échappé donc au châtiment judiciaire) de manière à ce qu’ils subissent un châtiment social et moral. Les escraches commencent à la fin de l’année 1997 et acquièrent une franche visibilité tout au long de l’année 1998. Le mot d’ordre de H.I.J.O.S. est : « s’il n’y pas de justice, il y a du escrache » (« si no hay justicia hay escrache »). Le escrache consiste à faire une manifestation en se rendant au domicile ou sur le lieu de travail d’un ancien agent de la répression. Il peut s’agir d’une figure connue publiquement et emblématique de la répression (comme Videla, Massera ou Suárez Masson), ou d’individus inconnus. Tous ceux-là sont escrachés de manière à ce que les voisins sachent où ils vivent, où ils travaillent. H.I.J.O.S. s’occupe de désigner le lieu et d’informer les voisins, de la manière la plus détaillée possible, sur le passé de la personne en question. Les escraches incluent une série d’éléments nouveaux en relation à ce qu’est la manifestation politique en Argentine. « [H.I.J.O.S.] dispose d’un arsenal composé par : de la peinture rouge (qui symbolise le sang), des œufs, généralement pourris, des cantiques et même une très courte pièce de théâtre, pour informer les voisins de la rue sur qui est celui qui vit dans le quartier »492. La participation de groupes d’art politique ou de rue est mise à contribution pour inclure ces éléments novateurs dont des « signalisations », semblables à celles qu’on peut trouver sur la voie publique, qui informent sur la localisation de l’agent de la répression. On trouve ainsi des inscriptions de ce type : « Attention, assassin en liberté à 200 mètres ». Ce répertoire d’action inclut également des chants, des murgas (défilé, cortège de danseurs et de musiciens ambulants), des danses et des pièces de théâtre. « A la présence incontournable des murgas sont venus s’ajouter de grands pantins fabriqués pour l’occasion, des personnes déguisées, des jongleurs, des lance-flammes, tous autant qu’ils étaient apportaient à la mobilisation un esprit de cirque ou joyeux qu’elle n’avait jamais eu. La création de ce climat ne relevait pas du hasard mais du choix (...) de 491 Escrachar : photographier (1), donner des coups, rosser (2). Escracho : photographie du visage (NDT : du type « wanted », recherché par les autorités). Source : GOBELLO José, Diccionario lunfardo y de otros términos antiguos y modernos usuales en Buenos Aires, Buenos Aires, A. Peña Lillo, Editor S.A., 1977. 492 Página/12, 26/06/1998. 323 faire fuir le fantôme de la douleur. Le défilé devait servir à exprimer de la gaieté, de la satisfaction ou peut-être de la colère et de la rage, mais jamais de la douleur ou de la tristesse. Très précisément, ils voulaient rompre avec cette image qui associe les familles des disparus aux pleurs, à la tristesse ou à la douleur »493. La richesse expressive des escraches en fait un matériel valorisé par les journaux télévisés, comme le soutien ce producteur : « A une époque, les escraches apparaissaient [dans le journal télévisé] parce qu’ils étaient très voyants et les types qui faisaient des murgas et peignaient la façade de la maison des militaires étaient visuellement très attrayants. On les couvrait pour cela : un escrache fait au général un tel. On n’expliquait pas qui était le général en question, loin de là et on cherchait à obtenir des images montrant bien évidence la façade peinturlurée ou un policier tout aussi peinturluré à la bombe aérosol. C’était ça le profil du reportage » (Federico Rivas Molina494). Par ailleurs, quelques escraches sont réprimés par la police et accèdent à la télévision en qualité d’« incidents » plutôt que comme « manifestations » en ellesmêmes. De plus, les membres de H.I.J.O.S., conscients de l’énorme capacité de diffusion de la télévision commencent à préparer les escraches pour qu’ils soient diffusés par les journaux télévisés et les appellent même des « escraches médiatiques ». « Le boom médiatique des escraches se produit en 1998. Les émissions d’information commencent alors à les diffuser en direct et contribuent d’une certaine manière à produire le phénomène des ‘escraches médiatiques’, au point que les organisateurs eux-mêmes prennent en compte des éléments tels que l’horaire du défilé, de manière à ce qu’il corresponde à celui de l’édition centrale du journal télévisé et s’assurer ainsi de sa diffusion en direct. En règle générale, ces escraches médiatiques ont lieu en semaine, le soir et on choisit les agents de la répression vivant plutôt au centre ville. En plus des feuilles volantes et des autocollants habituels, H.I.J.O.S. veille à inviter tous les médias journalistiques pour couvrir l’événement »495. Cette nouvelle manifestation finit par acquérir un rôle symbolique semblable à celui des rondes des mères sous la dictature. 493 BONALDI P. D., op. cit. Producteur du journal télévisé de la chaîne 9. Entretien réalisé le 10 mars 2001. 495 BONALDI P. D., op. cit. 494 324 Dans les années suivantes, d’autres acteurs reprendront cette manière de manifester pour faire autre chose en faisant des escraches des personnages divers en signe de répudiation publique. La base sur laquelle H.I.J.O.S. réalisait les escraches (à savoir : des procès non résolus par la Justice et des acteurs de la répression inconnus de leur entourage) se dilue du fait de cette omniprésence du escrache dans la vie politique argentine. c) Les « enfants » dans les fictions télévisées La figure des « enfants » condense bien d’autres thématiques typiques de la fiction télévisuelle et du mélodrame. Lors de la rénovation du genre feuilleton télévisé à la fin des années 1990 sur l’écran argentin496, plusieurs émissions de fiction, éloignées des questions politiques, incluent certains topiques liés à des thèmes « engagés ». Après 1995, l’un de ces thèmes est la question de la répression dictatoriale et en particulier la question des disparus. La figure que l’on choisit pour symboliser ce problème est, dans beaucoup de cas, celle de l’enfant de disparus. Un thème traditionnel du feuilleton, celui de l’enfant illégitime et de la découverte de son identité (l’adulte qui découvre par hasard que ses parents n’étaient pas ceux qu’il croyait) se transforme à un point tel que le personnage en question est maintenant un fils dont les parents ont disparu. Le seul exemple que nous allons donner est celui de la fiction télévisée « Primicias », diffusée dans la tranche horaire de 22 heures sur la chaîne 13 tout au long de l’année 2000. Trois épisodes ont ainsi fait place à l’histoire d’un fils de disparus. L’un des personnages centraux qui, jusque-là, ne faisait aucune mention à sa condition d’enfant, devenait soudain le fils d’une femme disparue. L’histoire se précipitait par l’arrivée à Buenos Aires d’une femme exilée en Espagne qui cherchait son petit-fils que l’on présumait volé. L’actrice qui a joué ce rôle fut Norma Aleandro (actrice principale du film de fiction La historia oficial réalisé en 1985), ce qui était un clin d’œil au spectateur et les références inter-textuelles se multipliaient. Tout au long des trois épisodes, on assiste ainsi à la rencontre entre le personnage de « Primicias » (Fernando) et de cette femme (Elsa) et ensuite l’histoire se dénoue rapidement : 496 Voir ULANOVSKY C., ITKIN S. et SIRVEN P., op. cit. 325 « Pour un caprice que la trame a rapidement résolu, Elsa et Fernando n’ont pas été ceux qu’ils s’attendaient à être. Une hypothétique association de ‘Grands-mères’ croise les quelques données de l’une et de l’autre et parvient à la triste conclusion. ‘Ta mère est morte en 1981... C’est tout ce que nous avons réussi à établir’, disent-elles à Fernando »497. Au-delà de l’analyse que l’on peut faire sur le mode (superficiel ou non) par lequel on introduit cette figure dans les émissions télévisées de fiction, ce qu’il importe de souligner c’est que cette inclusion révèle le caractère symbolique que la figure des « enfants » acquiert, durant cette étape, dans la représentation télévisuelle. La simple inclusion d’un « enfant » semble être suffisante pour faire allusion à l’expérience complexe de la disparition forcée et aux traces et aux questions ouvertes qu’elle laisse dans la société argentine. Les « enfants » comme accroche Ce caractère symbolique des « enfants » se révèle également dans la manière dont cette figure est inclue dans des émissions télévisées ayant pour thème central la question de la répression dictatoriale. Dans les deux documentaires déjà analysés, « ESMA : le jour du procès » et « Le jour d’après », l’image des enfants de disparus est introduite avec deux fonctions très claires : amener le thème vers l’actualité et utiliser les enfants comme « accroche » destinée aux téléspectateurs jeunes. Le producteur et scénariste des deux documentaires, Walter Goobar, explique cette double fonction concernant « ESMA : le jour du procès » : « Pendant le travail de montage et en essayant de répondre à la question du comment nous amenons ceci vers l’actualité, nous nous sommes dit : nous devons trouver un enfant qui soit né à l’ESMA, voilà ce qui donne un ancrage dans l’actualité. C’est comme ça que nous nous sommes mis sur les traces du cas du jeune Hueravillo (...) ». « En optant pour ce point de commencement, le point d’ancrage du documentaire et ce d’autant plus qu’il s’agissait d’un des thèmes d’actualité, ce qu’a démontré la réalité parce que, quelque temps plus tard, Massera a été mis en prison pour cela. Nous démarrons avec 497 IRIBARREN María, « Escenas de una búsqueda que no tiene fin », Clarín, 8 octobre 2000, p. 5. 326 le thème du vol d’enfants... Parce que Emiliano est celui qui fait que les jeunes du même âge peuvent accrocher au thème » (Walter Goobar. Nous soulignons). La manière dont la figure d’Emiliano Hueravillo représente un « ancrage » a été analysée plus haut. L’inclusion d’Emiliano comme « accroche » est évidente dans la structure même du documentaire : l’histoire d’Emiliano n’est inclue que dans le premier « bloc » de l’émission. A partir du deuxième « bloc », le documentaire laisse de côté son personnage et ne revient pas sur son histoire. On introduit alors l’histoire de l’ESMA et des témoignages du procès. Par ailleurs, la figure d’Emiliano acquiert une valeur symbolique dans la confrontation des emblèmes présentés dans le documentaire : l’ESMA et l’image de Massera. Ceci renforce sa valeur émotive et aide à construire la tension dramatique. Dans l’image, la figure de l’« enfant » est mise en relation avec ces deux emblèmes : dans la première scène du documentaire, Emiliano apparaît devant l’ESMA ; ensuite, il apparaît face à l’image de Massera dans une séquence où la présentatrice est en train d’interviewer Emiliano Hueravillo devant un écran de télévision. Quand le visage de Massera apparaît en premier plan (voir Annexe V : image 16), la journaliste demande : « Quand tu vois ce monsieur, quand tu vois Massera, qu’est-ce que tu ressens ? ». En opposant bourreau et victime dans un antagonisme facilement identifiable et en donnant à ces deux personnages la valeur de condenser ces deux univers (celui des bourreaux et celui des victimes), l’image parvient à construire une claire tension dramatique. « Le jour d’après » comprend également la figure de la fille d’une femme disparue comme condensation de l’univers des familles des victimes. Comme nous l’avons déjà dit, c’est le seul témoignage que l’on présente en avançant le lien de parenté avec des disparus. De cette manière, ce personnage peut opérer, comme celui d’Emiliano, en guise de figure condensant le drame de la famille perdue et comme figure d’identification pour les spectateurs jeunes. 327 La « politique d’identification »498 mise en jeu dans ces documentaires n’est pas nouvelle dans les productions audiovisuelles qui tentent de parvenir à une population que l’on considère comme « non affectée » par les faits. Dans l’analyse que beaucoup de critiques font de la série télévisée « Holocauste » et de l’impact qu’elle a produit en Allemagne dans les années 1970, on dit que cette fiction a tenté de construire une « identification positive » aux juifs exterminés par le nazisme. « Comme beaucoup d’émissions télévisées standards, ‘Holocauste’ a trafiqué avec l’identification émotionnelle du public aux membres d’une même famille. Et ce fut, de fait, cette identification à une famille qui a facilité l’identification à ces personnes en tant que juifs. Cette identification à une famille juive est renforcée par le fait que les Weiss sont des juifs assimilés qui s’identifient absolument à la culture allemande »499. Il est important de souligner le fait que cette « politique d’identification » suppose de construire des représentations suffisamment vagues et générales pour que n’importe qui puisse s’identifier. C’est-à-dire, qu’elle suppose d’effacer n’importe quel trait d’altérité chez ceux qu’on propose comme modèle de l’identification. Cet élément, présent dans la série télévisée « Holocauste », a été critiqué par Claude Lanzmann : « Il fallait que les victimes juives ne se distinguent en rien des futurs spectateurs et même des bourreaux : pour faire apparaître ‘l’humanité’ de ces Juifs, pour la rendre sensible, on a gommé tout ce qui pouvait les différencier, on a effacé en eux toute trace d’altérité (il s’agit d’une famille juive ‘assimilée’, la plupart des comédiens ne sont eux-mêmes pas juifs). Mais c’est le contraire qui eut été juste : l’humanité des victimes aurait dû nous être rendue d’autant plus évidente et d’autant plus profonde qu’elles seraient au départ apparues plus différentes »500. Dans le cas que nous analysons, cette « politique d’identification » n’est pas non plus nouvelle. L’émission « Nunca Más » l’avait mise en pratique quand on présentait les témoignages des victimes et quand on construisait la figure des disparus en les renvoyant à « quiconque est en train de regarder l’émission ». 498 HUYSSEN Andreas, En busca del futuro perdido. Cultura y memoria en tiempos de globalización, México, Fondo de Cultura Económica, 2002. 499 Ibid, p. 201. 500 LANZMANN Claude, « De l’Holocauste à Holocauste ou comment s’en débarrasser », in LANZMANN et al., Au sujet de Shoah. Le film de Claude Lanzmann, Paris, Belin, 1990, p. 309. Nous soulignons. 328 Dans ce cas-là, comme nous l’avons vu, l’effet de sens fut celui de la dépolitisation des disparus et du système répressif. Quand l’identification que l’on cherche à établir est celle des jeunes qui regardent l’émission, la figure des « enfants » semble offrir une série d’avantages : les enfants de disparus vivent à la même époque et ont les mêmes préoccupations que les jeunes d’aujourd’hui ; en vertu de quoi, ces « enfants » semblent des figures plus faciles à représenter, en comparaison avec les jeunes des années 1970 ou avec les cibles donc de la disparition en tant que système. Pour que l’identification fonctionne, cette figure doit être construite avec très peu de traits. « Un jeune né à l’ESMA », « un enfant de disparus » sont les seules données que l’on a sur l’identité d’Emiliano. Tout au long de ce documentaire, on ne révèle aucune autre facette de sa vie de telle sorte que le caractère de fils de disparu relève de l’assignation d’une identité essentialiste et pour ainsi dire définitive. Par ailleurs, il faut préciser que dans l’instance de réception, cette « politique d’identification » peut opérer autrement que ne le prévoient les producteurs de télévision. Modèles d’identification Au cours de l’année 2000, nous avons fait une série d’entretiens avec des jeunes nés entre 1976 et 1979 (c’est-à-dire durant les premières années de la dictature militaire), habitant divers quartiers de Buenos Aires. Il s’agissait de 12 étudiants, hommes et femmes, effectuant divers cursus universitaires, issus de divers milieux sociaux et ayant des histoires familiales différentes. Aucun d’entre eux n’a été victime directe de la répression, aucun n’a de relation de parenté avec un disparu, aucun n’est non plus issu d’une famille de militaires. Par leur âge, ces jeunes ont leurs propres souvenirs de la dictature : leur « mémoire » de cette période conjugue souvenirs transmis (par diverses voies et à divers moments) et 329 appréciations personnelles portées aujourd’hui, alors qu’ils sont adultes, sur les faits du passé. Nous avons fait deux entretiens approfondis avec chacun d’entre eux. Le premier entretien a été fait sous le mode d’une « histoire de vie » avec pour axe central la relation de la personne interviewée avec le thème de la répression dictatoriale. Le deuxième entretien a eu comme point de départ la visualisation du documentaire « ESMA : le jour du procès ». Notre intention n’est pas de procéder ici à une analyse de la réception de cette émission ni de tirer des conclusions sur les processus de transmission des mémoires de génération en génération. Nous voulons seulement poser les termes d’une brève réflexion sur la « politique d’identification » et sur le décalage qui peut se produire dans l’instance de réception. Afin de caractériser les modèles d’identification et les « grilles de lecture » que nous avons pu repérer dans les entretiens réalisés, nous pouvons dire que la possibilité de s’identifier à un fils ou à une fille de disparus n’est pas aussi linéaire que ce que postulent les producteurs de l’émission. Après avoir demandé aux jeunes quel était le personnage du documentaire auquel ils pouvaient s’identifier, des réponses diverses ont été avancées. Certains, effectivement, ont affirmé s’identifier à Emiliano, du fait de l’appartenance à la même génération mais, même dans ce cas, ils ont cru bon de marquer des distances en relation à l’histoire vécue par chacun : « Et presque tout le début du documentaire… quand le jeune parlait, le fils de disparus, je me suis identifié à lui, non pas à son histoire, mais au fait que nous avons presque le même âge et quand il parlait, il me semblait qu’il donnait les mêmes réponses que je suis en train de te donner (...). A vrai dire, je me suis beaucoup identifié à lui à cause de sa manière de penser, de voir les choses, je ne sais pas si je m’identifie à la personne, je suppose que celui qui voit le documentaire doit penser la même chose, je ne crois pas que quelqu’un pense ‘oui, on parle partout’ mais s’il y a quelqu’un à qui je m’identifie, c’est lui » (Marcelo). D’autres ont signalé une identification à des personnages plus « héroïques » au sein de la trame du documentaire, par exemple, le père d’une disparue qui raconte 330 les déboires qu’il a connu au cours de la recherche de sa fille, ou d’autres témoins du procès : « Je m’identifierais au père de cette jeune femme qui a disparu, je m’identifierais à ceux qui y étaient, je ne sais pas si j’aurais fait la même chose, mais en paroles je dirais j’y vais, je témoigne, et en sachant la quantité de gens qui souffrent à cause de ce qui s’est passé, des familles, ils méritent que je dise la vérité » (Damián). Dans ce sens, il y a eu des interviewés qui ont marqué leur identification aux procureurs du procès : « Bien, je crois qu’au procureur Strassera, c’est à lui que… je ne sais pas, avoir été procureur au cours de ce procès ça a dû être quelque chose de super important. Quand il lit la plaidoirie, il m’a semblé que… comme si je coïncidais avec tout ce qu’il a dit. Je crois que si je devais choisir une place pour y être, ce serait la sienne » (Natalia). Un autre interviewé a marqué une identification aux personnages les moins liés à l’histoire présentée par le documentaire mais qui se trouvent dans la même tranche d’âge : les jeunes dont on recueille l’avis dans la rue apparaissent dans les premières scènes. Dans ce cas, la raison de l’identification tient au fait qu’on ne fait pas partie de l’histoire et qu’on sait néanmoins ce qui s’est passé. Sur ce point, Manuel affirme qu’il s’identifie à « l’un des jeunes, celui à qui on a demandé s’il était au courant de la question parce qu’il a répondu plus ou moins bien ou en accord avec ce qu’on lui demandait ». Finalement, il convient de signaler que le personnage d’Emiliano peut servir d’« accroche » pour les spectateurs jeunes mais non par le biais de l’identification sinon par celui de la curiosité et de la différence. Ainsi, l’un des interviewés affirme qu’il a décidé de voir le documentaire à la télévision parce qu’il avait vu une annonce publicitaire quelques jours auparavant et « j’ai été interpellé par ce jeune, de mon âge, parlant d’une vie totalement différente à la mienne ». 331 Les « enfants » comme thème Le documentaire « Hijos.Doc », diffusé le 3 novembre 1999 par la chaîne 9, se donne pour thème central la question des enfants de disparus. Dans son traitement esthétique, ce documentaire se différencie nettement de ceux déjà analysés. Dans le cycle « Punto Doc » le traitement de l’image et du son est un signe distinctif fondamental. Les images et les sons subissent un traitement similaire à celui d’un vidéo clip où l’image constitue une sorte de « texture » qui crée un climat en relation à ce qu’on raconte (voir Annexe V : image 17). Les divers effets visuels et sonores agrégés au montage (des flashes, des coups de musique) donnent un rythme au documentaire. Il n’y a plus d’images emblématiques ou des clichés, parce que le rythme accéléré dans lequel on les édite ne permet pas de percevoir chaque image séparément. Les effets de son et la musique accompagnent tous les témoignages et tous les récits, et marquent au fur et à mesure les rythmes, soulignent des trames ou créent des effets de sens liés à ce que dit le récit. La différence en relation au vidéo clip tient à ce qu’au lieu de produire une adéquation de l’image à la musique, ce qui se produit ici c’est une adéquation de l’image et du son au récit journalistique. La narration avance par l’intervention d’un narrateur (off) et d’un présentateur devant les caméras (le journaliste Rolando Graña) qui est situé dans des lieux symboliques en relation au thème traité (par exemple, dans ce cas : la place de Mai, le bâtiment des Tribunaux, l’ESMA) (voir Annexe V : image 18). Les voix des personnes interviewées interviennent, le plus souvent, comme de simples « illustrations » de ce récit : parfois il s’agit de phrases très courtes qui seraient incompréhensibles sans cette narration qui les encadre. De la sorte, la parole du présentateur et du narrateur (off) construit un « ancrage » de sens, aussi bien dans ce que montrent les images que dans ce que disent les voix des interviewés. Dans « Hijos.Doc », tout le récit est élaboré à travers la description des ressemblances et des différences : entre les différents « enfants » interviewés pour 332 le documentaire (dont les histoires sont racontées très brièvement), entre les « enfants » et leurs parents, entre le passé et l’actualité. Nous allons analyser ces trois axes pour voir, d’abord, comment est construite la figure des « enfants » ; puis, quelles sont les transformations qui se produisent quant à la représentation de la disparition et des disparus sur la base de la comparaison avec les parents ; enfin, comment est construite la temporalité (et en particulier le temps passé) au moyen de la comparaison entre passé et présent. 1.- Le documentaire commence avec une séquence d’images éditées « illustrant » les années 1970 et la dictature, accompagnées d’effets de son et de musique. Sur cette texture audiovisuelle vient se greffer une série de témoignages (off) de jeunes : TEMOIGNAGE 1 : « Moi, si tu me demandes quel a été, disons, un point de rupture terrible, ce fut quand on a défait la chambre de mon vieux 501. Ce fût comme le deuil : papa ne revient pas ». TEMOIGNAGE 2 : « (…) Tu veux demander quelque chose, ils ne sont pas là. Tu veux étudier, t’as qu’à te débrouiller, va travailler. Tu veux avoir un enfant ? Demande à Dupond comment s’est passée ta naissance ». TEMOIGNAGE 3 : « (…) et j’avais la fantaisie que les disparus étaient sous ces tombes N.N., qu’ils étaient encore vivants ». TEMOIGNAGE 4 : « (…) comme ça a dû être douloureux pour ma vieille de penser qu’elle allait laisser sa fille toute seule ». TEMOIGNAGE 5 : « Moi, le primaire je l’ai fait dans 11 écoles et ça a fait que je n’ai pas eu beaucoup d’amis ». Ces « témoignages choraux » comme les qualifie Eduardo Fabregat502, synthétisent les expériences de chacun des interviewés dans des phrases clés qui, au-delà du contexte dans lequel elles ont été dites et par qui, servent à définir la condition d’« enfant ». Ensuite, le présentateur situé devant la Pyramide de la Place de Mai parle devant les caméras : « Il y a des histoires d’enfants de disparus où qu’on regarde. Il y a des enfants de disparus pauvres et d’autres issus de milieux aisés ; des anonymes et des célèbres. Il y a des enfants 501 « Viejo », « vieja », (vieux, vieille) sont des expressions courantes, le plus souvent affectueuses, pour se référer aux parents, respectivement père et mère. 502 FABREGAT Eduardo, « Cuando la memoria tiene pantalla », Página/12, 3 novembre 1999. 333 de disparus qui militent dans l’association H.I.J.O.S. et d’autres qui préfèrent rester avec ces militaires ou policiers qui se les ont appropriés quand ils étaient petits. Il y a des enfants de disparus dans toute l’Argentine mais il y a aussi des cas d’enfants de disparus qui ne veulent pas rentrer au pays parce qu’ils ont peur. Il y en a certains qui comprennent l’activité militante de leurs parents ; d’autres ne la leur pardonnent pas. Tous sont orphelins. Tous traînent des histoires émouvantes » (Graña, « Hijos.Doc », nous soulignons). Cette brève introduction du présentateur donne le ton de la manière dont le récit journalistique s’articule avec les témoignages et de la manière dont on construit la figure des « enfants » dans le documentaire. Tout au long du documentaire, le récit journalistique décrit bien des traits qui distinguent les interviewés, mais il met l’accent sur ce qui les réunit. Malgré sa multiplicité et son ubiquité (« il y a des histoires d’enfants de disparus où qu’on regarde »), la figure des « enfants » est homogénéisée dans le récit. Même quand les interviewés mettent l’accent sur les différences avec d’autres « enfants », le récit (off) marque les ressemblances : « Comme son père, Sebastián est religieux et malgré le fait qu’il n’ait jamais partagé son histoire avec d’autres enfants de disparus, il a quelque chose de commun avec eux : il n’a pas de tombe où pleurer son père » (Récit du narrateur off. « Hijos.Doc ». Nous soulignons). C’est-à-dire que la narration n’approfondit pas la perception qu’a chaque interviewé de sa propre condition d’enfant de disparu, ni la particularité de chaque histoire. Au contraire, elle définit le fait d’être « enfant » comme une condition essentielle dans laquelle sont compris tous les traits de l’identité. Il convient de préciser que cette définition essentialiste des « enfants » ne provient pas seulement du documentaire. Beaucoup d’enfants de disparus se perçoivent de la même manière503. Cependant, dans le documentaire cette 503 De fait, quelques différences, fractures et scissions connues par l’association H.I.J.O.S. sont dues à cette manière essentialiste de considérer la condition d’« enfant » : « quelques uns des interviewés qui ont pris contact avec H.I.J.O.S. au cours de ces premières années mais qui finalement ne se sont pas incorporés au groupe, divergent profondément avec ce discours qui essentialise la condition d’enfant de disparu comme s’il y avait un lien naturel entre ceux qui ont souffert l’enlèvement et l’assassinat de leurs parents. Ils considéraient plutôt qu’il s’agissait là d’une idée avec laquelle ils voulaient rompre » (BONALDI P. D., op. cit. Souligné par l’auteur). 334 condition essentielle d’« enfant » ne surgit pas des témoignages mais des propos du présentateur, y compris lorsque les témoignages semblent dire autre chose. Par ailleurs, la condition d’« enfant » est marquée par des aspects qui se révèlent particulièrement émouvants « ils n’ont pas de tombe où pleurer leurs parents », « ils sont fiers de leurs parents », « tous sont orphelins. Tous traînent des histoires émouvantes ». La construction de la figure des « enfants » comme un collectif homogène – dans lequel les personnages semblent interchangeables, comme le soulignent les phrases clés « anonymes » qui apparaissent au début du documentaire – permet de consolider l’idée que la figure des « enfants » est capable de symboliser aussi bien la disparition que les marques que le passé a laissées dans la société argentine. De cette manière, dans le récit télévisuel (comme nous l’avons vu dans des documentaires analysés auparavant) n’importe quel fils de disparu sert de symbole sans tenir compte des particularités de chaque histoire. Le fait de donner à la condition d’enfant cette valeur générale et abstraite conduit à ce que, dans ce documentaire, le récit journalistique présente des conclusions définitives qui, pourtant, se contredisent au sein de la même production. Ainsi, le présentateur dit : « En Argentine les thèmes historiques qui blessent sont souvent peu débattus et les préjugés abondent. C’est une bonne nouvelle qu’il n’y ait pour ainsi dire pas de discrimination envers les enfants de disparus. Certains sont même des professionnels reconnus » (Graña, « Hijos.Doc »). Cette absence supposée de discrimination trouve un exemple dans les cas des « enfants » célèbres : un top modèle, deux présentatrices de télévision très connues, deux journalistes du quotidien Clarín. Aucun d’entre eux, selon le présentateur, n’a eu de problèmes dans sa trajectoire professionnelle du fait d’avoir reconnu qu’il (elle) était fils (fille) de disparus. Cependant, quand on en vient à raconter l’histoire d’Ana Santucho, fille d’un guérillero de l’ERP connu, on dit que le fait de « chercher du travail a toujours été difficile à cause du nom de famille ». C’est-à-dire que quand la condition d’« enfant » de manière abstraite vient se focaliser sur une histoire particulière, les affirmations tranchantes et générales se révèlent peu précises. 335 Le choix du récit d’essentialiser et d’homogénéiser des histoires différentes devient problématique quand on parle d’un thème dans lequel la revendication de l’identité et l’histoire personnelle prennent une valeur substantielle : rappelons que la récupération de l’identité cachée est la principale revendication dans le cas des enfants volés. Cependant, c’est cette stratégie consistant à essentialiser et à homogénéiser la figure des « enfants » qui contribue à en faire le symbole principal de la disparition dans beaucoup de récits télévisuels. 2.- Vers la fin du documentaire la comparaison entre les « enfants » et leurs parents est présentée comme « la question la plus difficile » posée par le présentateur devant les caméras : « Reste encore la question la plus difficile : deux décennies plus tard, les enfants de disparus, les enfants de ceux qui sont morts dans des affrontements armés avec les militaires, ces jeunes ont mûri à force de douleur et d’absence, feraient-ils aujourd’hui la même chose que leurs parents ? » (Graña, « Hijos.Doc »). La réponse que donne le présentateur rejette l’homogénéisation postulée au début de l’émission. C’est-à-dire, elle met l’accent sur les différences : « Au-delà des escraches, au-delà du look des années 1970, en quoi les enfants de disparus ressemblent-ils à leurs parents… C’est-à-dire : dans quelle mesure comprennent-ils ce que leurs parents ont fait, les motifs pour lesquels ils sont morts, ou dans quelle mesure ne leur pardonnent-ils pas de ne pas avoir pris davantage soin d’eux pour pouvoir les élever ? Il n’y a pas de réponse unique. Il y a, dans tous les cas, des histoires différentes et différentes manières de régler ses comptes avec le passé » (Graña, « Hijos.Doc ». Nous soulignons). Cette question, d’une certaine manière, introduit de nouvelles problématiques et de nouvelles façons de représenter la disparition forcée. Pour la première fois, dans les représentations que nous analysons, on tient compte du fait que les disparus étaient des militants et des personnes en lutte, non seulement des « victimes innocentes ». Bien qu’au moment où ce documentaire est réalisé l’activité militante soit revendiquée dans d’autres lieux (voir supra), la question est introduite à la télévision par le témoignage des enfants de disparus et elle est liée au traitement des « enfants » comme thème. Peut-être les « enfants » peuvent-ils poser ces nouveaux thèmes publiquement parce qu’ils sont devenus, grâce à cette manière essentialiste et homogénéisante de les représenter, une 336 référence morale indiscutable. Peut-être que c’est cette nouvelle génération504 qui peut produire un déplacement tel que le fait de parler publiquement de la lutte politique des disparus ne soit pas inévitablement synonyme de revendiquer l’idée d’une « guerre sale » (comme le soutiennent les militaires), ni de dire que s’ils ont disparu c’est parce qu’ils « ont dû faire quelque chose » (comme beaucoup de gens le soutenaient sous la dictature pour pouvoir se maintenir en dehors du problème). Ce qui émerge ici c’est donc une nouvelle représentation des disparus, définis par une histoire faite de lutte et de résistance. La vision héroïque des disparus se substitue à la vision des « victimes innocentes ». Cependant, le récit journalistique produit un ancrage où cette vision héroïque se situe dans un récit « politiquement correct » : le narrateur (off) se charge de dire que bien que les enfants soient fiers de leurs parents, ils ne revendiquent « jamais » la lutte armée505: TEMOIGNAGE DE CLAUDIO NOVOA : « Je ne crois pas avoir quoi que ce soit à lui pardonner. Je suis fier qu’ils aient lutté pour quelque chose et qu’ils ne se soient pas tus parce qu’ils voyaient que quelque chose n’était pas juste ». TEMOIGNAGE DE VICTORIA WINCKELMANN : « Bien souvent, la plupart du temps, je les tiens pour des idoles…». TEMOIGNAGE DE MARIANO ROBLES : « A vrai dire, il m’inspire beaucoup de fierté, le fait qu’ils aient eu les couilles pour faire ce qu’ils pensaient ». OFF : « Néanmoins, dans tous les cas, cette fierté ne veut jamais dire refaire de la politique avec des armes. Même pas pour venger la mort de leurs parents ». (« Hijos.Doc ». Nous soulignons). Dans cet ancrage, à propos du « politiquement correct », on revient de nouveau à l’homogénéisation de la figure des « enfants » et aux conclusions péremptoires. 3.- Dans ce documentaire, la caractérisation de la dictature est construite sur la base de comparaisons entre les années 1970 et l’actualité. Ces comparaisons sont 504 Il convient de préciser que (à l’exception de Rolando Graña, le présentateur) les producteurs de ce documentaire appartiennent tous à une génération plus jeune que celle des réalisateurs des documentaires que nous avons analysés auparavant. Ils étaient enfants sous la dictature et au moment de réaliser ce documentaire leur moyenne d’âge se situe dans les 30 ans. Ils sont, de la sorte, une génération plus proche des « enfants ». 505 C’est faux : les enfants de disparus ont des opinions diverses sur le sujet, c’est précisément l’un des thèmes de débat les plus ardus et les plus complexes au sein de l’association H.I.J.O.S. (voir BONALDI P. D., op. cit.). 337 utiles pour décrire les années de la dictature et les moments antérieurs, si on pense à un public qui n’a pas de souvenirs propres des événements. Cependant ces comparaisons sont, la plupart du temps, plutôt schématiques et caractérisent la relation entre passé et présent par des traits fort limités, sans signaler le contexte historique ni les raisons pour lesquelles ces ressemblances et différences ont vu le jour. Par moments, cette comparaison entre le présent et le passé produit un aplanissement temporel et des anachronismes qui conduisent à juger les choses du passé avec les références du présent. L’aplanissement temporel se donne au début dans l’image, dans cette texture visuelle dans laquelle il est difficile de reconnaître les images séparément et dans laquelle beaucoup de séquences sont présentées en noir et blanc pour bien mettre en évidence le fait qu’on parle du passé (même si parfois ce passé est un passé immédiat : une ou deux années avant la réalisation du documentaire). Il se produit également dans le récit historique et dans les histoires des « enfants », racontées par le biais de fragments de témoignages très brefs. On ne raconte pas les diverses histoires de vie mais il y a des flashes et des phrases sans une présentation chronologique des récits. Le paradoxe qui ressort de ce traitement est qu’on raconte sans que cette histoire prenne place dans le temps. Il y a simplement une comparaison entre les années 1970 et « aujourd’hui » mais sans que cela implique un processus historique. « Malgré les coups que les caméras de télévision enregistrent, les commissariats (et les fourgons de la police) d’aujourd’hui ne sont plus aussi dangereux que ceux des années 1970. Mais les rancœurs d’il y a 20 ans reviennent dans une autre génération de manifestants et de policiers » (Narrateur off. « Hijos.Doc »). Ce qu’on raconte est un résultat déjà cristallisé et ne renvoie pas à des processus historiques. Par exemple, l’histoire des disparus, donc des parents de certains des interviewés dans le documentaire, est racontée à partir de la fin, à partir du moment où cette histoire est déjà clarifiée et alors qu’on connaît à grands traits les circonstances de leur détention et de leur mort. On commence l’histoire avec la certitude que les parents sont morts, par la fin qu’ils ont connue et non par l’incertitude que génère la condition de disparu. 338 « Deux mois après son enlèvement en janvier 1979, peu avant que le Olimpo soit démantelé [en tant que centre clandestin de détention] la mère de Victoria a été jetée au Río de la Plata depuis un avion de l’armée. Après avoir été en détention une semaine avec sa mère torturée, Victoria a été rendue à ses grands-parents avec une lettre d’adieu… » (Narrateur off. « Hijos.Doc »). « Claudio n’a rien su de cette histoire, de son histoire jusqu’à l’âge de 19 ans. Parmi les centaines de cadavres exhumés des tombes N.N., activité que depuis des années réalise l’Equipe d’Anthropologie Légale, Alejandro Inchaurregui a réussi il y a deux ans à identifier le père de Claudio, disparu peu de temps avant la naissance de Claudio » (Narrateur off. « Hijos.Doc »). Cette opération d’aplanissement temporel est le fait de la narration off. Elle ne renvoie pas nécessairement à la façon dont les jeunes interviewés choisissent de raconter leur propre histoire. D’autre part, il existe un parallélisme entre l’aplanissement du temps historique et la construction de l’histoire à travers des emblèmes qui cristallisent des processus historiques. Cependant cette manière de raconter l’histoire en commençant par la fin rend compte du fait que pour la génération des enfants – à la différence de ce qui se passait pour les « mères » – ce qui caractérise la disparition c’est précisément l’absence des parents plutôt que leur quête506. Ceci provoque une transformation dans la représentation de la disparition puisque désormais l’emphase n’est plus dans l’incertitude propre aux mécanismes de la disparition forcée, mais dans l’effort pour comprendre les raisons pour lesquelles ces personnes (leurs parents) ont été enlevées (ce qui implique de comprendre l’époque à laquelle ont vécu leurs parents, les décisions qu’ils ont prises et aussi les divers types d’activité militante et de lutte armée). Finalement, le saut entre les années 1970 et l’actualité, comme s’il ne s’était rien passé entre les deux moments, est également en accord avec une lecture du passé que font les membres de H.I.J.O.S., où on « saute de l’expérience de l’activité militante des années 1970 à l’activité militante actuelle »507 : « La tâche ardue de la CONADEP, le procès historique des juntes militaires ou les très massives manifestations contre les grâces et les lois du pardon, n’apparaissaient pas dans 506 507 Voir DA SILVA CATELA L., op. cit. BONALDI P. D., op. cit. 339 les discours de H.I.J.O.S., ils finissaient donc par sous-estimer la sensibilité de vastes secteurs de la société argentine au thème des droits de l’homme »508. Dans le cas de H.I.J.O.S., ce saut a de claires conséquences politiques : H.I.J.O.S, en tant qu’association, se présente elle-même comme la « gardienne de la mémoire » chargée de rappeler ce que la société a oublié. Il convient de souligner qu’une lecture similaire du passé (passant du passé dictatorial au présent sans introduire des processus historiques sinon des faits cristallisés) est repérable également dans l’opinion des jeunes que nous avons interviewés (voir supra). Quand ils s’expriment sur le procès des excommandants, beaucoup d’interviewés définissent le procès comme partie intégrante du chemin vers l’impunité parce qu’ensuite « Menem est venu et il les a graciés ». C’est-à-dire qu’on lit le processus historique à partir des résultats ultérieurs et non en tenant compte du développement des faits. Ce qui est particulièrement surprenant, dans ce cas, ce n’est pas que les jeunes aient cette perception du passé mais que le documentaire la présente. Les effets de sens de cette opération narrative nous renvoient aux anachronismes soulignés par Primo Levi quand il parle d’une conception « stéréotypée et anachronique de l’histoire »509 menant à l’incompréhension d’un temps historique et de ses dangers : « Plus généralement, il faut se garder de l’erreur qui consiste à juger des époques et des lieux éloignés avec le mètre en vigueur ici et maintenant, une erreur d’autant plus difficile à éviter que la distance dans l’espace et le temps est grande »510. En dépit de cette conception anachronique et de l’aplanissement temporel, ce documentaire est à même de poser le problème de la disparition forcée comme un problème vivant dans le présent. Ce n’est pas la disparition mais les traces qu’elle laisse dans la société que l’on commence à penser et à élaborer à travers la figure des « enfants ». En utilisant des langages audiovisuels en accord avec la culture des jeunes il semblerait que cette tranche du passé soit plus facilement abordable pour les jeunes générations. Cependant, ce langage est incapable de raconter les 508 Ibid. LEVI P., op. cit., p. 158. 510 Ibid, p. 162. 509 340 faits en termes de processus historique. Sur ce point, cette manière de raconter présente une limitation eu égard au travail de mémoire dès lors que l’expérience historique ne peut être articulée avec le moment présent : il n’y a pas d’enseignements à tirer dans le présent de cette expérience passée parce que ce qui est raconté n’est pas présenté en tant que processus mais comme symbole congelé. Comme le souligne A. Huyssen, en relation à la mémoire de l’Holocauste, les limitations qui se produisent avec cette « mémoire congelée » sont à mettre en relation avec l’incapacité à traduire ce que l’on sait du passé dans nos actions présentes : « Dans la mémoire congelée, le passé n’est rien d’autre que passé. En revanche, la temporalité interne et la politique de la mémoire de l’Holocauste, bien qu’elles se réfèrent à des temps prétérits, doivent être orientées vers le futur. L’avenir ne nous jugera pas parce que nous avons oublié, mais parce que nous nous souvenons de tout et parce que, même ainsi, nous n’agissons pas en accord avec ces souvenirs »511. Ainsi, ce qui est en jeu dans les représentations que nous avons analysées ce n’est pas la mémoire en tant que connaissance du passé mais la mémoire comme avenir. C’est-à-dire, comme ligne d’action, comme projet. 511 HUYSSEN A., op. cit., p. 164. 341 CONCLUSION Le futur de la mémoire 342 « Pour la première fois, l’ampleur de son entreprise lui apparut. Comment communiquer avec l’avenir. C’était impossible intrinsèquement. Ou l’avenir ressemblerait au présent, et on ne l’écouterait pas, ou il serait différent, et son enseignement, dans ce cas, n’aurait aucun sens. »512 Le 26 août 1998, le quotidien Clarín – le plus diffusé en Argentine – publie dans sa page de garde le titre suivant : « La mémoire a son audimat ». Que veuton dire ? Le titre fait référence à l’audience obtenue par le documentaire « ESMA : le jour du procès ». C’est par ce documentaire que les images du procès des ex-commandants parviennent pour la première fois avec le son à la télévision hertzienne. De fait, ce titre est rédigé à un moment où « la mémoire » de la répression dictatoriale en Argentine fait sens, effectivement, pour une large partie de la population. On pourrait même dire qu’elle « convoque » : les escraches deviennent fréquents, des procès pour la vérité sont menés dans plusieurs villes argentines, les procès concernant les enfants volés sont instruits, et la « mémoire » est alors un pôle d’intérêt significatif pour les médias. Mais bien que les évocations de la dictature convoquent un large public et éveillent l’intérêt de divers groupes (allant bien au-delà du cercle des victimes directes de la répression et des associations de défense des droits de l’homme en charge de ce thème après les grâces présidentielles), affirmer que par ce simple fait « la mémoire a son audimat » ne va nullement de soi. Il convient de s’interroger sur ce point : comment la « mémoire » pourrait-elle être mesurée en termes d’audimat comme s’il s’agissait d’une émission ou d’un autre produit de la télévision ? Pourquoi le quotidien Clarín parle-t-il de « la mémoire » en termes abstraits et généraux pour se référer ponctuellement à la mémoire de la répression dictatoriale ? D’une certaine manière, le titre de Clarín condense deux phénomènes déjà signalés au début de cette étude : d’abord, le fait que la télévision en Argentine 512 ORWELL George, 1984, Paris, Gallimard, 1950, p. 18. 343 occupe depuis ces dernières années un rôle central en tant qu’entrepreneur de la mémoire de la répression dictatoriale ; ensuite, le fait que la répression dictatoriale et sa principale modalité, la disparition forcée de personnes, sont postulées en Argentine comme un défi fondamental pour le travail de mémoire, au point que son évocation peut quasiment être présentée en 1998 comme synonyme de « la mémoire » des Argentins. Cela n’a pas toujours été le cas. En effet, un long chemin a été parcouru depuis la fin de la dictature pour en arriver à ce point. En observant ce parcours, en rendant compte de l’histoire du travail de mémoire relatif à la disparition forcée de personnes en Argentine (par le biais des récits, des représentations et des sens qu’on accorde à cette notion dans le temps) et des rôles que l’espace télévisuel assume progressivement, notre étude a tenté de présenter une exploration initiale de l’articulation complexe entre mémoire et télévision dans l’Argentine actuelle. A grands traits, cette histoire, telle que nous l’avons présentée, se divise en quatre étapes. La première étape, que nous localisons entre 1976 et 1983, est contemporaine des disparitions. Nous avons tout d’abord défini la disparition forcée comme étant une modalité répressive singulière et postulé qu’elle génère, en tant que telle, des enjeux spécifiques du point de vue du travail de mémoire. Dans la première partie de la thèse, une présentation succincte définit la disparition forcée de personnes sous la dictature comme une action systématique réalisée par des agents de l’Etat à l’encontre de cibles précises (membres des organisations armées de gauche et autres opposants) ayant pour buts de réprimer ces groupes, de répandre la terreur dans la population et de supprimer un segment de l’histoire du pays en effaçant toute trace de ses acteurs, de ses conflits et de ses projets. La disparition forcée de personnes est donc une modalité répressive, un dispositif coercitif et une technique de l’effacement. L’un des aspects que nous avons souligné dans cette définition c’est la clandestinité des actions qui ont conformé ce système : l’indétermination et l’invisibilité qui caractérisent la disparition forcée. Ces éléments engendrent des enjeux spécifiques eu égard au travail de mémoire, parmi 344 lesquels nous avons distingué les enjeux relatifs à la représentation : « Comment faire pour raconter alors que, par sa dimension et son poids d’horreur, l’événement défie le langage ? »513. Comment rendre visible la disparition dans l’espace public ? A travers quelles images peut-on rendre visible ce qui a été caché ? Quelles stratégies utiliser pour légitimer socialement et pour donner valeur de vérité à un récit sur un fait donné quand il n’existe pas de preuves matérielles ? L’histoire de la mémoire de la disparition forcée en Argentine commence sous la dictature, elle a pour acteurs fondamentaux les associations de droits de l’homme et les familles des disparus. Ce sont eux qui réalisent un premier effort pour donner une visibilité publique à la disparition à travers divers mécanismes de dénonciation et de mise en images. Les rondes, les mouchoirs, les pétitions dans les journaux, les photos ont alors pour vocation de marquer l’absence et de dénoncer les enlèvements. La figure centrale de ces premières tentatives pour signifier les faits passés c’est le disparu. Le disparu en tant que victime. La disparition est alors représentée comme une absence, elle renvoie à la séparation brutale d’un être cher, elle se donne comme question ouverte interpellant le pouvoir militaire et le reste de la société. Durant cette étape, le mouvement des droits de l’homme n’a pas accès à l’espace télévisuel puisque celui-ci est la tribune que les militaires utilisent pour se prononcer sur le thème. Au cours de la présentation télévisée la plus paradigmatique de la période (le dénommé « Document Final sur la Guerre contre la Subversion et le Terrorisme », daté de 1983), la dernière junte militaire de la dictature se réfère à la disparition forcée de la manière suivante : en premier lieu, on mentionne les « disparus » sans relier les disparitions à une pratique concrète des militaires eux-mêmes, on parle donc des « disparus » mais non de la disparition forcée de personnes comme système ; en second lieu, dans le documentaire préparé pour la télévision, les militaires utilisent des images de la violence produite par les actions de la guérilla (explosions, fumées, cadavres, bâtiments détruits) pour cacher leurs propres actions et en particulier, les actions 513 WIESEL E., op. cit., p. 5. 345 clandestines de violence perpétrées par eux. C’est-à-dire que, tel que l’usage de l’espace télévisuel est conçu par les militaires, les images de violence n’ont pas pour but de représenter le crime de la disparition forcée mais très précisément de le cacher. Il importait de s’arrêter sur cette étape car son examen nous permettait de penser les enjeux relatifs au travail de mémoire au début de la transition démocratique : Comment peut-on répondre aux questions ouvertes que la disparition laisse en legs ? Qui doit le faire ? Sur quelles scènes les réponses sontelles apportées ? Voilà quelques unes des questions qui nous ont permis d’aborder la seconde étape. La seconde étape (1984-1987) débute avec l’ouverture démocratique. Pour caractériser cette période, nous avons choisi de nous interroger sur le rôle de la télévision et sa relation avec différents milieux institutionnels plutôt que sur les émissions télévisées elles-mêmes. Ceci est dû au fait que les principaux récits publics sur la disparition forcée au cours de cette étape ont été élaborés avec des règles et sous l’initiative de divers espaces institutionnels : nous faisons en particulier référence aux premières enquêtes judiciaires sur le sort des disparus, aux travaux de la CONADEP et au procès des ex-commandants. Au début de l’année 1984, quand s’ouvrent les premières enquêtes au cours desquelles des cadavres sont exhumés des tombes anonymes pour les identifier et déterminer s’ils sont ceux de disparus, les récits médiatiques relatifs à ces faits sont qualifiés de « show de l’horreur », en raison de leur caractère macabre et sensationnaliste. Devant cette manière de présenter l’information, ce qui est mis en évidence dans la société argentine c’est l’horreur du show : l’horreur que provoque chez certains observateurs le fait que la question des disparus devienne un show des mass médias. Le « show de l’horreur » induit un premier questionnement sur le comment représenter les crimes commis sous la dictature. Au sein des institutions chargées de mener à terme les enquêtes et les procès judiciaires, les langages médiatiques de l’information – et en particulier ceux de la télévision – sont perçus comme inadéquats pour rendre publique l’expérience extrême. C’est pour cela 346 qu’à partir de ce moment lesdites institutions mettront en place des politiques de communication spécifiques pour tenter de ne pas renouveler ce « show » médiatique. Dans le même temps, ces institutions se préoccupent de légitimer leurs actions dans un contexte de transition démocratique et de fortes disputes autour du sens qu’il convient d’accorder aux faits survenus sous la dictature. Il est clair que, dans cette étape, la légitimité pour se référer à la répression dictatoriale est issue et construite au sein de milieux et par l’intervention d’énonciateurs étrangers à la télévision. De cette manière, l’émission « Nunca Más », élaborée par la CONADEP afin de rendre publics les premiers résultats de ses enquêtes, présente une mise en scène radicalement différente de ce « show de l’horreur » puisqu’on choisit notamment de ne montrer aucune image de violence et aucune image des traces de la violence sur les corps des victimes. Les images de l’émission « Nunca Más » montrent des lieux physiques reconnaissables – c’est là que les faits se sont produits – et les visages de ceux qui ont vu ce qui s’est passé. L’« exploration topographique »514 et le visage des témoins opèrent comme des images qui certifient l’authenticité des faits narrés. En même temps, l’énonciateur de cette émission est l’Etat, représenté par la même CONADEP et par le ministre de l’Intérieur chargé de présenter l’émission. Bien que le choix de la CONADEP de faire sa première présentation publique à la télévision puisse être interprété comme relevant de la conviction qu’il s’agit bien là d’un média approprié pour atteindre un public massif, la commission veille à utiliser des codes différents de ceux qui caractérisaient la programmation de la télévision à l’époque. Dans le même souci de recherche d’une légitimité pour le récit et de l’austérité pour la mise en scène, lors du procès des ex-commandants (1985), la mise en scène juridique se distingue nettement de celle de la télévision. Pour les acteurs ayant à leur charge de décider le mode dont ce récit doit parvenir au public, les logiques de la mise en scène juridique semblent être les seules capables de ne pas altérer les principes de sérieux et de transparence que la tâche de juger les ex514 FELMAN S., op. cit. 347 commandants exige. Ces logiques semblent être les plus appropriées pour gérer et donner du sens à l’expérience de la disparition forcée. C’est pour cette raison que les séances du procès des ex-commandants ne parviennent pas à l’époque à la télévision si ce n’est sous la forme de brèves fragments présentant des images muettes. En vertu de quoi, les dispositifs basiques de la communication télévisuelle – comme le dispositif du direct – sont désactivés. Quant aux sens qu’acquiert la notion de disparition forcée au cours de cette étape, on assiste au passage de la disparition conçue comme absence et comme question ouverte à la disparition définie par un ensemble d’actions criminelles exécutées par des acteurs spécifiques contre des sujets précis. A la différence de l’épisode du « show de l’horreur » où on avait exhibé des images sans élaborer un discours explicatif sur ce qu’elles étaient censées montrer, dans le « Nunca Más » et au procès on assiste à une construction de sens permettant de comprendre les faits. En effet, le « Nunca Más » permet de définir la disparition comme système et le procès des ex-commandants permet de la définir comme crime ou comme succession de crimes et d’en signaler les principaux responsables. Au cours de cette période, le rôle assumé par l’Etat se révèle essentiel pour légitimer ces définitions. L’Etat agit alors en énonciateur et il est capable en tant que tel de s’imposer sur d’autres lieux d’énonciations dont l’institution télévisuelle. Ainsi, tout au long de cette étape, les logiques télévisuelles sont progressivement subordonnées aux actions institutionnelles dans le domaine des récits et des représentations publiques de la disparition forcée. La troisième étape (1987-1994) se caractérise par le silence relatif sur le thème des disparus dans l’espace public. Une fois les actions institutionnelles bloquées, suite à l’adoption des lois de Point Final (1986) et d’Obéissance Due (1987) et aux grâces présidentielles (1989-1990), l’évocation du thème dans les médias est également bloquée. Les associations de droits de l’homme poursuivent, comme sous la dictature et dans une solitude presque totale, leur évocation du souvenir et l’interpellation des tiers pour tenter d’élargir le cercle des « intéressés ». Elles sont ici quasiment les seules à agir en « entrepreneurs de la mémoire » durant cette étape. 348 Pour évaluer jusqu’à quel point les logiques institutionnelles continuent à s’imposer sur les logiques télévisuelles pendant cette période, nous avons donné deux exemples d’émissions télévisées non diffusées par la télévision puisque « censurées » de peur d’irriter le milieu militaire. Nous faisons référence au premier documentaire préparé par la télévision sur le procès des ex-commandants – « Messieurs, levez-vous ! » qui devait être diffusé en 1987 – et l’émission « L’entrepôt de la mémoire » relatif à la dernière dictature militaire – qui devait être diffusée en 1989. Il est évident que dans cette étape, le gouvernement privilégie la gouvernementalité sur l’évocation, et les médias, mêmes les privés et les commerciaux, n’outrepassent pas ces logiques. La quatrième étape étudiée commence en 1995 et se prolonge jusqu’à aujourd’hui515. Elle se caractérise par l’émergence de nouveaux acteurs et langages, par la possibilité de nouvelles actions judiciaires, et en particulier, par une nouvelle légitimité de la télévision en tant qu’énonciateur. Ceci veut dire que la logique télévisuelle – avec ses règles, ses intérêts et ses langages – commence à promouvoir et à mettre en forme l’évocation des crimes de la dictature. Ainsi, beaucoup d’émissions télévisées se constituent-elles en « scènes de la mémoire » de la répression. 515 On pourrait peut-être avancer qu’une nouvelle étape de l’histoire de la mémoire de la répression vient d’être ouverte en mai 2003 avec l’élection à la présidence de la République de Néstor Kirchner. Peu après son investiture le président Kirchner a habilité les recours institutionnels pour faire en sorte que les procès de militaires soient rouverts. Au moment où nous rédigeons ces lignes, en août 2003, le Congrès de la Nation vient de déclarer l’invalidité, du fait de leur inconstitutionnalité, des lois de Point Final et d’Obéissance Due. Ainsi, les individus impliqués dans des violations des droits de l’homme, non jugés en 1986, pourraient être poursuivis dans un futur proche. Au-delà de la manière dont ceci sera résolu au sein de l’instance judiciaire (actuellement chargée de résoudre ces cas), il faut noter que cette étape se caractérise par un nouvel engagement de l’Etat – et en particulier du gouvernement national – en relation aux questions de vérité et de justice soulevées ces dernières années par les associations de défense des droits de l’homme, les médias et beaucoup d’autres acteurs. Il est important de souligner également que l’engagement pris par le président Kirchner se donne dans un contexte de mesures gouvernementales qui cherchent le soutien des Argentins au gouvernement national. C’est-à-dire que la possibilité de juger les responsables des crimes commis sous la dictature compte aujourd’hui avec une large approbation de la population argentine. Il convient donc de se demander jusqu’à quel point ces dernières années – où la mémoire de la dictature a été érigée en thème central, ayant une grande visibilité et légitimité dans les médias –, n’ont pas procuré une base de « popularité » à ces mesures. 349 Ici, notre analyse s’est fondamentalement axée sur les émissions télévisées elles-mêmes. Plus précisément, sur les émissions des genres informatifs diffusées entre 1995 et 1999 à la télévision hertzienne argentine. Ce qui est montré à la télévision est le résultat d’au moins trois processus simultanés : l’adoption par les réalisateurs d’un certain nombre de choix, de stratégies, et de règles ; la mise en branle de règles et de logiques propres à ce média ; la coïncidence avec des moments et des contextes historiques précis. Notre travail a tenté de faire la lumière sur ces trois aspects, de les mettre en relation et de rendre visibles et compréhensibles quelques unes des logiques intervenant dans l’élaboration des émissions télévisées retenues pour l’analyse. Au-delà de ces logiques, notre étude s’est proposée d’examiner les représentations et les récits sur la disparition forcée de personnes produits par ces émissions. Ruptures et continuités Si on examine de nouveau le parcours effectué, on peut remarquer que nous avons transité dans trois lieux ou trois zones différentes, chacune étant définie dans une partie de la thèse. Dans la Première Partie, nous avons mis l’accent sur la notion de disparition forcée de personnes et sur le contexte historique et politique dans lequel l’action répressive a pris place, sans quasiment mentionner le rôle des médias. Dans la Deuxième Partie, nous avons examiné diverses manières de représenter, fondées sur des actions institutionnelles et le rôle adopté par la télévision eu égard à la diffusion (davantage que sur la construction) de ces représentations. Dans la Troisième Partie, nous avons analysé en détail un ensemble d’émissions télévisées en centrant notre attention sur leurs logiques, leurs formats et leurs langages. Ce qui donne une cohérence à ce parcours ce n’est pas seulement le fait de suivre une trame chronologique mais le fait que ces diverses zones, qui semblent aborder des objets eux-mêmes divers, se définissent et acquièrent de l’importance au fil du temps et que le lien entre travail de mémoire et espace télévisuel s’est 350 peu à peu renforcé et a pris un caractère spécifique. Ce n’était pas là un détour pour arriver finalement à l’analyse de certains récits télévisuels, mais une manière d’approcher et de définir un problème que l’on ne pouvait d’emblée déterminer au moment où commence notre parcours historique. La notion de scène de la mémoire nous a permis d’analyser l’articulation entre ces émissions télévisées et le travail de mémoire et, en même temps, de comparer ces émissions avec des récits et des représentations produits au préalable dans des espaces institutionnels très divers. C’est ainsi que nous avons détecté des continuités et des ruptures dans le travail de mémoire, entre les représentations et les récits que nous avons analysés dans la dernière étape (1995-1999) et ceux produits au cours d’étapes antérieures (en particulier, lors de la transition : 1984-1987). Ceci veut dire que lorsque la télévision s’empare du thème516 elle dispose d’un socle de récits élaborés sur la base de clés narratives et de mises en scènes bien précises et aussi de certaines manières de construire et de légitimer une vérité au sujet des faits du passé ; autrement dit, sur la base des trois dimensions analysées eu égard aux scènes de la mémoire. On observe aussi des continuités dans l’aspect narratif : par exemple, la dépolitisation des disparus et du système qui fait disparaître. En effet, que ce soit dans les premiers récits de la transition ou dans les émissions télévisées que nous avons analysées, la disparition forcée n’est pas conçue comme une action intentée contre des acteurs politiques, contre une certaine manière de faire de la politique ou contre des projets politiques spécifiques mais contre l’être humain en termes généraux et universels. La même chose se produit avec ce qu’on appelle la « théorie des deux démons » présente dans le premier récit de la transition, avec l’émission télévisée 516 Rappelons que ceci a lieu dans le contexte d’une profonde transformation de l’espace public en Argentine où la légitimité de l’énonciateur télévision se construit face à d’autres milieux et d’autres énonciateurs (tels que la Justice et d’autres institutions de l’Etat) dont la légitimité est peu à peu érodée à partir de la fin des années 1980 et au début des années 1990. En même temps, au début des années 1990, les chaînes hertziennes de Buenos Aires sont privatisées et adoptent une logique commerciale cherchant à capter le public massif. De cette manière, elles se différencient des chaînes câblées, qui se développent considérablement au cours de ces années et qui sont, pour la plupart, thématiques et visent un public spécifique. 351 « Nunca Más » (en particulier lors de l’introduction du ministre de l’Intérieur). L’argument selon lequel il y a eu « deux démons » ou « deux camps » ayant infligé à la société des violences similaires est présent dans les émissions journalistiques d’opinion que nous avons analysées. Dans ces émissions, cette clé d’interprétation du passé se manifeste dans l’aspect narratif et participe également de la mise en scène : le « débat » a lieu autour d’une table de discussion où l’on présente les « deux camps » comme étant affectés d’une manière apparemment équivalente par les événements. Bien qu’il y ait une continuité dans la dimension « véritative » (de construction et de légitimation d’une vérité) dans ces diverses scènes – puisque dans leur grande majorité ces récits télévisuels ne remettent pas en question le caractère criminel et systématique de la disparition forcée de personnes –, le mode par lequel cette vérité est construite et légitimée varie sensiblement d’un milieu à l’autre. Quand la télévision – avec ses codes et ses langages – prend en charge le récit sur la disparition, le crime a déjà été démontré et il suffit de le montrer pour construire une scène de la mémoire. C’est-à-dire, que le système de la disparition forcée est conçu comme une vérité déjà acceptée. En conséquence, nul besoin de l’expliquer. Dans les émissions étudiées, l’évocation donne les faits pour déjà établis et la disparition est représentée de manière abstraite, à travers des symboles, des emblèmes facilement repérables, des phrases clichés ou des récits fragmentaires. La disparition est évoquée comme « donnée » et non comme précédent historique alors même que les figures de certains agents de la répression (Massera, Videla, Astiz, Suarez Mason, entre autres) opèrent comme des emblèmes symbolisant la répression. De cette manière, ces émissions peuvent réitérer le thème et ont la capacité de signaler et d’évoquer l’horreur provoquée par ces personnages. Cependant, les figures de ces militaires sont présentées comme étant équivalentes au sein d’un ensemble homogène où on ne détaille pas les actions et les responsabilités concrètes qu’implique la mise en place d’un système fondé sur la disparition forcée – ce que l’action judiciaire avait réussi à préciser. 352 La plus grande différence entre ces deux scènes – du point de vue des représentations véhiculées et non bien sûr des objectifs poursuivis et des enjeux intrinsèques à chacune de ces instances, judiciaire et télévisuelle – réside peutêtre dans la mise en scène. A la différence du « Nunca Más » et du procès des excommandants, la mise en scène des émissions que nous analysons a systématiquement recours aux émotions ; on y synthétise des processus historiques complexes en les érigeant en emblèmes et en icônes simplificateurs ; et on met en jeu des mécanismes d’amortissement avec lesquels on tente de neutraliser les éléments les plus inquiétants, les questionnements encore ouverts et les questions non soldées dans la société argentine que peut générer la disparition forcée. Les récits télévisuels analysés semblent de cette manière éviter les aspects « non spectaculaires » des faits narrés, privilégier la dramatisation et non la compréhension historique et chercher un impact émotionnel plus qu’une prise de conscience politique des faits. En même temps, les récits télévisuels analysés élaborent de nouveaux symboles qui condensent la notion de disparition forcée en images reconnaissables et en phrases clés. Ces symboles provoquent une série de déplacements en relation à la représentation de la disparition forcée, telle qu’elle émane de récits antérieurs. En premier lieu, nous avons analysé la figure des « vols », comme symbole de la disparition forcée élaboré durant cette étape. A travers les déclarations télévisées des ex-agents de la répression, les « vols de la mort », jusque-là invisibles et inimaginables, sont incorporés au répertoire des images télévisuelles et au répertoire des métaphores sur la répression clandestine de la dictature, processus par lequel la notion de disparition forcée est condensée en images reconnaissables. Ceci produit un déplacement des lieux de remémoration (par exemple, dans la ville de Buenos Aires, la Costanera du Río de la Plata est valorisée comme espace de remémoration), de l’imaginaire des atrocités subies par les victimes (où l’assassinat clandestin des prisonniers devient central, déplaçant d’une certaine manière l’expérience de l’enlèvement et de la détention) et des images utilisées pour se référer à la disparition dans l’espace audiovisuel 353 (on utilise des images, la plupart du temps recréées, de vues aériennes du Río de la Plata ou de la mer, comme condensation du mécanisme de la disparition forcée). En deuxième lieu, nous avons analysé la manière dont la figure des « enfants » de disparus devient, elle aussi, un symbole de la disparition forcée. Nous avons constaté que pour que cette image ait cette fonction symbolique, la représentation de chaque enfant doit prendre une valeur abstraite et générale, comme nous l’avons vu dans plusieurs documentaires télévisés analysés. Comme nous l’avons observé également, sous la dictature et durant la période d’ouverture démocratique, l’accent est mis sur la figure des absents ; et la figure des mères et des grands-mères (en particulier, celles qui ont rejoint les associations de Mères de la Place de Mai et de Grands-mères de la Place de Mai) est centrale lorsqu’il s’agit de représenter ceux qui luttent pour la vérité et demandent justice. Au cours de l’étape qui commence en 1995, le poids de ce symbole est transféré à la génération suivante, celle des enfants, fils et filles, de disparus. La figure des « enfants » symbolise aussi bien la disparition que les requêtes de vérité et de justice. Mais dans cette étape, ce que l’on commence à penser et à élaborer à travers la figure des « enfants », c’est moins la disparition en soi que ses traces. Dangers et enjeux Pour penser la relation entre divers milieux et divers moments historiques on peut certes, comme nous venons de la faire, examiner le mode dont les scènes de la mémoire se sont constituées ainsi que les continuités et ruptures des différentes productions qui s’y sont déroulées, mais un autre élément entre en ligne de compte : les risques que l’on a cherché à éviter à chacune de ces étapes. Chaque époque comporte ses dangers et en caractérisant chacune d’entre elles, nous voyons non seulement les représentations émergeantes mais aussi les menaces marquant leurs configurations et leurs limites. 354 Ainsi, s’il est vrai que lors de l’ouverture démocratique on conçoit comme le danger principal le fait que le récit de l’horreur se transforme en « show », cette logique s’inverse à partir de 1995. Au cours de cette étape on ne conçoit pas d’autre manière de représenter la disparition à la télévision hertzienne que celle du format du « show », que celle donc des logiques spectaculaires propres à cette scène. Cependant, dans ce nouveau contexte, le « show » ainsi produit n’interdit pas d’élaborer et de gérer le passé puisque ce nouveau spectacle se fonde sur des constructions de sens déjà élaborées sur des scènes antérieures. Les dangers qui surgissent au cours de cette étape sont autres. Certains deviennent évidents quand les agents de la répression font leur apparition sur le petit écran. L’un de ces dangers c’est la percée du récit négationniste, lequel nie l’existence des centres clandestins de détention, de la pratique systématique de la torture, de l’existence des détenus-disparus, des assassinats clandestins, etc. Au cours de l’analyse du « débat » entre victimes et bourreaux dans les émissions journalistiques d’opinion, nous avons vu comment on peut dériver presque « naturellement » de la scène de la réconciliation et de la présentation des « deux camps » au négationnisme. Au demeurant, il faut savoir que ce négationnisme n’a pas eu d’écho et n’a pas été repris par d’autres voix dans le milieu médiatique dans les années suivant ces déclarations. Un autre danger de cette époque c’est celui que configurent conjointement la simplification, l’aplanissement temporel et l’anachronisme. Rien n’indique que même en disposant d’informations sur les crimes du passé, ceux qui n’ont pas vécu les faits puissent leur donner du sens et comprendre les luttes et les enjeux propres à cette période. Si le passé parvient au présent par le biais de symboles et d’emblèmes « congelés », et non comme processus historique complexe, il est peu probable que l’on puisse comprendre les récits et les dilemmes propres à chaque époque et que l’on puisse examiner le présent à la lumière de ce passé. Ce que cette étude met ainsi en évidence, c’est le besoin de se questionner de nouveau sur les enjeux de représentation qu’impliquent les expériences extrêmes, tout comme sur la nécessité de reconnaître les difficultés pour interpréter et donner du sens à certains événements du passé à travers des représentations et des 355 récits susceptibles d’accéder à un public large et hétérogène, sans négliger les enjeux politiques, éthiques et sociaux inhérents à de telles expériences. Enfin, si le travail de mémoire implique, comme le signale Paul Ricœur, un « espace d’expérience » et un « horizon d’attentes »517, s’interroger sur l’évocation du passé, c’est aussi s’interroger sur le mode dont le travail de mémoire établit un pont entre passé et futur. C’est-à-dire, s’interroger non seulement sur la mémoire en tant qu’élaboration du vécu dans le passé mais aussi sur la mémoire en tant qu’attente et projet. Questions ouvertes L’étude ici présentée a eu comme point de départ un phénomène peu étudié : les récits et les représentations de la disparition forcée tels qu’ils se forgent à la télévision argentine à une période donnée. Parce que ce travail comporte une dimension exploratoire et que certaines questions restent encore ouvertes à ce stade de la réflexion, il nous semble que la recherche entreprise devrait être poursuivie et complétée dans le cadre de nouveaux travaux, susceptibles de prolonger la caractérisation d’autres aspects de ce même phénomène. Parmi les questions encore ouvertes et pouvant servir de point de départ à de recherches ultérieures, nous voudrions distinguer trois préoccupations complémentaires, étroitement liées à la question du futur de la mémoire et à la mémoire comme projet. 1.- Le problème de la réception télévisuelle La caractérisation des émissions télévisées, telle que nous l’avons conçue, fait surgir la question suivante : qu’en est-il de la réception de ces émissions ? Ou, en d’autres termes, comment se poursuit et se complète – du point de vue du récepteur – le travail de mémoire et l’opération consistant à donner du sens au passé. L’un des axes possibles de recherche, ouvert avec la présente étude, c’est la 517 RICOEUR P., La lectura del tiempo pasado…, op. cit. 356 caractérisation que l’on pourrait réaliser eu égard à la réception et à ses différents niveaux. Quels sens et quelles interprétations les téléspectateurs (de divers âges, de divers milieux sociaux, plus ou moins informés, etc.) accordent-ils à ces émissions ? Comment la réception s’est-elle transformée au cours des diverses étapes signalées ? Quelles sont les intersections et les interactions des mémoires personnelles des récepteurs en relation à ce que la télévision donne à voir et à entendre ? Sont quelques unes des questions à partir desquelles on pourrait aborder cet axe518. En caractérisant la réception de ces émissions on pourrait mieux évaluer le poids qu’ont les émissions télévisées analysées dans la société argentine et à la lumière de cette analyse introduire des nuances et des distances vis-à-vis de ce que les producteurs de ces émissions ont voulu provoquer. 2.- Le processus de transmission entre générations La transmission de valeurs et des enseignements d’une génération à l’autre se produit à travers un processus complexe où les générations les plus jeunes reçoivent et recréent les contenus de leurs propres mémoires. L’analyse du rôle que la télévision joue dans ce processus est fondamentale pour comprendre la télévision en tant que voie (ou milieu) de transmission d’expériences du passé aux nouvelles générations qui, par définition, n’ont pas vécu les faits évoqués. Outre la télévision, ce rôle peut être joué par d’autres milieux (la famille, l’école, autres milieux culturels, etc.) mais il faut tenir compte de la capacité propre du média télévision à phagocyter beaucoup de ces espaces et de ces expressions. Une approche de ce type devrait prendre en compte aussi bien la différence que l’interaction entre ces milieux divers. Le traitement de ce problème est central dès lors qu’il s’agit de penser la manière dont les jeunes qui n’ont pas vécu les événements, entrent néanmoins en 518 Quelques unes de ces questions sont issues de l’étude d’exploration réalisée en 2000, comportant des entretiens avec 12 jeunes de Buenos Aires, nés entre 1976 et 1979. Bien que ces entretiens nous aient aidés à organiser et à repenser notre analyse des émissions télévisées, ils n’ont pas été incorporés à cette thèse comme données. Notre intention est de poursuivre cette recherche en élaborant et en analysant ces entretiens. 357 contact avec eux. L’importance de cette problématique s’accroît à mesure que les événements s’éloignent dans le temps et que de nouvelles générations font irruption dans la vie publique. 3.- Le rôle des nouvelles technologies dans le travail de mémoire Notre travail a montré que la gestion du passé et le travail de mémoire relatif à la disparition forcée de personnes durant les dernières années en Argentine se sont en partie déroulés sur la scène télévisuelle. La télévision, en tant qu’institution, a agi comme un « entrepreneur de la mémoire », prenant en charge l’initiative d’aborder la question de la répression dictatoriale et provoquant des événements, des nouveautés et des actions en relation à ce thème. C’est aujourd’hui une instance d’énonciation reconnue et légitimée, et elle raconte et représente la disparition forcée de personnes avec des formats et des langages propres. Sur ce point viennent se greffer deux types de questions permettant de poursuivre cette étude. D’abord, quels sont les autres moyens, voies et configurations que l’on utilise actuellement pour se référer à cette expérience au sein de l’espace médiatique ? Il faudrait voir si on retrouve les caractéristiques que nous avons détectées pour les genres informatifs de la télévision dans d’autres genres (ludiques, de fiction, etc.) ; et aussi, si d’autres médias argentins (radio et presse, en particulier) représentent la disparition avec des grilles d’interprétations et des langages similaires ou différents de ceux que nous avons repérés dans cette étude. Ensuite, quel est le rôle des nouvelles technologies de communication dans le processus consistant à interpréter et à donner du sens aux expériences du passé ? Ces dernières années, plusieurs pages Internet ont été consacrées à la diffusion d’informations sur la répression dictatoriale en Argentine pour tenter de générer une prise de conscience sur les faits auprès de ceux qui y ont accès. Il y a également des projets d’élaboration de CD ROM. Ils pourraient être utilisés dans les écoles comme matériel éducatif interactif pour expliquer aux élèves ce qui s’est passé sous la dictature. Peut-on concevoir ces nouveaux canaux comme des « scènes de la mémoire » ? Quels sont les éléments qui les caractérisent ? Quels 358 types de récit facilitent ces formats et quels sont ceux qu’ils rendent plus difficiles ? Quelle relation s’établit entre ces technologies et la télévision concernant les récits et les représentations de la disparition forcée ? Ce sont quelques unes des questions que l’on pourrait se poser autour de cet axe problématique. Pour terminer, nous voudrions reprendre la question de George Orwell : Comment communiquer avec l’avenir. Dans le roman d’Orwell, 1984, cette question symbolise une société opprimée et le projet de communiquer avec le futur semble être pour le protagoniste une voie de possible libération. Les enjeux politiques de la mémoire sont pour ainsi dire « cristallisés » dans cet effort que fait le personnage pour laisser des traces tangibles de sa pensée et pour découvrir d’une manière concluante les événements du passé. C’est peut-être bien à cet effort que notre époque nous confronte à chaque instant. Beaucoup ont vu dans cette communication incertaine avec le futur un élément explicatif de l’omniprésence et du poids quasiment obsessionnel que la préoccupation pour la mémoire acquiert à notre époque (avec les divers enjeux et problématiques que la mémoire engage)519. Mais, quel rôle les médias jouent-ils dans ce processus ? Ou, pour poser la question autrement, que peuvent faire les médias pour nous situer dans ce présent complexe, entre l’expérience vécue et l’horizon des attentes, et pour aborder les enjeux éthiques, esthétiques et politiques qu’implique le fait de se souvenir des épisodes les plus douloureux du passé ? Si notre recherche a eu un horizon ce fut précisément celui-là : souligner dans cette volonté de mémoire – dans ce travail consistant à dresser des ponts entre le passé et le futur –, l’une des questions et l’un des axes problématiques susceptibles d’être abordés par les études de communication. 519 Voir HUYSSEN A., op. cit. ; ROUSSO H., La hantise du passé, op. cit. 359 BIBLIOGRAPHIE 360 1.- BIBLIOGRAPHIE GENERALE AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970. BARTHES Roland, « Rhétorique de l’image », in L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982. BOURDIEU Pierre, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Fayard, Paris, 1982. BOURDON Jérôme, « Le direct : une politique de la voix ou la télévision comme promesse inaccomplie », Reseaux, n° 81, janvier-février 1997, pp 61- 78. CASSETTI Francesco, DE CHIO Federico, Análisis de la televisión. Instrumentos, métodos y prácticas de investigación, Barcelona, Paidós, 1999. 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